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dimanche 30 novembre 2014

Variétés médicales.

Variétés médicales.


Les anciens employaient de préférence le mot morticina pour exprimer un cadavre, parce qu'il leur paraissait moins dur et moins épouvantable que ce dernier mot, et qu'il ne leur inspirait pas, comme lui, du dégoût et de l'horreur. Nous nous bornerons à citer l'exemple pris sur le verset II du psaume 78 (1). Ce mot rendrait bien aussi l'état de pâleur extrême qui suit les longs jeûnes, les pertes abondantes de sang, les effets de la peur. "Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines," dit-on communément, pour exprimé l'effroi qu'on a éprouvé; et, en effet, le sang se retire au-dedans, la face devient pâle: il y a morticine.
Des écrivains dignes de foi rapportent beaucoup d'histoires de personnes qui avaient la faculté de suspendre à volonté tous les mouvemens de la vie, qui restaient, pendant un certain temps, sans respiration, sans pouls, roides et refroidies, et qui pouvaient ensuite d'elles-même reprendre l'exercice de leurs sens. Saint Augustin raconte, dans son livre de Civitate Dei, qu'un prêtre appelé Restitute, de la paroisse de Calame, savait, à son gré, se mettre dans un état si voisin de la mort, qu'il n'était sensible ni aux brûlures, ni aux piqûres, ni à aucune des plus fortes épreuves qu'on pût faire sur son corps, et qu'il ne présentait aucun signe de respiration, aucun battement de cœur ni de pouls, en un mot, qu'il y avait chez lui suspension complète de la vie et de l'exercice des sens, et véritablement morticine. Chegue a été témoin  d'un fait semblable, et la mort lui paraissait tellement certaine, qu'il allait se retirer, lorsque, cet état extatique cessant tout à coup, le pouls et la respiration se ranimèrent par degrés. Cette espèce de jonglerie a été commune à une époque où l'exaltation religieuse était portée au plus haut degré, et il arrivait quelquefois que ceux qui la pratiquaient finissaient par payer de leur vie les essais trop réitérés ou trop prolongés d'un état de mort apparente, qui les faisait regarder comme des saints par la multitude, de tout temps amie de ce qui parait tenir du merveilleux.
Certains philosophes de l'antiquité usaient d'un régime si sobre et si peu réparateur, qu'ils étaient d'une pâleur extrême, et d'une maigreur telle, que leur peau paraissait, comme on dit vulgairement, collée sur les os. On rapporte que les disciples de Porcius Latro buvaient du cumin pour se rendre aussi pâle que leur maître. 
Le cumin aurait-il la propriété de rendre pâle? Nous laissons aux expérimentateurs bénévoles le soin de cette vérification peu importante. Mais si par ce moyen les disciples se rendaient aussi pâles que leur maître, il leur était impossible de devenir maigres et transparens comme lui, à moins d'adopter entièrement son régime; nous n'entrerons dans aucun détail sur les causes qui peuvent produire cet état de diaphanéité, quoique nous sachions que Malebranche était diaphane, et que, nous en trouvions encore plusieurs autres exemples dans des ouvrages de médecine fort estimés.
Parmi les nombreuses maladies dont les suites entretiennent cet état de pâleur extrême, que nous désignons par le mot morticine, nous nous bornerons à citer la chlorose, l'hydropisie, et les hémorragies fréquentes et abondantes. Pauline, femme de Sénèque, resta pâle toute sa vie, s'étant fait ouvrir les veines pour mourir avec son mari; on sait aussi que Constance Chlore, grand-oncle de l'empereur Constantin, ne dut ce surnom qu'à son extrême pâleur. Les religieux qui habitent des cloîtres sombres, humides et peu aérés, et en général toutes les personnes qui, par leur état, se trouvent placées dans des lieux privés de l'heureuse influence de la lumière et de l'air, deviennent étiolées et présentent cet aspect cadavéreux qui contraste singulièrement avec la vie. Les élèves en médecine, qu'un amour ardent de l'étude retient trop-longtemps dans les amphithéâtres de dissection, finissent par pâlir sur le cadavre, et c'est alors le cas de dire, avec Lamettrie, qu'ils semblent leur avoir dérobé leur lividité.
Il fut un temps, en France, où, croyant paraître plus belles, ou inspirer plus d'intérêt, les femmes employaient tous les moyens pour devenir d'une pâleur extrême. Chez les anciens, au contraire, comme de nos jours, elles aimaient à paraître d'une fraîcheur éclatante, et savaient à merveille imiter la nature lorsqu'elle leur avait refusé cet aimable incarnat, signe certain d'une belle santé, ou lorsque des circonstances particulières la leur avait fait perdre avant le temps.
L'art des cosmétiques est aujourd'hui porté au plus haut degré de perfection, et telle femme, qui le matin était d'une pâleur extrême, sort de sa toilette avec un teint de lys et de rose, va dans le monde briller d'un éclat imposteur, puis en rentrant, dépose sur un mouchoir sa fraîcheur devenue inutile. Quelques historiens rapportent que le cardinal Mazarin, et avant lui Philippe II, s'étaient, au lit de mort, et pour feindre de tromper jusqu'au bout, fait mettre du rouge. hélas! pauvre humanité, on peut tromper les hommes, même les courtisans, mais la mort!...


(1) Posuerunt morticina servorum tuorum esoces volitilibus cocle, carnes sanctorum tuorum bestiis terra.

Magasin universel, 1834.

Clysterium donare...

Clystérium donare...


On sait combien le lavement, chanté par Molière, fut en vogue au XVIIe et au XVIIIe siècles, avec son cortège de seringues et d'apothicaires. Mais s'il constitue un excellent moyen de traitement lorsqu'il est administré à propos, l'abus n'en saurait être que pernicieux; et c'était plus que de l'abus qu'on en faisait alors. Témoin l'amusant document suivant, que nous tirons d'un ouvrage du regretté Dr Dujardin-Beaumetz, et qui montre bien quelle place incroyable tenait dans la vie de tous les jours le clystère, pour lui donner le nom qu'il portait en ce temps.

Mémoire pour Etiennette Boyeau, garde-malade, contre Maître François Bourgeois, chanoine de l'Insigne Eglise Collégiale et Papale de Saint-Urbain de Troyes.

Le sieur Bourgeois se trouvait, depuis quelque temps, fatigué d'une intempérie chaude des viscères et de cette espèce d'acrimonie du sang qui en fait extravaser la partie rouge. Ayant consulté sur sa maladie, on lui ordonna l'usage fréquent d'une espèce de lénitif connu vulgairement sous le nom de clystère.
La Faculté ayant parlé, il ne s'agissait plus que de trouver quelqu'un, pourvu des talents nécessaires, pour en exécuter l'ordonnance. On aurait pu s'adresser au sieur Gentil, le phénix des apothicaires de cette ville, mais le sieur Gentil gagne beaucoup d'argent dans sa boutique et ne se déplace qu'à grands frais. Tiennette jouissait alors de la réputation la plus brillante. Elle avait l'honneur de servir les personnes les plus qualifiées de la ville, qui se louaient également de son zèle et de sa dextérité. D'ailleurs, quoiqu'elle ne fut pas riche, elle ne prenait que deux sous six deniers par représentation, ce qui la faisait passer pour une femme d'un désintéressement peu commun.
Le sieur Bourgeois jeta les yeux sur elle; il la pria de venir le voir. Il lui fit confidence de sa maladie, de la consultation des médecins et des services dont il avait besoin. Tiennette lui ayant donné un essai de son savoir-faire, il la combla des éloges les plus flatteurs et la pria de continuer par la suite ses bons offices.
Deux ans entiers se passèrent de la sorte, c'est à dire le sieur Bourgeois toujours échauffé et toujours se rafraîchissant; Tiennette, toujours officieuse et toujours prête à le rafraîchir; elle y procédait au moins une fois par jour, et souvent jusqu'à six.
Cependant elle avait besoin d'argent et le sieur Bourgeois ne voulait point lui en donner. Trois cents fois, dans les moments les plus intéressants et dans la posture la plus suppliante, elle le pria d'avoir égard à ses besoins, sans qu'il se laissât attendrir.
Enfin, après diverses péripéties inutiles à rapporter ici, elle le traduisit en justice et l'exploit est daté du 5 mai 1746.
Elle conclut en la modique somme de 150 livres, tant pour avoir mis en place douze cents lavements que pour avoir fourni la seringue et le canon.


Après avoir montré, en s'appuyant sur les autorités les plus respectables, combien il est mal de retenir la récompense du mercenaire, l'avocat continue:
"Si des services ordinaires doivent être suivis d'une récompense prompte, combien doit l'être encore la récompense de ces services secrets, de ces services auxquels l'humanité répugne un peu, de ces services, en un mot, qu'on ne rend pas en face!
"Comment se défendra le sieur Bourgeois? Opposera-t-il la fin de non-recevoir? Mais depuis le dernier lavement jusqu'à l'exploit, il ne s'est écoulé que deux mois?. Déniera-t-il les services de Tiennette? Tous ses voisins et amis sont prêts d'en rendre témoignage? Dira-t-on que Tiennette s'acquitte maladroitement de ses fonctions? La voix de tous les honnêtes gens s'élèverait contre lui.
"Peut-être se retranchera-t-il à dire que la somme de 150 livres est exorbitante, que des lavements, ainsi que tout autre chose, doivent être moins chers en gros qu'en détail; et que lui, qui en prend tous les jours et plutôt six qu'un, doit les avoir à meilleur marché qu'une personne qui n'en prendrait qu'un en passant. Cette réflexion du sieur Bourgeois est judicieuse, mais, par un calcul fort simple, on va lui, prouver qu'il en fait une application peu juste.
"Tiennette a servi le sieur Bourgeois pendant deux ans consécutifs: le fait n'est pas douteux. Chaque année est composée de 365 jours, ce qui fait pour deux ans 730 jours. Or, le sieur Bourgeois prenait au moins un lavement par jour, et souvent il en prenait six. Ainsi, en évaluant chaque jour l'un dans l'autre à trois lavements (et cette évaluation n'est pas excessive) , il se trouvera pour les 730 jours un capital de 2.190 lavements, lesquels, à 2 sous 6 deniers pièce qui est le prix courant forment la somme de 273 livres 15 sous, qu'elle avait droit de prétendre. Comment donc le sieur Bourgeois ose-t-il se plaindre? et Tiennette pouvait-elle porter le désintéressement et la modération plus loin?
" Enfin l'intérêt propre du sieur Bourgeois doit l'engager à faire justice à Tiennette, car il n'est pas parfaitement guéri de sa maladie. S'il ne satisfait pas Tiennette, qui désormais voudra lui rendre des services qu'il sait si mal récompenser? Qui les lui rendra avec autant de zèle et de dextérité?
"Qu'il vienne à résipiscence et Tiennette oubliera le passé. On s'attache aux gens par les bienfaits; elle est véritablement attachée à lui par ceux qu'elle lui a rendus. Qu'il lui fasse justice et il la verra retourner à côté de son lit avec plus d'empressement que jamais."
Rien ne manque à ce plaidoyer. Un appel aux bons sentiments et aux autres, un brin de chantage, une menace discrète de grève, bien vite corrigée par l'aveu ému d'une vocation toujours prête à soulager l'humanité souffrante, en dépit de toutes les ingratitudes.

Les annales de la santé, 15 novembre 1910.

Hippocrate dit oui, Galien dit non.

Hippocrate dit oui, Galien dit non.

Hippocrate dit, probablement dans le chapitre sur les livres:

- Ne prête  jamais tes livres, parce que ceux qui te les emprunterons, ne te les rendrons jamais.

Galien ajoute, non moins judicieusement, probablement dans le chapitre sur les femmes:

- Ne prête jamais ta femme, parce que ceux qui te l'emprunterons, te la rendront toujours.

Ainsi justifie l'adage: Hippocrate dit oui, Galien dit non. Ajoutons, à propos de Galien, qu'il ne s'agit pas de l'inventeur du séné galien.

Les annales de la santé, janvier 1909.

Hygiène de la table.


Hygiène de la table.
De l'ordonnance d'un bon repas chez les anciens.


Le poète épique romain Varron qui vivait environ un siècle avant notre ère, a écrit un livre très intéressant, intitulé: Vous ne savez pas ce que le soir vous prépare, et dont on trouve une analyse dans les Nuits attiques d'Aulu Gelle. C'est le tableau d'une partie de table charmante, du nombre des convives, du fond et des ornements des repas.
L'auteur dit que le nombre des personnes invitées doit égaler celui des Grâces, mais ne point excéder celui des Muses; ainsi, toujours trois au moins, et jamais plus de neuf. "Trop de monde, ajoute-t-il, rend une fête trop bruyante; aussi les Grecs et les Romains ne rassemblaient jamais plus de neuf personnes à leur table.
Il faut ensuite quatre choses pour l'ordonnance parfaite d'un repas agréable: une société riante et polie, un endroit bien choisi, une heures convenable et un service soigné.
D'impitoyables discoureurs et des taciturnes apathiques y seraient déplacés; laissons l'éloquence et les contestations au barreau, et les rêveries au cabinet."
Pour notre auteur, les dissertations sur les affaires embrouillées ou épineuses ne peuvent devenir l'assaisonnement d'une fête; la salle ne doit retentir que de propos riants et gracieux, de conversations amusantes qui unissent le plaisir à l'utilité, faites pour orner l'esprit et l'égayer.
"Pour cela, dit-il, qu'on s'entretiennent familièrement des choses qui ont rapport à l'usage de la vie, dont on ne peut s'occuper ni au barreau, ni dans le cours des affaires. L'hôte doit plus chercher à s'éloigner d'une avarice déshonorante qu'à étaler un luxe inutile; il n'est pas nécessaire que les mets soient exquis; il faut préférer ceux qui flattent le goût sans nuire à la santé."
Enfin Varron touche un mot de la composition de dessert. Il recommande spécialement les fruits, et, pour lui, les plus sains sont ceux dont la saveur naturelle n'a été corrompue par aucun assaisonnement étranger. Il cite à ce propos un vieux proverbe grec qui dit que les raffinements de la sensualité nuisent à la santé.
Comme on voit, les anciens ne dédaignaient pas les plaisirs de la table et les conseils de Varron sont pleins de sagesse. Les modernes pourraient encore en tirer profit. Du reste, dans une série d'articles qui suivront, nous indiquerons à nos lecteurs la valeur nutritive des principaux aliments et sous quelle forme ils peuvent être absorbés le plus utilement et le plus agréablement.

Les annales de la santé, janvier 1909.

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique.


On croit généralement que les mendiants richards sont des types qui n'existent que dans les romans; se priver de tout, souffrir le froid et la faim quand on pourrait largement satisfaire ses besoins, ne semble pas dans la nature humaine.
Pourtant il vient de mourir dans la rue Guisarde, quartier Saint-Sulpice, une malheureuse créature plus qu'octogénaire, qui avait toujours été l'objet de la commisération publique, et qui laisse plus de quatre vingt mille francs de fortune.
Elle vivait seule, perchée comme un hibou dans une chambre haute. Jamais on ne vit la mansarde éclairée de la moindre lumière, jamais la cheminée ne laissa exhaler la moindre fumée. L'habitante de ce taudis n'en sortait que pour traîner ses haillons de porte en porte, recevoir parfois un sou ou un morceau de pain, dont elle remerciait à peine, car elle n'avait point de regard, ne souriait jamais, ne parlait à personne, n'aimait rien au monde, pas même le chat ou le serin qui égayent parfois la demeure du pauvre.
Enfin, lorsque dernièrement elle est venue à expirer sur la paille, et qu'on a voulu débarrasser son misérable taudis des ordures qui l'encombraient, un grand panier d'osier qu'on cherchait à enlever a offert de la résistance; il était scellé intérieurement au carreau. Sous une épaisse couche de chiffons, on a trouvé là des pièces d'or et d'argent de tous les régimes, depuis les écus de trois et six francs, disparus depuis si longtemps, jusqu'au napoléons modernes, puis une quantité de billet de banque.
Ces sommes, qui ont été versées à la caisse des dépôts et consignations, attestent la vérité de ces étonnantes fortunes cachées quelquefois sous les apparence d'une profonde misère.
Un malheureux événement a mis l'autre soir en émoi les promeneurs des Champs-Elysées. Une jeune virtuose de l'un des cafés chantants (le café Morel) , s'étant trop approchée de la rampe, a eu sa robe de gaze tout à coup livrée aux flammes, et a aussitôt été couverte d'affreuses brûlures qui mettent sa vie en danger.
Il est à remarquer que l'ampleur actuelle des robes rend ces accidents infiniment plus fréquents, ce qui devrait inspirer quelque prudence aux femmes sur ce sujet.
Aux environs de la ville de Mauléon, il vient de se commettre un crime qui a eu le plus étrange résultat.
En plein jour, entre trois et cinq heures du soir, deux femmes, la nommée Jeannette Canton et sa servante Marle, avaient été assassinées dans leur maison. Le procureur impérial, le commissaire de police et un membre du conseil municipal, nommé Arnaud, se transportèrent sur les lieux du crime.
C'était une petite maison dans un lieu profondément désert.
Le procureur impérial entra le premier. En passant le seuil, il heurta le cadavre de Jeanne Canton, étendu sur le plancher.
Arnaud, le conseiller municipal était à la droite du magistrat. En voyant ce corps sanglant et défiguré, le malheureux tomba la face contre terre et ne se releva plus. La terreur l'avait frappé d'une apoplexie foudroyante.
Les deux femmes dont la mort a entraîné un tel événement avaient été égorgées chez elles par des malfaiteurs, qui avaient ensuite dévalisés la maison.
Les assassins ont disparu dans les montagnes, et la justice n'a pu encore que constater leur crime.
Lorsque trente degrés au soleil vous rayonnent sur la tête, il fait soif, disaient les habitués de cabaret. Ils vont donc boire chez le nommé Lelièvre, près des fortifications d'Issy. Celui-ci leur verse de la bière, quoiqu'il n'ait pas le droit de tenir un débit de boisson.
L'autre jour, le brigadier de l'endroit se fâche de cette contravention. Lelièvre l'envoie promener; mais c'est lui, le brigadier, qui prend le marchand au collet et l'amène devant la police correctionnelle.
Lelièvre rit, car il est bien sur de son affaire. Il n'a pas de permission de donner à boire, c'est vrai, mais il n'a vendu ni vin, ni eau-de-vie, donc il n'est pas en contravention.
Aussi, la bière est-elle une boisson soumise à la loi? Telle est la question que l'on donne à juger au public en attendant que le tribunal en décide.

                                                                                                               Paul de Couder.

Journal du dimanche, 16 août 1857.

samedi 29 novembre 2014

Automobiles contre voitures.

Automobiles contre voitures.

Si la France, selon la pittoresque expression d'un journaliste New-yorkais, est devenue le recreation-ground du monde civilisé, elle ne le doit pas uniquement à l'état de ses routes, qui sont, sans contredit, les plus belles du monde.
Elle le doit aussi à l'humeur endurante de nos paysans, qui ont appris déjà à faire la distinction entre "chauffeurs" et "chauffards", et ne considèrent pas comme leur ennemi-né toute personne qu'ils aperçoivent à l'avant, ou à l'extérieur, d'une automobile.
Elle le doit enfin à l'aménité de ses lois, si paternellement indulgentes envers les passionnés d'excessive vitesse.
Aux Etats-Unis, au contraire, l'essor de l'automobile se voit arrêté par d'innombrables obstacles. Notons les plus importants: l'absence presque complète de bonnes routes, le manque de chauffeurs expérimentés, l'antagonisme des populations rurales, les tracasseries administratives.
Nous seulement un motor-car doit payer patente dans chaque Etat qu'il traverse; mais il lui faut changer son numéro et sa plaque dès qu'il passe, par exemple, du New-York dans le New-Jersey. Enfin, certaines municipalités imposent des maxima de vitesse ridiculement bas: quinze, vingt kilomètres à l'heure.
Exaspérés par une persécution qui se fait d'année en année moins supportable, les automobiles-club américains ont ouvert une campagne pour obtenir l'abrogation de ces règlements. Voici l'un des procédés qu'ils emploient. On conviendra qu'il fait honneur à l'ingéniosité de l'inventeur.
Ils ont fait construire plusieurs véhicules semblables à celui que représente notre photographie. 


L'auto-meter porte au sommet de son coffre un énorme cadran, qui enregistre la vitesse acquise en chiffre si gros, si apparents, que le passant le plus distrait peut les lire d'un coup d’œil. A plus forte raison le vigilant policeman!
L'automètre s'engage innocemment sur la promenade la plus fréquentée. Le chauffeur guette la "voiture-à-chevaux" qui lui paraît aller le plus vite; il l'a rejoint et lui emboîte le pas. Tous les passants, les défenseurs de l'ordre y compris, feraient preuve de la mauvaise volonté la plus notoire s'ils ne constataient pas, grâce au cadran de l'automobile, que ladite voiture dépasse la vitesse permise et enfreint les règlements officiels.
Et c'est précisément le but que se propose l'inventeur: montrer que les lois américaines ont deux poids deux mesures, que les mesures vexatoires ne sont appliquées qu'aux automobilistes, et que les véhicules à traction animale marchent fréquemment à une vitesse interdite, sans qu'il leur en coûte la moindre contravention.
Ces automètres sont expédiées successivement dans les grandes villes de l'Union, et il se pourrait qu'une aussi ingénieuse campagne portât avant peu ses fruits.

                                                                                                                 V. Forbin.

La Nature, deuxième semestre 1907.

L'hygiène à Berlin.

L'hygiène à Berlin.


Un genre d'internationalisme que tous les Gouvernements civilisés devraient encourager, et même pratiquer, est celui qui consisterait à s'emprunter entre nations toutes innovations d'un caractère réellement pratique. Cet échange existe en principe, mais en principe seulement.
Un rapide voyage à travers les capitales européennes nous permettrait de constater qu'elles pourraient, et auraient dû depuis longtemps, se prêter et s'emprunter entre elles beaucoup de ces innovations matérielles qui ajoutent à la joie de vivre. Si vulgaire et inélégant que soit son rôle, on peut faire entrer dans cette catégorie le tombereau à ordures que la municipalité de Berlin a mis depuis quelque temps à l'essai. Deux de ses avantages devraient suffire à lui faire valoir l'attention des édiles de nos grandes villes françaises: il réduit à un minimum l'envolée des poussières pendant la manipulation des résidus ménagers dans l'enceinte de la cité, et supprime complètement les atroces odeurs, qui, surtout à l'époque des grandes chaleurs, sont véhiculées à travers la ville par nos primitives charrettes.
Un autre avantage qui n'est pas à dédaigner, bien qu'il soit d'ordre plus esthétique que pratique, est celui-ci: la vue des passants n'est plus offusquée par l'indescriptible mélange de débris de toute nature que les "boueux" exhibent dans nos plus beaux quartiers, qu'ils triturent même sur les têtes des foules matinales.
Décrivant sommairement le tombereau berlinois, nous prierons nos lecteurs de remarquer tout d'abord, sur la photographie reproduite sur cette page, l'organe qui lui donne un aspect très particulier. 


C'est une sorte de cheminée qui, s'élevant de l'arrière du fourgon, s'allonge sur sa toiture et constitue la seule voie de communication entre l'air extérieur et l'intérieur du tombereau.
Voilà comment manœuvre le système. Les deux hommes attachés à chaque tombereau vont chercher dans la cour de la maison la "poubelle" réglementaire, dont les dimensions, naturellement, sont immuables. Ils la déposent sur une sorte de plate-forme disposée à l'arrière et qui, actionnée par un levier, l'élève jusqu'à l'orifice de la cheminée.
Un des hommes s'est porté à l'avant, sur la droite, où est disposée une manivelle qui met en action deux chaînes roulants sur des moufles puissants. Ces chaînes attirent la boite dans l'intérieur du large conduit jusqu'au-dessus d'une trappe où elle déverse automatiquement son contenu. Un levier est mis en jeu par l'homme placé à l'avant, et la boite rebroussant chemin, revient à l'orifice de la cheminée. l'autre homme la saisit, la repose sur la plateforme et, aidé de son camarade, la rapporte dans la cour de la maison.
L'opération du vidage proprement dit, c'est à dire le voyage "aller et retour" de la poubelle dans l'intérieur de la cheminée, prend 45 secondes; en y ajoutant le temps qu'il faut aux deux hommes pour élever la plateforme jusqu'à l'orifice du conduit, on constate qu'une minute est largement suffisante pour l'opération entière.
Comme toutes les boites se vident par la même trappe, il en résulte que les détritus forment bientôt un monceau qu'il est nécessaire d'aplanir. Les hommes obtiennent cela en faisant agir de l'extérieur une manivelle qui répartit les ordures de façon satisfaisante. Au besoin, l'un d'eux se glisse par la cheminée dans l'intérieur du tombereau, et à l'aide d'une pelle, procède plus rapidement et plus sûrement au nivellement.
Ce système, mis à l'essai depuis plusieurs mois, comme nous l'avons dit plus haut, paraît réaliser un important progrès dans cette branche de la voirie qui s'occupe de l'enlèvement des ordures ménagères, et il est probable que la municipalité berlinoise l'adoptera à titre définitif.

La Nature, deuxième semestre 1907.

Normandie.

Normandie.
Coutumes religieuses.


Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs, un dessin dont le sujet est emprunté aux mœurs de la Haute-Normandie.
Un ancien usage religieux, fréquemment observé de nos jours encore dans plus d'une paroisse de cette contrée, veut que les enfans malades soient conduits à l'église et présentés au prêtre, qui, étendant son étole au-dessus d'eux, invoque en leur faveur la miséricorde du ciel. 


Cette lecture des saints Évangiles sur la tête de son faible enfant, ranime le courage de la pauvre mère, qui, de retour dans sa modeste demeure, redouble ses soins et ses sacrifices pour obtenir une guérison dont elle attend avec confiance l'époque prochaine.
Les croyances religieuses, la vie politique, les progrès des arts industriels, fournissent au voyageur qui observe attentivement cette riche province, plus d'un sujet d'étude, instructif et curieux tout à la fois.

Magasin universel, 1834.

Voyage sur un glaçon.

Voyage sur un glaçon.

Un Cosaque de la mer Noire, nommé Jean Potapenko du village de Grivennhoe, se trouvait dans un établissement de pêcheurs situé près d'Archouwie.
Le 25 décembre, la glace, à la suite de grandes gelées, paraissant très-ferme, il alla examiner ses filets tendus dans des crevasses à un quart de lieue de distance de la côte. 
En s'occupant de son travail, il s'aperçut que le glaçon sur lequel il se trouvait s'était détaché, et voguait avec rapidité sur la surface de la mer.
Ne voyant aucun moyen de salut, il se résigna à son sort: il passa six jours dans la cruelle attente de la mort, et, quoiqu'il eût avec lui un petit morceau de pain, sentant une répugnance invincible à prendre de la nourriture, il n'en mangea point, et ne fit qu'étancher la soif qui le dévorait, en buvant de l'eau de pluie, qui remplissait les crevasses du glaçon qui l'entraînait. Il était chaudement habillé, dans un temps de dégel et ne souffrit presque pas du froid. Il dormit peu, et cela, assis sur la glace. 
Le septième jour, il aperçut une côte escarpée et s'en approcha; mais, à chaque pas, la fatigue et l'épuisement le faisaient tomber en défaillance, et ce ne fut que le neuvième jour qu'il pût descendre sur le rivage. Il se trouvait près du cap de Casan-Dif, entre Kertch et Arabat. Puis on le conduisit à Théodosie, où il se remit facilement, et ensuite à Kertch.
Il avait traversé en huit jours tente-neuf lieues de France.

Magasin universel, 1834.

Chronique de la Corse.

Chronique de la Corse.
          Le baron de Neuhof.



A l'époque où les Corses luttaient pour leur indépendance contre les Génois, il se présenta un homme qui se fit fort d'intéresser les puissances de l'Europe à leur cause, de leur fournir tous les moyens d'affranchissement, de sûreté, de prospérité. Pour cela, il ne demandait que le trône, il l'obtint.
Né à Metz vers 1690, fils d'un noble Westphalien qui s'était brouillé avec toute sa famille, il vint en France réclamer la protection de la duchesse d'Orléans. Elevé par les soins de cette princesse, Théodore de Neuhof fit partie de ses pages, et entra au service de France, qu'il quitta pour celui de Suède. Plus intrigant que soldat, il reçut du baron de Gœrtz une mission secrète pour Albéroni, et la remplit à la satisfaction des deux ministres. Mais la mort de l'un, la disgrâce de l'autre, ayant trompé son espoir, ne sachant comment fuir les créanciers que lui avaient fait ses spéculations malheureuses sur le système de Law, il se rendit à Florence, avec le caractère de résident pour l'empereur Charles VI. C'est alors que la royauté lui apparut comme dernière ressource; il séduisit, il éblouit les Corses, qui, en retour de ses promesses magnifiques, lui promirent tout ce qu'il voulût. Rebuté par les cours d'Europe, dont il sollicita l'appui; mieux accueilli en Turquie, il réussit bien mieux encore à Tunis, dont la régence lui accorda un vaisseau, des armes, des munitions et de l'argent.
Les Corses venaient de placer leur île sous l'égide de la Sainte-Vierge, lorsque Théodore Neuhof débarqua au port d'Aléria (15 mars 1736), vêtu à la turque et coiffé d'un turban, s'intitulant grand d'Espagne, pair de France, baron d'Angleterre, chevalier de l'ordre teutonique et prince de l'état de l'Eglise.
"Il débuta, dit Voltaire, par déclarer qu'il arrivait avec des trésors immenses, et, pour preuve, il répandit parmi le peuple une cinquantaine de séquins en monnaie de billon. Les fusils, la poudre qu'il distribua, furent les preuves de sa puissance. Il donna des souliers de bon cuir, magnificence ignorée en Corse; il aposta des courriers qui venaient de Livourne sur des barques, et qui lui apportaient de prétendus paquets des puissances de l'Europe et d'Afrique."
Peu de jours après (15 avril 1736), il fut proclamé roi dans une assemblée générale tenue à Alezani. Une armée nombreuse se leva, et Théodore remporta d'abord quelques avantages: mais bientôt les Génois le repoussèrent au-delà des monts, et il s'établit à Sartène, où le baron de Drosth, son parent, le rejoignit avec de l'argent et des munitions. Huit mois ne s'étaient écoulés que des murmures se faisaient entendre, que l'autorité du nouveau roi était méconnue et sa vie menacée. Théodore convoqua les députés de toutes les pièves (paroisses), et leur déclara qu'il allait se séparer d'eux pour hâter les secours fastueusement annoncés; il désigna vingt-huit citoyens pour former un conseil de régence, et partit pour Livourne, cherchant partout des dupes; il en trouva quelques unes à Rome, à Turin; à Paris la police voulut le jeter à For-l'Evêque; à Amsterdam, un de ses créanciers le fit mettre en prison, et plusieurs autres l'y écrouèrent; mais un juif paya ses dettes, et lui avança cinq millions pour équiper trois vaisseaux marchands et une frégate. Ce juif convoitait le monopole du commerce avec l'île de Corse; on soupçonna d'ailleurs les états généraux d'être de moitié dans le marché.
Théodore reparut en vue de son royaume; mais contenu par la présence des troupes françaises, ses sujets restèrent dans l'inaction; un coup de vent poussa le baron-roi dans le port de Naples; on l'arrêta, et la forteresse de Gaëte lui servit de palais. Mis en liberté, il recommença sa vie errante: son parti n'existait plus qu'à peine; en 1742, il revint encore, amené par un vaisseau anglais; aucune piève ne répondit à son appel; néanmoins les Génois mirent sa tête à prix.
"Un dernier revers, dit un biographe, attendait à Londres ce jouet de la fortune. Lorsqu'il se flattait de provoquer encore un armement en sa faveur, ses créanciers lui firent subir le même sort qu'en Hollande. Il sortit enfin de prison, où il avait langui pendant sept ans dans la misère et le mépris, et déclara préalablement qu'il abandonnait son royaume pour hypothèque à ses créanciers. Horace Walpole ouvrit en sa faveur une souscription qui lui assura les moyens de subsister jusqu'à sa mort. Théodore fut enterré sans distinction dans le cimetière commun de Sainte-Anne de Westminster, et Walpole chargea sa tombe d'une épitaphe qui finissait par ces mots:" la fortune lui donna son royaume, et lui refusa du pain."

Magasin universel, 1834.

vendredi 28 novembre 2014

Lansquenets.

Lansquenets.

Au commencement du XVe siècle, on donnait le nom de lansquenets à une sorte d'infanterie allemande dont la bravoure était en grande réputation.
De 1483 à 1498, Charles VIII prit beaucoup de ces troupes à son service, et c'est à la valeur de ces auxiliaires qu'il dût ses victoires en Italie et sa conquête du royaume de Naples.
Lorsque ce prince quitta l'Italie pour rentrer en France, il confia à huit cents lansquenets la garde des places et des provinces conquises.
Ces troupes combattaient en ligne, comme notre infanterie; elles étaient armées d'une dague ou épée longue, et de la lance; leur costume militaire consistait en une jacquette recouverte par une double cuirasse. 


Au bas de cette cuirasse étaient adaptées deux pièces en fer servant à garantir les cuisses. Elles portaient une culotte large à bandes horizontales de différentes couleurs, et un casque surmonté d'un panache. Leur chaussure se composait d'une espèce de sandale garnie d'une lame de fer ou de laiton, remontant jusqu'au dessus du genou.
Les lansquenets continuèrent à servir en France jusqu'à la fin du règne d'Henri IV. Louis XIII les remplaça par des milices régulières de la même nation, qui furent enrégimentées comme nos troupes nationales; elles formèrent sous Louis XIV, les régimens d'Alsace, de Saxe de La Marck et de Lensk.

Magasin universel, 1834.

Coutumes du moyen âge.

Coutumes du moyen âge.
     Les combats judiciaires II.


Nous avons dit, dans notre premier article, que les combats judiciaires ne paraissaient avoir été d'usage général en France que sous Louis-le-Jeune: ce qui n'empêche pas qu'on ne trouve antérieurement à ce prince quelques exemples de ce genre barbare de procédure.
Nous en citerons un assez remarquable, que nous fournit l'histoire de ces temps reculés. Sous Louis-le-Bègue, la comtesse de Gastinois fut accusée d'avoir empoisonné son mari; les indices contre elle étaient si forts, et Gontran, son accusateur, cousin-germain de ce mari, passait pour un guerrier si redoutable, qu'elle se voyait abandonnée de tous ses parens et amis, lorsqu'un jeune inconnu, âgé de dix-sept ans et nommé Ingelger, se présenta pour soutenir qu'elle était innocente. Les juges ayant ordonné le champ-clos, il tua Gontran, et la comtesse, de l'avis et du consentement de ses barons et vassaux, le fit son héritier. L'archevêque de Tours lui donna sa nièce en mariage, avec les châteaux d'Amboise, de Buzençay et de Châtillon. Ingerger fut la tige des comtes d'Anjou qui montèrent sur le trône d'Angleterre. Ce fait nous semble curieux, surtout en ce qu'il caractérise parfaitement l'esprit aventureux de nos ancêtres dans ces temps de chevalerie, où la moindre circonstance heureuse offrait les moyens d'acquérir une brillante réputation, et même de faire fortune en un instant.
Vers la fin du Xe siècle, on fit décider, par le combat judiciaire, un point de droit qui alors était vivement controversé. Il s'agissait de savoir si, en matière de succession, la représentation pouvait avoir lieu en ligne directe. Deux braves furent chargés de défendre en champ-clos, l'un l'affirmative, l'autre la négative: et celui qui combattait pour la représentation, ayant eu l'avantage, il fut ordonné qu'à l'avenir elle aurait lieu, c'est à dire que le petit-fils succéderait aux biens de son aïeul ou aïeule, concurremment avec ses oncles et tantes, et de la même manière que ses père et mère eussent eux-mêmes succédé.
Sous le règne de Louis VII, les religieux de Sainte-Geneviève offrirent de prouver par le duel que les habitans d'un petit village auprès de Paris étaient hommes de corps de leur abbaye. Sous le même règne, les religieux de Saint-Germain-des-Près, ayant demandé le combat pour prouver qu'Etienne de Maci avait eu tort d'emprisonner un de leurs serfs, les deux champions combattirent long-temps avec un égal avantage; mais enfin, à l'aide de Dieu, dit l'historien, le champion de l'abbaye emporta l’œil de son adversaire, et l'obligea de confesser qu'il était vaincu.
Quoique ces prétendus jugemens de Dieu fussent fondés sur une présomption, que le Ciel ne pouvait accorder la victoire qu'à l'innocence (comme s'il était donné aux hommes de pénétrer les desseins secrets de la Providence) , on peut citer une foule de faits qui prouvent que l'issue du combat ne favorisa pas toujours le bon droit. Aussi, combien d'infortunés furent punis pour des crimes dont ils n'étaient pas coupables? Combien de criminels parvinrent à se soustraire aux justes châtimens qui leur étaient dus? En voici un exemple bien frappant, raconté par tous les historiens, et dont on peut par conséquent contester l'authenticité.
L'an 1386, Jacques Legris, chevalier au service du duc d'Alençon, était accusé devant la cour du parlement, de violences et d'outrages  commis envers la dame de Carrouges: la cour ne trouvant pas les preuves suffisantes, ordonna qu'un combat à outrance aurait lieu, en présence de cette dame, entre son mari et l'accusé, et que, si le sieur de Carrouges était vaincu, sa femme, comme accusatrice, subirait la peine réservée aux calomniateurs.
Au jour fixé pour le combat, les lices furent dressées à Paris, auprès de Saint-Martin-des-Champs. La dame de Carrouges y fut conduite, dans un char de deuil, couverte de vêtemens noirs. Son mari s'approcha d'elle, et lui dit:
"Dame, par votre information et sur votre querelle, je vais aventurer ma vie et combattre Jacques Legris. Vous savez si ma cause est juste et loyale."
"Monseigneur, dit la dame, il est ainsi; et vous combattrez tout sûrement, car la cause est bonne."
Carrouges embrassa son épouse, se signa, et quoiqu'il fut alors tourmenté par la fièvre, il se disposa au combat. Les deux champions luttèrent d'abord à cheval avec un égal avantage; puis ils mirent pied à terre, et, s'étant élancés l'un contre l'autre, ils engagèrent ensemble une attaque des plus vives. Legris porta à son adversaire un violent coup d'épée, qui lui fit à la cuisse une grave blessure. On se figure aisément quelles durent être, en cet instant fatal, les transes cruelles de la dame de Carrouges; car si Legris était vainqueur, son mari était attaché à la potence, et elle était condamnée au feu. Le combat cependant continua avec acharnement; mais l'infortuné Legris ayant eu le malheur de faire un faux pas, Carrouges en profita pour se précipiter sur lui et le terrasser. Vainement il s'efforça de lui faire avouer son crime: il ne put lui arracher que des protestations d'innocence. Usant alors de toute la rigueur de sa victoire, il lui passa son épée au travers du corps.
Telle fut l'issue de ce combat, qui ne laissa aucun doute sur la culpabilité du vaincu. Le corps de ce malheureux fut abandonné au bourreau, qui le pendit, selon l'usage, et le jeta ensuite à la voirie. Carrouges fut comblé de faveur et devint chambellan du roi: de plus, le parlement, par un arrêt du 9 février 1387, lui adjugea une somme de 6.000 livres sur les biens de son adversaire.
Quelques années s'étaient écoulées; l'opinion publique était bien fixée sur cet événement, et la famille de Legris avait perdu à la fois la fortune et l'honneur. Enfin le véritable auteur du crime fut découvert: c'était un écuyer qui avait quelque ressemblance avec Legris. Carrouges apprit cette nouvelle alors qu'il était en Afrique, et on ne le revit plus. Quant à sa femme, en proie au désespoir et décidée à racheter par la pénitence son imprudente accusation, elle entra dans un couvent et se fit religieuse.
Ce combat ne contribua pas peu à montrer combien une pareille jurisprudence était absurde, et ce fut à peu près à cette époque que cesse en France la coutume des duels judiciaires.
En Angleterre, cet abus à subsisté beaucoup plus long-temps. En 1571, un combat judiciaire fut ordonné sous l'instruction des juges du tribunal des plaids communs; mais il n'eut pas lieu, parce que la reine Elisabeth, interposant son autorité dans cette affaire, ordonna aux parties de terminer à l'amiable leurs différens. Cependant, afin que leur honneur fut intact, la lice fut fixée et ouverte, et l'on observa avec beaucoup de cérémonie toutes les formalités préliminaires d'un combat. En 1631, un duel judiciaire fut partiellement ordonné, sous l'autorité du grand connétable et du grand maréchal d'Angleterre, entre Donald lord Réa et David Ramsay; mais cette querelle se termina comme l'autre, sans effusion de sang, grâce à la médiation de Charle 1er.
Au moyen-âge, il existait encore d'autres moyens de rendre la justice, non moins ridicules que les combats: c'étaient les épreuves judiciaires, qu'on appelait de même jugemens de Dieu. Il nous reste à en dire un mot.
L'épreuve ou le jugement de Dieu par l'eau froide, consistait à jeter celui qui était accusé d'un crime, dans une grande et profonde cuve, peine d'eau, après lui avoir lié la main droite au pied gauche et la main gauche au pied droit: s'il enfonçait, il était déclaré innocent; s'il surnageait, c'était une preuve que l'eau, qu'on avait eu la précaution de bénir, le rejetait de son sein, étant trop pure pour y recevoir un coupable.
Celui que l'on condamnait à l'épreuve par le feu, était obligé de porter pendant quelques instants une barre de fer rouge pesant environ trois livres. Cette épreuve se faisait aussi en mettant la main dans un gantelet de fer sortant d'une fournaise, ou bien en la plongeant dans un vase rempli d'eau bouillante, pour y prendre un anneau béni: on enveloppait ensuite la main du patient dans un linge, sur lequel le juge et la parte adverse apposaient leurs sceaux. Au bout de trois jours, l'appareil était levé, et s'il n'apparaissait pas de marque de brûlure, l'accusé était absous (1).
Quand deux hommes s'accusaient mutuellement, on les soumettait quelquefois à l'épreuve de la croix, ce qui se faisait ainsi. On les plaçait vis à vis l'un de l'autre, et chacun d'eux devait étendre les bras horizontalement. Celui qui, fatigué le premier, laissait retomber ses bras, perdait son procès.
En Allemagne, l'épreuve par le cercueil fut long-temps en usage. Lorsqu'un assassin, malgré les informations, restait inconnu, on dépouillait entièrement le corps de l'assassiné, on le mettait dans un cercueil, et tous ceux qui étaient soupçonnés d'avoir eu part à l'assassinat, étaient obligés de le toucher. Si l'on remarquait quelque mouvement, quelque changement dans les yeux, la bouche, les mains ou les pieds, ou bien si la plaie venait à saigner, celui qui le touchait au même instant était regardé comme le vrai coupable.
Pour terminer la série de toutes ces extravagances et faire diversion aux horreurs que ces temps d'ignorance nous rappellent, nous citerons un usage analogue, mais fort plaisant, que les voyageurs attribuent aux Siamois. Pour connaître de quel côté est le bon droit dans les affaires civiles ou criminelles, ils se servent de pilules purgatives, qu'il font avaler aux deux parties; celle qui les garde le plus long-temps dans son estomac, obtient gain de cause;

(1) L'épreuve par le feu était en usage chez les païens. dans l'Antigone de Sophocle, des gardes offrent de prouver leur innocence en maniant le fer chaud, et en marchant à travers les flammes. Du reste il paraît qu'on connaissait le moyen de se préserver des brûlures, car Strabon parle des prêtresses de Diane, qui marchaient sans se brûler, sur des charbons ardens; et saint Epiphane rapporte que des prêtres d'Egypte se frottaient le visage avec certaines drogues, et le plongeaient ensuite dans des chaudières d'eau bouillante, sans paraître ressentir la moindre douleur.
Nos charlatans modernes ne sont pas moins adroits que ceux de l'antiquité. Madame de Sévigné cite, dans une de ses lettres, un homme qui se versait sur la langue de la cire d'Espagne enflammée; et Sainte-Foix dit que de son temps on a vu, dans les provinces, un homme qui se frottait les mains avec du plomb fondu. Il n'est personne de nous qui n'ait assisté au moins une fois à quelque scène semblable de charlatanisme. Tout le monde se rappelle l'homme incombustible, qui se montrait, il y a quelques années, à Paris, et qui malgré l'épithète attachée à son nom, fut rôti dans un four, par la maladresse de son compère.

Magasin universel, 1834.

Calais.

Calais.

Le joli port de Calais, aujourd'hui si fréquenté par les étrangers et peuplé d'environ mille âmes, n'était qu'un village au XIIIe siècle. Philippe de France, comte de Boulogne, frappé de l'état de dénuement et d'impuissance de cette place, importante d'ailleurs de par sa position, et voulant la mettre à l'abri d'un coup de main de la part des Anglais, avec lesquels on était alors continuellement en guerre, la fit entourer de fortifications considérables. Ces moyens de défense ne l'empêchèrent pourtant pas d'être prise en 1347 ; mais ce fut par la famine plutôt que par la force des armes, que le roi d'Angleterre, Edouard III parvint à s'en rendre maître. Il eut à lutter, pendant un siège de treize mois, contre l'habileté et le courage héroïque de Jean de Vienne, amiral de France, qui se couvrit de gloire dans cette guerre contre les Anglais.
Le célèbre chroniqueur Froissard, rapporte que Calais n'échappa au courroux du vainqueur, irrité par une résistance aussi opiniâtre, que par le dévouement patriotique de six de ses habitans les plus notables. Voici comment, sur son témoignage, ce fait est rapporté par la plupart des historiens. Le roi d'Angleterre voulait que les Calaisiens, qui demandaient à capituler, se rendissent à discrétion; mais vaincu par les sollicitations de ses chevaliers, il promit d'épargner la ville, pourvu que six bourgeois vinssent, la corde au cou, et les pieds nus, lui apporter les clefs de la place, et payer de leur sang le salut de leur patrie.
Eustache de Saint-Pierre se dévoua le premier; cinq autres généreux citoyens imitèrent son exemple, et ils se rendirent tous ensemble au camp d'Edouard. Déjà leur supplice s'apprêtait, lorsque la reine d'Angleterre se jeta aux pieds  de son époux et parvint à force de larmes et de prières à fléchir sa colère et à obtenir leur grâce.
Plusieurs écrivains, entr'autres Voltaire et Hume ont élevé quelques doutes sur le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre; et dans ces derniers temps, les recherches laborieuses de Bréquigny, paraissent donner un dément formel au récit de Froissard. Eustache ne nous est plus représenté aujourd'hui que comme un homme pusillanime, qui s'opposa de toute son influence à une dernière tentative pour défendre la ville. Il se présenta en  effet devant Edouard; mais on ne peut se refuser de croire à ses intelligences avec ce prince, qui le délégua, comme surveillant de ses intérêts, auprès des Calaisiens restés fidèles à la France.
"Eustache, dit l'auteur que nous venons de citer, mourut en 1371. Des lettres du 20 juillet de la même année nous apprennent que les biens, qu'il avait à Calais, furent confisqués par le roi d'Angleterre, parce que ses héritiers étaient restés fidèles à leur maître légitime. Edouard, en les dépouillant, rendit à leur nom tout l'éclat, que ces mêmes biens, reçus par Eustache pour prix de sa trahison, avaient pu lui enlever". 
Toutefois l'ancienne tradition est encore généralement accréditée, puisqu'en 1819, le buste d'Eustache de Saint-Pierre, par Cortot, a été donné à la ville de Calais, en mémoire de son prétendu dévouement. (1)
Les Anglais gardèrent Calais pendant plus de deux cents ans; et ce ne fut qu'en 1558, que le duc de Guise leur reprit cette ville. A la fin du XVIe siècle, assiégée par l'archiduc Albert d'Autriche, cette ville retomba de nouveau au pouvoir de l'étranger; mais à la paix suivante, elle fut définitivement rendue à la France.
Calais est actuellement une place de guerre de premier choix. Sa situation sur la Manche, et à la jonction de plusieurs canaux, en fait le centre d'un commerce actif. Les rues sont en général larges, bien alignées, et bordées d'élégantes habitations, bâties en briques. Les remparts, plantés d'arbres, offrent de jolies promenades. Le port est commode, quoique petit et peu profond; mais il a l'inconvénient de s'encombrer de sables. Deux môles, de cinq cents toises environ de longueur, en forment et en protègent l'entrée. D'une de ces jetées, fréquentées par les promeneurs qui viennent y contempler le spectacle imposant de l'Océan, on distingue, quand le temps est clair, les côtes de l'Angleterre et le château de Douvres, qu'une distance de sept lieues sépare de Calais.
Parmi les monumens les plus curieux de la ville, on admire sur la place d'armes et près de l'hôtel-de-ville, la tour de l'horloge ou beffroi, construction remarquable et élégante d'architecture gothique.


Calais doit à sa proximité avec l'Angleterre, sa grande activité. A chaque instant, ce sont des paquebots qui partent ou qui arrivent, et l'on dirait que la moitié de la population se renouvelle du jour au lendemain. Ainsi est-il peu de ville qui présentent un tableau plus varié et plus attachant.

(1) Le récit de Froissard à fourni à du Belloy le sujet de sa tragédie intitulée: le siège de Calais.

Magasin universel, 1834.

jeudi 27 novembre 2014

Le clergé grec.

Le clergé grec.

On sait que les Grecs suivent la foi chrétienne sans admettre la prééminence du successeur de Saint-Pierre. Toléré, avoué même par les capitulations des empereurs musulmans, qui révèrent Jésus sous le nom d'Issa, comme le prophète qui doit un jour procéder au jugement universel, leur culte fleurirait peut-être encore, si les ministres (les papas), pour la plupart ignorans et grossiers, ne se déshonoraient journellement par une conduite constamment en opposition avec les principes qu'ils prêchent publiquement.
Les ministres de la religion grecque peuvent être divisés en réguliers et en séculiers; les patriarches, les évêques tirés de la classe des caloyers ou religieux cloîtrés, sont voués au célibat. C'est dans cet ordre que l'on trouve aujourd'hui les seuls hommes un peu instruits dans les matières théologiques. 
Ces caloyers, destinés à être un jour patriarches ou évêques, font ordinairement leurs premières études dans les monastères du mont Athos . La plupart d'entr'eux appartiennent aux familles les plus distinguées de la Grèce.
Ils apprennent dans ces monastères, et surtout dans celui de Pathmos, à connaître les Pères de l'Eglise; ils pourraient même y lire Bossuet et les meilleurs théologiens français, dont ils possèdent des traductions; mais avec leur esprit subtil, les caloyers du mont Athos hérissent de distinctions et de chicanes les articles les moins contestables de la croyance des chrétiens. Il semble qu'ils aient reporté les sophismes de l'école, les querelles de la dialectique dans la patrie d'Aristote.
Si l'on trouve encore quelques monastères d'hommes en Morée, il n'existe plus dans cette région qu'un petit nombre de couvens de religieuses. Ils occupaient autrefois les sites les plus rians de la province; mais les Albanais, dans les dernières guerres, les incendièrent après avoir égorgé ou vendu celles qui les habitaient. Quelques uns de ces couvens se relevèrent depuis; on y vit accourir des femmes malheureuses douées d'une imagination ardente, que le besoin d'aimer portait à se jeter dans les retraites consolantes de la religion. Peu de jeunes femmes, encore moins de jeunes filles, peuplent ces demeures silencieuses.
Les évêques ont la surveillance de tous les couvens de leur diocèse. Ils rappellent, par la simplicité de leurs mœurs et par celle de leur demeure, les évêques de la primitive Eglise. Le luxe ne les environne que dans les cérémonies du culte. On les voit bien souvent, voyager, au milieu de leur diocèse, à pied, ou quelquefois montés sur un âne, portant le bâton pastoral, symbole de la douceur de leur fonction et de la puissance qui leur est accordée. Occupés non-seulement de consoler le peuple, mais encore de le protéger par tous les moyens qui sont en eux, ils interviennent comme médiateurs dans les discussions. Par l'influence de leur rang, indépendamment des moyens de persuasion que leur donne une éducation soignée, ils concilient journellement, les intérêts les plus opposés; mais dès qu'il s'élève, pour la démarcation de leur diocèse, quelques contestations avec les évêques voisins, l'homme se montra alors; ils sortent de ce caractère paisible qui leur attirait le respect, oublient leur dignité, et se livrent aux éclats les plus scandaleux.
Une des fonctions les plus pénibles que les évêques aient à remplir dans la Grèce, c'est de maintenir l'ordre et la discipline parmi le clergé inférieur, parmi ces papas ignorans et fanatiques dont le plus grand nombre déshonore leurs ministères par des mœurs peu régulières.
Ces ministres, ou espèce de curés, qui communiquent intimement avec les fidèles, sont ou mariés ou célibataires. Le papa qui a contracté mariage avant l'ordination, peut continuer de vivre avec sa femme. Il résulte de cette loi, que la plupart de ceux qui se destinent à l'état ecclésiastique, se marient avant d'entrer dans les ordres; ils choisissent en conséquence, autant que possible, une femme robuste, qui promette une longue suite d'années, car si elle vient à mourir, ils ne peuvent contracter d'autres liens.
Ces papas, par leur saleté et leur grossièreté, sont vraiment un objet dégoûtant; ils ne sortent jamais sans avoir leur étole dans la poche, pour faire quelque acte de leur ministère, chose dont on les requiert assez fréquemment. Presque tous ceux que j'ai connus, dit un voyageur français étaient fourbes, avides, méchans, adonnés au vice, à la rapine, et ils détestaient tous les chrétiens étrangers à leur communion, dont ils ne parlaient qu'avec dédain, ou en faisant des imprécations. Aussi ce rebut de la société, ces vils papas, ne tiennent-ils pas tellement à leur état, qu'ils ne le quittent au gré de leur intérêt; j'en ai vu d'assez bas pour se faire  domestiques, ou pour danser dans les lieux publics. D'autres, aussi dégradés, mais plus coupables, ne rougissent pas de mêler aux bandes de brigands qui infestent la Romélie, ou qui se mettent à la tête des expéditions maritimes des forbans du cap Ténare et de l'Epire. Aussi, rarement prenait-on une barque de pirates ou une bande de brigands sans y trouver un aumônier que les Turcs avaient grand soin de faire empaler en tête des voleurs, auxquels ils ne faisaient jamais grâce.
La spéculation des brigands et des papas est toute naturelle, d'après l'idée que ces misérables se font de la religion, dont ils profanent les cérémonies les plus saintes. Ils vendent l'absolution des crimes aux hommes parmi lesquels ils se trouvent, sauf à eux à se pourvoir auprès d'autres papas, qu'ils trouvent toujours accessibles pour de l'argent.

Magasin universel, 1834.

Les croisades.

Les croisades.


Les croisades ont exercé une influence très remarquable non-seulement sur le moral des nations chrétiennes, sur le gouvernement ecclésiastique et civil, mais sur le commerce et l'industrie. Elles ont, non pas déterminé, mais hâté la grande révolution qui s'est faite dans l'état de l'Europe.
Les guerres sacrées donnèrent plus d'étendue et d'activité au commerce que faisaient avec le levant plusieurs ports de mer de l'Italie et de la France. Marseille obtint des rois de Jérusalem l'exemption de tous impôts, de tous péages, et dans chaque ville maritime, un quartier où les Français eurent leurs libertés, leurs lois et leurs magistrats. Les Marseillais donnèrent à leur marine un tel accroissement, que, dans l'année 1190, ils purent transporter à la Terre-Sainte, toute l'armée anglaise de Richard Cœur-de-Lion.
Les croisades développèrent les ressources de l'industrie. Il est hors de doute que l'Asie et l'Europe trouvèrent de nouveaux débouchés; que l'augmentation de travail accrut l'aisance générale, le bien être de la vie privée, et contribua à l'adoucissement des mœurs. Mais à cet égard nous avons peu de renseignemens précis, et à peine pouvons nous recueillir dans les historiens, quelques particularités. La fabrication des étoffes de soie passa de la Grèce en Sicile et de là en Italie. L'usage du lichen rocella (orseille) , du safran, de l'indigo et de l'alun, substances précieuses pour la teinture, s'introduisit ou devint plus commun. Tyr possédait des verreries fameuses qui servirent de modèles à celles de Venise. On apprit des Arabes à mieux travailler les métaux, à fixer l'émail sur leur surface, à monter des pierreries avec plus de goût et peut être à polir le diamant. On voit par ces légers détails que les croisades multiplièrent surtout les manufactures de luxe. Aux XIIe et XIIIe siècles, la magnificence orientale brilla sur les vêtemens, dans les armures et dans les équipages.
Sous le rapport scientifique et littéraire, les croisades n'ont produit que de faibles avantages. Les rudes guerriers de l'occident n'étaient point capables d'une noble culture. Ils allaient en Orient pour conquérir et non pour s'éclairer. C'est en vain qu'ils firent un long séjour dans l'empire grec où le génie de l'antiquité jetait encore quelques étincelles. Les préjugés nationaux, la différence de langue et de religion mirent des obstacles insurmontables à la communication des idées.
La quatrième croisade (celle qui se termina par la prise de Constantinople) , causa aux lettres et aux arts un irrémédiable dommage. L'incendie de cette ville anéantit un grand nombre d'ouvrages précieux, de marbres, de bronzes animés, par la main de Lysippe, de Phidias, de Praxitèle.
Comme l'observation de la nature était tout à fait négligée, les sciences naturelles ne firent aucun progrès ou s'égarèrent. Les mathématiques ne furent pas moins négligées. Les croisés parcoururent, il est vrai, des pays peu fréquentés; des voyageurs pénétrèrent dans des régions jusqu'alors ignorées de l'Europe moderne; mais faute de connaissance en géométrie et en astronomie, ils n'eurent que des idées confuses et inexactes sur les limites de ces diverses contrées, sur la vraie situation des lieux, sur le gisement des côtes, et ils accréditèrent un grand nombre d'erreurs géographiques.
L'agriculture et le jardinage d'Europe s'enrichirent de plusieurs végétaux utiles ou d'agrément; la canne à sucre fut transportée de Syrie en Sicile, et déjà portée à Madère d'où elle passa plus tard dans le Nouveau Monde.
La navigation et l'architecture navale reçurent quelques perfectionnemens. On donna de meilleures proportions aux diverses parties du navire. Au lieu d'un seul mât, on en dressa plusieurs; on appris à mieux disposer les voiles et à faire route avec un vent presque contraire.
L'architecture civile prit une face nouvelle. Parmi les croisés, il y avait des architectes, des charpentiers, des ouvriers de toute espèce, qui, de retour dans leur patrie, imitèrent l'architecture syrienne, arabesque ou sarrasine, à laquelle on a donné sans raison le nom de gothique.
Les croisades inspirèrent les historiens et les poètes. Auparavant, on n'avait que des chroniqueurs; les moines compilaient des annales froides et indigestes. Les expéditions saintes éveillèrent le talent, par la nouveauté, la grandeur et l'intérêt des sujets; elles furent décrites, tantôt avec énergie tantôt avec une aimable naïveté. Les sires de Ville-Hardouin, et de Joinville donnèrent leurs relations en français vulgaire. C'était pour la première fois que l'histoire moderne parlait aux peuples dans leur langue; elle avait à raconter des faits populaires, dont on s'entretenait dans les cabanes, aussi bien que dans les cloîtres et dans les palais.
Les troupes ou plutôt les masses indisciplinées que nos rois conduisirent en Terre Sainte, ne se composaient que d'hommes sans instruction militaire, marchant avec confusion et combattant sans ordre comme sans tactique. Lorsque la première de ces expéditions, se mit en marche, elle était divisée en trois corps principaux, et en deux corps de réserve. La formation définitive du premier, eut lieu en Souabe: il était de cent mille hommes, dont douze mille de cavalerie; le second, organisé en Provence, se trouvait sous les ordres de Godefroy de Bouillon, et se composait de quatre-vingt mille hommes dont dix mille de cavalerie; le troisième comptait seulement trente mille hommes. La force des deux corps de réserve, consistait en deux cent cinquante mille fantassins et cavaliers. Ainsi le total de cette armée, dont l'Europe attendait des prodiges, comprenait un effectif de quatre cent soixante mille combattants. Mais cette force, mal dirigée, sans vivres et mal administrée, ne pouvait aller loin? Ces formidables colonnes s'acheminèrent lentement vers la Hongrie et la Bulgarie. Une partie de ces troupes ayant commis de graves désordres dans ces deux pays, les habitans se réunirent pour attaquer l'armée sainte, la vainquirent et en firent un grand carnage. Le principal corps commandé par Godefroy de Bouillon, ne connut et ne souffrit aucune injure, et parvint sous les murs de Constantinople; il était composé à cette époque de cent soixante-cinq mille hommes d'infanterie, et de quinze mille de cavalerie. Cette armée aborda aux rives africaines en 1096, mais y éprouva une suite de défaites. Une seconde armée fut envoyée au secours de la première, et mit à la voile en 1099. Elle était composée de Français, d'Allemands et d'Italiens, et comptait environ trois cent mille combattans. Après quelques succès assez brillans, mais sans aucun avantage réel, elle fut en parte détruite.
Louis-le-Jeune partit avec deux-cent mille hommes pour la conquête de la Terre-Sainte, après s'être joint à l'empereur Conrad. Ce fut alors qu'on imagina, pour éviter toute confusion et prévenir les malheurs précédens, de donner une espèce d'uniformité à l'habillement des troupes. Il fut décidé qu'elle porterait une croix d'étoffe sur la poitrine ou sur l'épaule. Chaque nation eut sa couleur particulière. Cette croix était rouge pour les français; noire pour les Allemands; pour les Anglais blanche; pour les Italiens jaune; pour les flamands verte. C'est ce signe qui leur fit donner le nom de Croisés. Les chevaliers étaient armés d'un casque et d'un bouclier, d'une masse d'armes ou d'une lance. Les serfs s'armaient de toute espèce d'instrumens et d'armes tranchantes: ils portaient quelquefois la lance; un casque rond et léger, sans aucune espèce de garniture, défendait leur tête des coups de l'ennemi.
La troisième expédition, si funeste aux armes de Philippe-Auguste, fut entreprise et exécutée en 1190. Richard, roi d'Angleterre et l'empereur Frédéric-Barberousse, se croisèrent avec le roi de France. L'armée expéditionnaire comptait quatre cent cinquante mille combattans, dont cent vingt mille français, quatre-vingt mille anglais, cent cinquante mille allemands, et soixante mille italiens. La quatrième croisade, dont on ne connait pas la force, sortit du golfe de Venise en 1202, sous la conduite de Boniface, marquis de Montfort.
En 1248, Louis IX s'embarqua à Aigues-Mortes, pour aller soumettre les infidèles de la Palestine. Après quelques succès, la fortune l'abandonna; il fut vaincu par les Sarrasins à Charmasac, et conduit, captif, à Massoure. Il acheta sa liberté et revint escorté des faibles débris de son armée, décimée par les combats, les supplices et les prisons.
Nous avons fait connaître, à l'occasion de la mort de Saint-Louis le triste résultat de la seconde expédition, entreprise par ce prince en 1270. Cette croisade fut la dernière. Le nombre des troupes envoyées par Louis IX, dans ces deux voyages d'outre-mer, s'élevait à soixante ou quatre-vingt mille hommes, dont vingt à vingt-cinq mille de cavalerie.

Magasin universel, 1834.

Destruction des janissaires.

Destruction des janissaires
       par le sultan Mahmoud.



Le sultan actuel ressemble, sous plusieurs rapports, à Pierre-le-Grand: c'est la même détermination dans les choses entreprises, la même énergie dans l'exécution, et la même sévérité dans l'accomplissement de ses arrêts. Comme Pierre-le-Grand, il n'a pu souffrir l'arrogance de sa garde prétorienne. Pierre se délivra de ses strélitz, et Mahmoud a brisé le joug que lui imposaient les janissaires. Depuis long-temps, le gouvernement formait le projet d'introduire la discipline européenne dans l'armée turque; Sélim, prédécesseur de Mahmoud, avait tenté de le mettre à exécution; mais le temps n'était pas venu; il périt victime de la rage des janissaires.
Le sultan Mahmoud parvint à se concilier une partie des officiers de ce corps privilégié; il gagna les uns avec de l'argent et des promesses; il effraya les autres par des menaces. Il obtint qu'ils fourniraient cent cinquante hommes par régiment, et des officiers égyptiens, furent envoyés pour dresser et discipliner ces nouvelles troupes. En peu de temps, elles firent de si rapides progrès, que le sultan donna l'ordre de les réunir pour une revue générale sur la grande place de l'Etméidam, qui était réservée aux janissaires, et où se faisaient à ce corps les distributions de vivres. Les manœuvres avaient commencé en présence des ulémas, des ministres et de tous les premiers dignitaires de l'empire, lorsque plusieurs janissaires se plaignirent qu'on leur fit exécuter les manœuvres des Russes. Un officier égyptien eut l'imprudence de frapper au visage l'un des mécontens; ce fut le signal de la révolte: les troupes se dispersèrent dans les rues, volant et insultant tous ceux qu'elles rencontraient. Le mécontentement paraissait si général, que la police ne prit aucun moyen pour mettre un frein à leur fureur. L'aga des janissaires s'était surtout attiré leur courroux par le soin qu'il avait mis à favoriser le nouveau plan de discipline. Une partie des révoltés envahirent sa maison pour l'assassiner, mais il avait eu le temps de fuir; ils immolèrent à sa place son kiaga ou lieutenant, brisèrent tout ce qu'ils purent trouver dans la maison, et, dans leur rage, ils se portèrent au dernier excès que puissent commettre des musulmans: ils enfoncèrent les portes de son harem, et insultèrent ses femmes. Le palais de la Porte, qu'avait abandonné le gouvernement, fut entouré par les révoltés, auxquels s'était jointe la populace. Cette multitude effrénée offrait le spectacle le plus dégoûtant; les janissaires avaient foulé aux pieds leur uniforme, et le reste de leurs vêtemens étaient déchirés. Ils commencèrent par démolir le palais, qu'ils pillèrent, emportant tout ce qu'il leur parut avoir quelque valeur. Ils détruisirent aussi les archives, dont ils supposaient qu'on avait tiré leur nouvelle organisation.
Les janissaires déployèrent dans cette occasion un esprit de résolution qu'ils n'avaient jamais manifesté que dans des circonstances extrêmes.
"Etant venu à la ville, dit un voyageur, la première chose qui frappa mes regards, ce fut un homme extraordinairement gros, ayant une veste de cuir avec des ornements d'étain, et agitant un fouet fait avec des lanières de cuir. Il était suivi de deux hommes aussi bizarrement accoutrés, et qui portaient, suspendue à un bâton, une grande chaudière de cuivre. Ils parcouraient les principales rues avec un air d'autorité, et chacun s'empresser de se ranger pour leur laisser un libre passage. J'appris que c'était la marmite d'un corps de janissaires pour laquelle on conservait toujours le plus grand respect."
En effet, la soupe était un caractère si distinctif de cette troupe, que leur colonel appelait Tchor-Badgé ou distributeur de soupe. Leur marmite était leur étendard, et lorsqu'ils la sortaient de leur caserne, c'était le signe d'un projet désespéré. Les marmites des différens corps furent donc portées à l'Etméidam, renversées au milieu de la place, et, dans un court instant vingt mille hommes furent rassemblés dans ce lieu.
Le sultan convoqua un conseil nombreux, auquel il promit de sortir l'étendard du prophète. Son avis fut adopté. On se sert de cette relique sacrée, qui, dit-on, est faite avec un vêtement de Mahomet, que dans les occasions les plus solennelles; il y avait cinquante ans  qu'on ne l'avait pas vu à Constantinople. On la prit au trésor impérial, et on le porta à la mosquée du sultan Achmet. Les ulémas et les softas marchaient devant, et le sultan, accompagné de sa cour, suivait par derrière récitant le coran. Ce fut un grand acte politique de la part de Mahmoud; car il mit en jeu par ce moyen les préjugés et le fanatisme de toute la nation. Aussitôt que le peuple fut instruit de cet événement, des milliers d'hommes accoururent se ranger sous l'étendard, en donnant des marques du plus vif enthousiasme. Le muphti planta le sandjack-sheriff sur la chaire de la magnifique mosquée d'Achmet, et le sultan prononça l'anathème contre ceux qui refuseraient de s'y rallier.
Quatre officiers supérieurs, envoyés vers les janissaires pour les faire rentrer dans le devoir, furent massacrés au milieu de l'Etméidam, et les révoltés demandèrent qu'on leur livrât les ministres pour les égorger à leur tour. Le sultan demanda alors au sheik-islan un fetva qui l'autorisât à exterminer ses sujets rebelles, et fit marcher contre eux l'aga pacha, à la tête de soixante mille hommes, sur lesquels il pouvait compter. Cernés de toutes parts dans l'Etméidam, où ils s'étaient rassemblés confusément, ils ne purent résister; le carnage fut terrible; il en resta la moitié sur la place; les autres purent à peine se réfugier dans leurs kislas ou casernes. Après le refus de se rendre à quelque condition que ce fut, l'aga mit le feu aux kislas. On peut juger quelle fut alors leur situation: ceux qui échappaient au feu périssaient par le fer. Cependant leur désespoir fut fatal à l'aga pacha, qui perdit un nombre considérable d'hommes, eut quatre chevaux tués sous lui et reçut plusieurs blessures. Enfin la résistance cessa. La flamme s'apaisa, et le soleil du lendemain vint éclairer un tableau épouvantable: des ruines incendiées, éteintes dans le sang, et des monceaux de corps ensevelis sous la cendre fumante.
Pendant les deux jours qui suivirent, les portes de Constantinople restèrent fermées, à l'exception d'une seule, par où purent entrer les fidèles musulmans de la campagne, qui vinrent en foule, guidés par l'esmaum ou prêtre de la paroisse, pour voir le sandjack-sheriff. Ceux des janissaires qui avaient pu échapper au carnage de l'Etméidam, furent immolés sans quartier, de sorte que les rues comme les casernes étaient jonchées de morts. Pendant tout ce temps, aucun chrétien ne put entrer dans Constantinople, sous quelque prétexte que ce fût; et, quoique Péra ne soit séparé de la ville que par un canal, il y régna la plus parfaite tranquillité. Chacun vaqua sans interruption à ses occupations journalières; et peut être n'y aurait-on rien su de ce qui se passait à Constantinople, si ce n'eût été par la vue des flammes et le bruit du canon.
L'exposition du sandjack-sheriff attira beaucoup de monde à Constantinople: c'était pour les musulmans une chose aussi rare que sainte, et beaucoup d'entre eux regardaient cette visite comme un pèlerinage au tombeau du prophète.
Le lendemain, le sultan anathématisa publiquement tout le corps des janissaires, et défendit que leur nom fût jamais prononcé. Le soir même, les fellas proclamèrent partout que la tranquillité était rétablie.
On n'est pas d'accord sur le nombre des janissaires qui ont péri dans cette journée. Outre ceux qui trouvèrent la mort à l'Etméidam, dans les casernes et dans les rues, une grande quantité furent étranglés dans les maisons où ils s'étaient réfugiés. On croit qu'il n'est pas échappé à la mort un seul membre de ce corps immense; tous les officiers, à l'exception de quelques uns d'un haut rang qui prirent parti pour le sultan, périrent les armes à la main. On pense généralement qu'il en a été exterminé vingt mille. Des acrubas et autres voitures furent employées pendant plusieurs jours à transporter les corps des morts, qu'on jeta dans le port et dans le Bosphore. On les voyait flotter sur la mer de Marmara: souvent même les vents les jetaient sur le rivage.
La surface des eaux était couverte de ces débris, qui entravaient la marche des bâtimens, et l'on a pu répéter avec vérité ce qu'un poète a dit du vaisseau de Xerxès que les corps de ses soldats empêchaient d'avancer.

Magasin universel, 2 octobre 1834.