Les mouches.
D'où vint l'idée aux femmes d'appliquer sur leur visage ces découpures de taffetas noir, qui simulaient au début les ramifications des veines des tempes? Quelle fut en un mot, l'origine des mouches?
Une ordonnance de médecin (1): l'effet produit par certain emplâtre pour calmer le mal de tête, sur la figure d'une femme aux pâles couleurs, encouragea ses amies à en essayer.
Ce n'est pas la seule fois, d'ailleurs, où nous aurons à constater les liens étroits qui unissent la mode et ses caprices aux prescriptions d'Esculape.
D'autres prétendent que c'est la duchesse de Newcastle, sous le règne de Charles II, qui aurait imaginé de recouvrir d'un bout d'étoffe noire les boutons qu'elle avait autour de la bouche. Une rivale, s'étant aperçue que la blancheur de son teint en était relevée, et qu'elle y gagnait je ne sais quel piquant, se mit en devoir d'en faire autant: d'où les mouches, qui régnèrent en despote pendant un siècle.
Comme il fallait s'y attendre, les érudits ont fait une incursion dans le passé pour y retrouver cet accessoire de la beauté féminine et comme ils ne se résignent pas aisément à faire buisson creux, ils ont une fois de plus triomphé.
L'usage des mouches était, à en croire l'un d'eux (2) connu même à Rome (3). Les patriciennes de la Ville éternelle avaient leur arsenal de petits emplâtres noirs et arrondis, nommés splenia, qu'elles appliquaient comme une sorte de semis, sur la peau. Martial les désigne clairement dans ces vers:
Et numerosa linunt stellantem splenia frontem.
"Des mouches nombreuses constellent son front superbe."
Ces mouches devaient simuler les petites taches communément appelées "grains de beauté" (4).
Parfois, au lieu d'emplâtre, on figurait de petits ronds noirs avec un pinceau, en leur donnant la forme d'un croissant (lunata splenia).
Mais objectera-t-on, on ne lit pas Martial et Ovide dans les boudoirs; nos élégantes ont d'autres chats à fouetter.
Il est présumable, en effet, que ce n'est pas à l'imitation des Romains que les jeunes seigneurs du temps de Louis XIII eurent tout à coup la fantaisie de se mettre des mouches.
Car ce ne sont pas seulement les femmes (5) qui s'en parèrent: les hommes eux-mêmes se mirent à en porter. "Il sera encore permis à nos galants de la meilleure mine, disent les Loix de la galanterie française (1644) de porter des mouches rondes et longues, ou bien l'emplastre noire assez grande sur la temple, ce que l'on appelle l'enseigne du mal de dents (6) ; mais pour ce que les cheveux peuvent la cacher, plusieurs ayant commencé depuis peu de la porter au-dessous de l'os de la joue, nous y avons trouvé beaucoup de bien-séance et d'agrément. Que si les critiques nous pensent reprocher que c'est imiter les femmes, nous les estonnerons bien lorsque nous leur respondrons que nous ne sçaurions faire autrement que de suivre l'exemple de celles que nous admirons et que nous adorons (7).
Cinq ans après, on voyait encore des abbés frisés, poudrés, le visage couvert de mouches, tous les jours, dans un habit libertin, parmi les cajoleries des Cours et des Tuileries."
On portait des mouches même dans les couvents. Mme de Mazarin, plaidant en séparation, s'était réfugiée chez les religieuses de Sainte-Marie, dans la rue Saint-Antoine. Son mari étant venu lui rendre visite, elle le reçut avec le visage couvert de mouches.
Le taffetas qui servait à faire ces petits emplâtres étaient découpé le plus bizarrement du monde: en croissant de lune, en étoiles, en figure de fleurs ou même de bêtes et de personnages, de sorte que le visage donnait une véritable représentation d'ombres chinoises (8)
La place qu'elles occupaient était variable (9) ; il y avait cependant des lieux d'élection.
On en comptait sept principaux: au coin de l’œil, se plaçait la passionnée; la galante, au milieu de la joue; la baiseuse, au coin de la bouche; sur un bouton, la recéleuse; sur le nez, l'effrontée; la coquette, sur les lèvres.
Une mouche ronde était nommée l'assassine.
Un moment les femmes portèrent à la tempe droite des mouches de velours de la grandeur d'un petit emplâtre: l'on vit un jour sur la tempe d'une jolie femme ce singulier emplâtre entouré de diamants (10) .
Etre fort mouchée était du meilleur ton.
Le plus parfait ajustement
Sans elles n'aurait point de grâce.
La grande Mademoiselle, parlant du mariage de Louis XIV, nous révèle qu'elle accommoda une cassette que M. de Créqui devait remettre à la jeune Reine, de la part du Roi.
"C'était un assez grand coffre de calambour, garni d'or, où il y avait tout ce qu'on peut imaginer de bijoux, d'or et de diamants, comme des montres, des heures, des gants, des miroirs, des boîtes à mouches, à mettre des pastilles, petits flacons de toutes sortes, d'étuis à mettre des ciseaux, couteaux, cure-dents, de petits tableaux miniatures à mettre dans un lit, des croix, des chapelets (11)..." La dévotion faisait alors bon ménage avec la coquetterie.
Les rigoristes voyaient cependant d'un assez mauvais œil cette singulière mode.
Massillon, prêchant à Versailles devant un auditoire d'élégantes pécheresses, ne craignit pas de prendre un jour pour texte de son sermon les mouches dont elle paraient leur visage pour en rehausser la blancheur.
Il crut tuer la mode en s'écriant sur un ton ironique:
"Pourquoi n'en mettez-vous pas partout?"
Le conseil fut suivi sur l'heure: les coquettes en mirent en tous les endroits où elles n'avaient pas encore songé d'en mettre (12) et ce fut ainsi que naquirent les mouches à la Massillon.
(1) N'a-t-on pas dit que l'usage de la poudre venait de la Pologne où l'on s'en servait pour cacher les effets d'une maladie, qui s'attaquait aux cheveux, maladie connue sous le nom de plique polonaise.
(2) Constantin James, Toilette d'une Romaine.
(3) D'après le savant Boettiger (Sabine ou matinée d'une dame Romaine), les anciens eurent recours aux mouches. Ils étaient très sujets aux boutons: on peut compter dans les ouvrages des médecins grecs, jusqu'à vingt-trois dénominations différentes de boutons. il était donc naturel qu'ils songeassent, comme plus tard les coquettes du XVII e siècle, à les dissimuler. Ils se servirent donc de petits emplâtres noirs découpés en croissant. Le calliblépharon de Pétrone et les petits emplâtres de cuir mince (alula), dont parle Ovide dans l'Art d'aimer, servaient plus spécialement pour les maux d'yeux. (Cf. le livre de Boettiger, édit. de 1813, aux p.361-2.)
(4) Les Perses et les Arabes auraient été les premiers à faire usage des mouches. En réalité, il s'agit plutôt de tatouages, en l'espèce, que de mouches, au sens où les modernes entendent ce mot. (Le livre des collectionneurs, par A. Maze-Sencier.)
(5) Nous avons un témoignage formel de l'habitude qu'avaient déjà les femmes, du temps de Henri IV, de s'appliquer des mouches sur le visage, et ce témoignage, c'est celui du dauphin lui-même (le futur roi Louis XIII).
Ce passage du Journal d'Héroard ne laisse aucun doute à ce sujet:
"Le 26 janvier, lundi. Il avoit une petite enlevure au coin de la lèvre droite; je lui fis mettre un petit emplâtre, lui disant s'il lui plaisoit pas que je lui fisse mettre une petite mouche: Une mouche, dit-il, en raillant, ho! je veux pas être beau; c'est madame la princesse de Conty qui met à son visage des petites mouches pour se faire plus belle." Journal d'Héroard, T. I, p. 380.
(6) A la fin du XVIe siècle, on soignait les maux de dents en appliquant sur les tempes de mignons emplâtres étendus sur du taffetas ou du velours. Il ne fallut pas longtemps à une coquette pour remarquer que ces taches noires faisaient ressortir la blancheur de sa peau, et que si le remède était inefficace contre l'odontalgie, il jouissait d'une vertu bien autrement précieuse, celle de donner de l'éclat au visage le plus fané. Les mouches firent ainsi leur entrée dans le monde (La Vie privée d'autrefois: Les soins de toilette, par Alf. Franklin.)
(7) Les Loix de la Galanterie, Paris, Aubry, MDCCCIV, p. 18-19. Le dernier trait du galant, dépeint dans le Banquet des muses, fait voir que les jeunes gens de ce temps-là le disputaient aux belles dans l'art de se mettre des mouches:
La mouche à la tempe appliquée
L'ombrageant d'un peu de noirceur
Donnait du lustre à sa blancheur.
(8) Quicherat, op. cit.
(9) Parmi les lots de la Loterie d'amour publiée vers 1654, figure un traité excellent de la situation des mouches sur le visage des dames, avec des observations exactes de leur grandeur et de leur figure, selon les lieu où elles sont placées.
(10) Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis.
(11) Mémoires de Mlle de Montpensier, t.III, p.456.
(12) Rimmel rapporte, dans son Livre des Parfums, et nous lui laissons la responsabilité de son assertion, qu'une duchesse de Newcastle portait au front une mouche figurant une voiture attelée de quatre chevaux!
Les Indiscrétions de l'Histoire, Docteur Cabanès, Albin Michel, Éditeur.