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dimanche 29 novembre 2020

La vénus pestilentielle.

La vénus pestilentielle.

Avez-vous pris, un jour d'été, la diligence qui va de Perpignan à Figuère, et vous rappelez-vous, après la traversée brûlante et bleue des Pyrénées, l'entrée dans la ville espagnole? Vous rappelez-vous cette petite ville qui cuit dans le cri des cigales comme une tomate dans la friture, cette rue aveuglante, aux murs troués de fenêtres sans symétrie et tous ces petits balcons, de fer et de bois, et toutes ces vertes claies qui retombent comme des vignes-vierges? Figuère vous sourit tout de suite. Ah! le soleil, les femmes et les lauriers d'Espagne ne sont pas des légendes! Qui n'a pas vu, dans une rue de Figuère, un laurier gros comme un saule et fleuri comme une rose, jailli d'entre deux pavés contre un mur de maison, comme une ortie chez nous, contre un mur de chaumière, celui-là n'a pas vu grand chose, et qui n'a pas vu, sous la fleur miraculeuse, une fille de Catalogne vous tendre en riant un verre d'aguardiente, celui-là n'a rien vu du tout.
Pourtant, il faut bien le dire, à peine est-on dans la ville, qu'une angoisse insensible, une nausée particulière, vous saisit. Une odeur sourde vous suffoque. Vous pensez d'abord que c'est une émanation passagère, mais l'odeur est dans toute la rue. Vous arrivez? Elle est dans la cour de l'auberge. Vous montez l'escalier? Elle est dans l'escalier. Vous pénétrez chez vous? Elle est dans votre chambre. L'eau de votre toilette la sent et votre commode l'exhale.
Quand vous ressortez, il fait un délicieux soir, le soleil se couche, on prend des glaces dans les cafés, le ciel s'orange derrière les toits, mais l'odeur est insupportable, elle descend sur vous avec la nuit qui vient, elle tombe des platanes et des sycomores; elle sort des maisons, des portes, des jardins, elle semble arriver du ciel, elle semble arriver des roses. Vous revenez dîner, mais elle empoisonne les plats, elle est dans le vin, dans les fruits, dans tout!... Enfin, vous remontez chez vous, et vous vous approchez de votre jalousie. La lune, dans les rues glisse sur les claies baissées des balcons, des musiques jouent, des chants résonnent, des jeunes filles passent en courant par bandes en se tenant les mains. Vous écoutez, on entend des rythmes de danse, vous regardez la nuit sublime. Mais l'odeur fétide et chaude s'exhale toujours de la ville, elle flotte par bouffées, elle vient par brises lentes, et c'est comme une odeur de mort, où passe par moment comme une odeur de fleurs;

Sous le soleil du matin, un marché d'Espagne est une joie des yeux. Les tas de piments, de figues, de pastèques, d'aubergines, coulent et s'étalent, à même le pavé de la rue, en ruisseau d'écarlate, en profusions violacées et vertes. La cohue, où les tailles des femmes se cambrent dans les zébrures des corsages, monte des ruelles tortueuses, piquées des bonnets rouges des paysans et circule en gesticulant autour des monceaux croulants des grenades et des poivres-longs. D'autres effluves pourtant, des effluves de viande et de poisson pourris, empestent pesamment la sérénité matinale; mais, sous le bel azur, personne ne paraît les sentir. Les hommes rient, les femmes rient, les fruits, les pavés, les bonnets, les fichus, les visages, les maisons, les balcons, les auvents rient! Les yeux et les narines boivent l'été et le jour!
Dans cette atmosphère nauséabonde qui met à ce pays de danse et d'amour comme un nimbe morbide de typhus et de choléra, c'est, en effet, pour le voyageur, et peut être pour le profane, une surprise étrange, que le calme rayonnant de ceux qu'il y voit aimer et vivre. L'odeur troublante, l'odeur indéfinissable et mauvaise, il la retrouvera toujours, partout, même à l'Alhambra, même au Généralie, même dans les chaumières des montagnes, et il ne verra jamais pourtant, dans cette peste, que la voluptueuse beauté des filles et la contente tranquillité des hommes.

Par un soleil atroce, j'entre, une après-midi, chez un alcade de village...
Ah! je me sens pâlir! l'odeur de la maison m'a saisi à la gorge.
Je dois, cependant, faire viser mon passe-port, et je suis, en ce moment, dans une chambre en sous-sol, une cave claire aux murs de chaux, blancs comme des chemises fraîchement amidonnées. Une cruche d'eau, un verre, un flacon d'aguardiente, sont sur une table, auprès du soupirail. Au fond, une espèce de niche plus large que haute, fermée par des rideaux rouges, et ressemblant exactement à un guignol, est creusée dans la muraille.
Je regarde et je ne vois personne, quand les rideaux de la niche s'entr'ouvrent, et quand un homme en sort, ridiculement grand et maigre, avec de petites moustaches tracées comme au pinceau.
Il est souriant, il roule une cigarette, et d'un geste de seigneur, avec une voix qui a des harmonies de violoncelle, il m'invite à me rafraîchir.
Il me semble, pourtant que je suis d'une pâleur de mort, et c'est avec un écœurement horrible que je tempe mes lèvres dans au verre...
Mais, lui, respirant d'aise, m'engage à me reposer, et m'offre la seule chaise de la chambre.
Ah! je crois que je vais mourir! Je donne mon papier, je fuis!
Alors, toujours souriant, avec mille mots tranquilles d'une hospitalité sonore, pendant que la tête me tourne et que je vais chanceler, l'alcade, plein de grâce, m'accompagne jusqu'à la porte...
Pourquoi craindre, en effet, ces odeurs de charniers, sucrées d'odeur de rose? A voir, sous ces brises pourries, les fleurs si fraîches et si drues, la chair des femmes si belle, l'œil des tourtereaux si flamboyant, on se demande si l'air corrompu des vieilles cités d'Espagne ne contient pas des voluptés qu'on ignore, et que ne peuvent vous apprendre les mantilles, le soleil, les nuits chaudes, et l'ombre des palais maures? C'est un engrais de beauté que respirent les jeunes filles, et dont elles jouissent, et où elles s'épanouissent, et où elles se colorent, éclatantes, énamourées, célestes et fétides comme des tubéreuses poussées dans un vase de fièvre, et dont le parfum sentirait encore le fumier bu par leur tige.
En Catalogne comme en Navarre, en Andalousie comme en Castille, dans les villages comme dans les villes, dans les cuisines des auberges comme aux tribunes des arènes, allez, et cherchez des maîtresses! Nulle part dans le monde, vous les trouverez aussi belles! Toute leur chair ne sera que lumière, toute leur âme ne sera qu'amour et, quand elles baisseront les yeux pour vous entendre, tout leur visage s'ombragera des grands cils de leurs paupières! il ne faudra donc pas pâlir, quand elles vous ouvriront leur chambre, et quand vous posséderez dans leurs bras le paradis pestilentiel!

... Le soir, à la nuit close, dans ces pays qui brûlent, le peuple danse dans les rues. Il danse, il rit, il aime dans la peste, et la peste monte, en effet, pendant la danse, vers les baisers qui se donnent sous les claies baissées des balcons où l'on voit glisser la lune. Les corps s'enlacent dans les ombres, les étoiles frissonnent au ciel, les cigales chantent dans les champs, et la sardane, dans les villes, remue l'odeur de la mort.

                                                                                                                         Maurice Talmeyr.

La vie populaire, jeudi 13 août 1885.