Translate

mardi 30 septembre 2014

Ménagerie anglaise.

Ménagerie anglaise.


Une industrie fort lucrative dans la Grande-Bretagne est celle qui consiste à promener des animaux rares, dans les foires et les lieux de réunion publiques. Plusieurs propriétaires de ménageries ont déjà fait dans ce pays, une brillante fortune, mais aucun d'eux n'a possédé une aussi belle collection que celle qu'exploite actuellement M. Wombwell. Chaque année, cette ménagerie s'enrichit de quelques nouveaux individus, et la suite des chariots destinés au transport de toutes ces bêtes, ressemble assez aux bagages d'un nombreux corps d'armée.
Comme M. Wombwell se trouve toujours en voyage, un énorme fourgon est disposé de manière à contenir une cuisine, un salon, des lits, et tout ce qui est nécessaire à son ménage et à sa nombreuse suite.
La ménagerie de M. Wombwell compte en ce moment dix lions et cinq éléphans; c'est plus qu'on en trouverait dans toute la France. Elle contient en outre une telle quantité d'autres animaux curieux qu'il lui serait facile d'approvisionner les foires de toute l'Europe. Et cependant toutes les fois que les animaux rares arrivent de l'Inde, M. Wombwell en fait l'acquisition avec un si grand laisser-aller que souvent il s'est vu hors d'état de payer les péages de la route (1) . Il est souvent arrivé à M. Wombwell, de payer jusqu'à 400 francs de péage dans un jour.
Sa musique qui est fort belle lui coûte près de 25.000 fr. par an, et les dépenses journalières de l'établissement s'élèvent à plus de 900 francs; par conséquent plus de 300.000 francs par an. M. Wombwell nous dit que s'il ne devait pas se déplacer si fréquemment, il trouverait de grandes économies à faire lui-même l'état de boucher; il n'aurait qu'à se défaire des morceaux les plus estimés du bœuf et du mouton. Une tête de mouton est un très bon repas pour l'hyène qui est si vorace. M. Wombwell, ne trouverait pas moins d'avantages à pétrir son pain et à brasser sa bière et son ale, qu'à tuer pour son compte.
La ménagerie de M. Wombwell, lors de la station qu'il fit dernièrement dans les environs de Londres, a été visitée dans l'espace de quatre jours par plus de soixante milles personnes.
Dans les dernières années, M. Wombwell a obtenu plusieurs portée d'animaux sauvages; deux fois les tigres dévorèrent leurs petits; mais depuis qu'on a éloigné les mâles, et qu'on a placé une espèce de berceau dans les cages, les tigresses sont devenues d'excellentes nourrices, et les petits sont bien venus. La lionne reste avec ses petits douze semaines; la tigresse seize, ainsi que la femelle du léopard et de la panthère. La valeur des animaux sauvages varie comme autre chose, suivant l'abondance et les demandes: les tigres sont vendus jusqu'à 300 livres (7.500 f.) mais quelquefois ils ne coûtent que 100 livres; une belle panthère se vend ordinairement 100 livres sterling; la hyène, 30 à 40 livres sterling. Les espèces rares de singes se vendent extrêmement cher, ainsi que les lamas et le gnus. Il est impossible de fixer le prix des lions et des éléphans.
La portée ordinaire de la lionne est de deux petits; mais une vieille lionne de M. Wombwell, a donné deux fois quatre petits; cependant à chaque fois la lionne se contenta d'allaiter deux d'entr'eux, et négligeait les autres; ceux-ci ont été donnés à une superbe chienne d'arrêt qui les a allaités, et on a pu les élever.
La mortalité, les maladies et les accidens font subir des pertes notables aux propriétaires de ménageries. Dernièrement une superbe autruche, de la valeur de 200 livres sterling, engagea malheureusement son bec dans les barreaux de la cage, et dans les efforts qu'elle fit pour se dégager, elle se rompit le cou, et mourut. Les singes sont en Angleterre d'une santé extrêmement délicate; ils s'enrhument on ne peut plus facilement, et quand ils ont commencé à tousser, ils présentent tous les symptômes qu'on remarque chez les personnes qui souffrent de la poitrine, et ne tardent pas à mourir. La nourriture ordinaire des singes se compose de pain et de lait, ou de feuilles de laitue et de petits oignons dont ils sont très friands. M. Wombwell estime qu'il a perdu près de 300.000 francs par les maladies qui ont affligés ses animaux sauvages et ses oiseaux.
Les zèbres, suivant M. Wombwell, peuvent devenir dociles comme le cheval; cependant l'individu de cette espèce qu'il possède est très méchant; car nul de ses gardiens, qui ont tous coutume d'entrer, et de se promener sans crainte dans les cages des lions, des tigres et des panthères, n'oserait pénétrer dans la sienne. Une fois par an, le zèbre est attaché à de fortes cordes, et tiré hors de sa cage, afin de couper la corne de ses sabots. Il ne faut pas moins de vingt hommes pour le tenir immobile. M. Wombwell possède les plus grands boas qu'on ait amené en Europe; il les nourrit de lapins; plus d'une fois il les a fait jeûner pendant plusieurs semaines. Une chose essentielle dans les soins qu'on leur donne, c'est de régler la température de l'endroit où on les tient enfermés. On les enveloppe dans des couvertures de laine, et on les met dans une boite en bois bien fermée, qu'on place dans un vase de cuivre plein d'eau chaude. L'eau doit être renouvelée matin et soir; si le temps est humide, et surtout si le froid est intense, on doit avoir soin de la changer plus souvent.
Le plus bel éléphant de cette ménagerie, Chuney, qui a maintenant 10 pieds de hauteur, exécute mille tours à l'aide de sa trompe à la fois si délicate et si puissante qu'elle peut ramasser une épingle et déchirer le tronc noueux d'un chêne. Ce monstrueux  mammifère ne consomme pas moins d'un quintal et demi de foin par jour, sans parler d'une énorme quantité d'herbes, de feuilles et de racines; il boit un seau d'eau à chaque coup, et il lui faut journellement soixante-dix pintes d'ale forte, toutes les vingt-quatre heures; mais en été sa boisson est étendue d'eau. L'ale ainsi mélangée est très salutaire pour les éléphants; mais Cluney s'embarrasse peu des règles de la tempérance, et si son maître le lui permettait, il serait capable de vider chaque nuit un baril de bière. On prétend que les éléphants grandissent jusqu'à l'âge de cinquante ans, et M. Wombwell est de cette opinion. Cluney fut prit lors de la guerre des Birmans, et coûta à son propriétaire actuel, plus de 25.000 francs.

(1) En Angleterre on a établi sur les routes, à certaines distances, des barrières appelées Gates ou Toll bars, où les voitures paient un péage. Cet impôt fixé par le Parlement, suivant les localités, est la véritable cause du luxe des routes en Angleterre. Le revenu des péages est si considérable, que dans plusieurs provinces on en prélève une partie pour l'affecter à d'autres dépenses. Une distance de trois ou quatre lieues sépare ordinairement ces barrières.



Le Magasin Universel, 1834-1835.

lundi 29 septembre 2014

Quelques traits sur le sort des habitans des grandes villes.

Quelques traits sur le sort des habitans des grandes villes.

On se ferait difficilement de loin une idée exacte de l'ignorance et de l'indifférence où les habitans des grandes villes sont pour leurs monumens. La vie entière se passe pour le plus grand nombre d'entr'eux sans les connaître. Ils se disent qu'ils auront toujours le temps de les voir, et ils se contentent aussi de l'espérance. Une cause toujours existante explique cette ignorance volontaire, c'est la distance qui les sépare de leurs monumens. Cet espace à franchir est une trop longue épreuve pour pouvoir la tenter.
Cette cause a une influence funeste sur les relations de société et d'amitié. Le degré de leur intimité est presque toujours en raison inverse de la distance. Ces distances dans Paris sont devenues hors de proportion avec les facultés de l'homme et avec la mesure journalière de temps que départ le soleil. Aussi tout est là une affaire, parce que, pour les choses les plus simples, il faut aller sur tous les points de l'horizon pendant des heures entières, et souvent en vain. Aussi résulte-t-il de cette disposition des lieux que pour les relations, la distance, c'est l'oubli.
Les Parisiens ne connaissent pas même les tableaux de la nature. Enfermés sans cesse dans ces longs rangs de murs qui forment les rues, ils ignorent le spectacle majestueux du lever et du coucher du soleil, les mouvements variés d'une atmosphère nuageuse. Les aimables sentimens, les hautes pensées qui naissent dans les belles campagnes, sur le penchant des coteaux ombragés de chênes séculaires, ou sur les sommets éthérés des montagnes, manquent à ces hommes prisonniers dans un dédale de rues boueuses et enfumées.
Ces traits peuvent s'appliquer à la peinture de la population de presque toutes les capitales. Partout dans ces immenses agglomérations, les hommes, comme effrayés de la multitude qui les environne ou irrités des obstacles multipliés qu'ils éprouvent dans leur carrière, se replient sur eux-même comme le colimaçon dans sa coquille et vivent d'égoïsme. Alors, ils placent leur bonheur dans les plaisirs factices, vivent isolés de la nature, ignorent les jouissances paisibles de l'âme et la volupté profonde de la méditation. Un vaste tourbillon les entraîne dès l'enfance et leur vie tout entière se dissipe et s'achève, sans qu'ils aient eu un instant le sentiment intime de leur existence.

Le magasin Universel, 1834-1835.

Mœurs et usages au moyen-âge.

Mœurs et usages au moyen âge.


De toutes les parties de notre histoire, il n'en est pas de plus intéressante que celle qui nous retrace les mœurs et les usages de nos pères; la bizarrerie du costume, l'étrangeté de l'habillement, le maintien raide et empesé, nous paraissent chose plaisante, et nous ne pouvons manquer sourire du mauvais goût de nos ancêtres. On lit, dans divers auteurs contemporains de ces siècles encore si peu connus, quelques faits assez piquans que nous nous contenterons de rapporter avec cette naïveté de langage qui a pour nous tant d'attraits.
Ainsi messire Juvénal des Ursins, le grave historien du règne de Charles VI, passe en revue, dans un des chapitres de son ouvrage, la manière dont les dames se coiffaient alors: "Icelles dames et damoiselles faisaient de grands excès de parures, et portaient des cornes hautes et larges, ayant de chaque côté deux grands oreilles si larges, que quand elles voulait passer par un huis (porte), il leur était impossible de le faire." Ces coiffures bizarres étaient nées en Flandre comme nous l'apprend Thomas Couare,  moine célèbre du XVe siècle; dans de longues et fulminantes prédications, il s'éleva contre ces cornes: "Ce sont des choses paillardes, indécentes et damnables, s'écriait-il avec force devant les assemblées nombreuses de dames et de damoiselles." Toutefois ses sermons ne produisaient aucun effet, les anciennes tapisseries de Flandre nous ont conservé ces coiffures gigantesques qui allaient jusqu'à trois ou quatre pieds de hauteur;
C'est surtout sous le règne de Louis XI que l'on vit les coiffures des nobles dames, prendre un essor prodigieux: "Les femmes, dit Monstrelet, mirent sur leur tête des bourrelets à manière de bonnets ronds qui s'amenuisaient par dessus de la hauteur d'une demi-aune"; et Erasme dans son dialogue intitulé: Senatulus, vient encore confirmer ce témoignage: "Il s'élevait autrefois, écrit le savant docteur, des cornes sur le haut de la tête des femmes, auxquelles elles attachaient des espèces de voiles (linteamina); ces coiffures distinguaient les femmes de premier rang." Sous Louis XII, les petites maîtresses apportèrent quelques modifications à ce singulier accoutrement: "Les dames, dit un chroniqueur, abaissèrent un peu les coiffes dont elles se paraient, et se contentèrent de longs voiles noirs ornés de franges rouge ou pourpre." C'était la coiffure d'Anne de Bretagne depuis la mort de Charles VIII; on la voit ainsi représentée sur quelques gravures du temps.
Si nous examinons maintenant certains usages en vigueur chez nos pères, nous rencontrons une foule de détail d'une assez piquante curiosité. La manière de porter la barbe, par exemple, peut être l'objet de toute une histoire qui n'est pas sans quelque intérêt.
Il est de principe certain que tout Français était soldat; s'il embrassait tout autre état, il cessait d'être Français; pour marquer qu'il n'était plus de la nation on l'obligeait à se couper la barbe et les cheveux, signe qui servait à distinguer le Français d'avec le peuple subjugué. Alaric, roi des Visigoths, craignant d'être attaqué par Clovis et cherchant à l'amuser avec de belles espérances, lui fit demander une entrevue pour lui toucher la barbe, c'est à dire pour l'adopter, car on prenait par la barbe celui qu'on voulait placer sous sa protection. Eginard, secrétaire de Charlemagne, en parlant des derniers rois de la première race, dit: "Ils venaient aux assemblées du Champ de Mars, dans un chariot tiré par des bœufs; puis ils s'asseyaient sur le trône avec de longs cheveux épars et une barbe qui leur pendait jusqu'à la poitrine."
Robert, grand père de Hugues Capet, que Charles-le-Simple à qui il voulait enlever la couronne , tua de sa propre main, avait passé, au commencement de la bataille, écrit Mézerai, sa grande barbe blanche par dessous la visière de son casque, pour se faire reconnaître des siens. Ainsi, sous la seconde race on portait une longue barbe, et cet usage continua sous les premiers rois de la troisième. Hugues, comte de Châlons, ayant été vaincu par Richard, duc de Normandie, alla se jeter à ses pieds, avec une selle de cheval sur le dos, pour marquer qu'il se soumettait entièrement à lui: "dans cet accoutrement et avec sa longue barbe, rapporte la chronique, il avait plutôt l'air d'une chèvre que d'un cheval."
Vers la fin du XIe siècle, Guillaume, archevêque de Rouen, déclara la guerre aux longues chevelures; plusieurs gens du clergé se joignirent à lui, et dans un concile tenu en 1096, ils statuèrent "que ceux qui porteraient de longs cheveux seraient exclus de l'église pendant leur vie, et qu'on ne prierait par pour eux après leur mort."

Le Magasin Universel, 1834-1835.

dimanche 28 septembre 2014

Ce que gagnent les rois et les chefs d'état.

Ce que gagnent les rois et les chefs d'état.


Autrefois, tous les souverains pouvaient, à leur fantaisie, disposer des richesses de leurs sujets sans être obligés d'en rendre compte à personne, ce qui revient à dire qu'ils étaient les maîtres absolus; mais aujourd'hui, il n'y a plus guère que l'empereur de Russie, le sultan et les potentats asiatiques qui, comme chefs d'Etats et chefs de religion, possèdent tous les droits sans restriction.
Cette omnipotence explique par exemple que l'entretien de la maison du tzar revienne à quatre vingt-douze millions, par an, bien qu'officiellement la liste civile de ce souverain ne soit que de quarante-quatre millions.
De son côté le sultan, qui dispose, à son gré, du denier de l'Etat, dépense pour ses frais personnels, son train de maison et son harem plus de soixante millions par an; aussi est-il obligé, de temps à autre, pour combler le déficit de ses caisses, de recourir à des moyens plutôt arbitraires. 
Cependant, les souverains des autres pays seraient ingrats de se plaindre, car, bien qu'aujourd'hui la royauté ne soit plus qu'une magistrature, ces magistrats suprêmes qui s'appellent empereur et rois touchent des traitements considérables, et jouissent d'un grand nombre de privilèges.
Ils peuvent même amasser de grosses fortunes personnelles en vue d'événements futurs, de révolutions ou de changement de destinée. Le flot montant des têtes nouvelles fait craquer, en effet, bien des trônes et les puissants de ce monde font bien de prendre leurs précautions en envoyant des fonds à la banque d'Angleterre, c'est cet établissement qui compte parmi ses clients presque tous les souverains européens, et en s'assurant sur la vie.

La liste civile des souverains.

L'empereur d'Autriche.......................  22.000.000 francs
L'empereur d'Allemagne...................  18.000.000     "
Le roi d'Italie.......................................  16.000.000     "
Le roi d'Angleterre.............................   11.750.000     "
Le roi d'Espagne.................................   11.000.000     "
Le roi de Bavière................................    6.200.000      "
Le roi de Suède et de Norvège.........    4.500.000      "
Le roi des Belges.................................    4.000.000     "
Le roi du Portugal...............................    3.800.000     "
Le roi de Saxe.....................................     2.500.000     "
Le roi de Danemark...........................     2.400.000     "
Le roi de Wurtemberg......................     2.000.000     "
La reine de Hollande.........................     1.600.000      "
Le grand-duc de Bade......................      1.400.000     "
Le roi de Grèce..................................      1.300.000     "

Deux princes qui n'ont pas de liste civile.

Deux princes en Europe sont dépourvus de liste civile. Ce sont les prince de Liechtenstein et celui de Monaco. Le prince de Liechtenstein, au contraire, est tenu de payer, chaque année, à ses 9.500 habitants une amende de plusieurs milliers de couronnes pour n'avoir jamais depuis bientôt trente ans, mis les pieds dans sa principauté. Cette dépense ne doit, cependant, pas le gêner beaucoup, étant donné qu'après l'empereur, il est le plus riche propriétaire autrichien et qu'il possède, dit-on, une fortune personnelle approchant les deux cents millions de francs.
Les revenus du prince Albert de Monaco sont fournis par la Société des Jeux; chaque année, il touche une redevance de deux millions de francs. Il est, de plus, un des plus gros actionnaires de la Société qui lui a versé, il y a trois ans, une somme de dix millions, destinée à payer le renouvellement de son privilège, et cela sans préjudice d'une somme égale qu'il devra toucher dans dix ans.


Ce que touchent les présidents de la république.

En regard de la liste civile des souverains, qui, la plupart en outre, possèdent des fortunes personnelles considérables, nous allons voir les traitements des présidents de républiques:

Le président de la Rép. franç.................   1.200.000 francs
Le président des Etats-Unis..................      250.000    "
Le président de l'Argentine...................       180.000    "
Le président de l'Equateur....................       120.000    "
Le Président de la confédération Suisse       18.000    "

(Il y a encore deux ans, ce dernier ne touchait que 13.500 francs.)

Ce que gagnent les souverains par minute.

L'Almanach Hachette, la petite encyclopédie populaire universellement connue, a publié dans son édition de cette année une très curieuse statistique illustrée: Le Prix du travail des chefs d'Etats.
En supposant qu'ils travaillent 6 heures par jour, les chefs d'Etats suivants, toucheraient , par minute de travail.

L'empereur de Russie..............................   405 francs
L'empereur d'Autriche............................    176   "
Le roi d'Italie............................................     108  "
L'empereur d'Allemagne........................        88  "
Le roi d'Angleterre..................................        75  "
Le roi d'Espagne......................................        72   "
Le roi de suède........................................        48  "
Le roi de Bavière.....................................        46  "
Le roi de Saxe..........................................        24  "
Le roi des Belges.....................................        24  "
Le roi de Danemark...............................         18  "
Le roi de Wurtemberg..........................          10  "
M. Loubet...............................................           9  "
Le président des Etats Unis................             2  "
Le prés. de la conf. Suisse....................           0,15 francs

A ce sujet, pour finir, une bien amusante et surtout bien typique anecdote.
Lorsque, par milliers d'exemplaires, l'Almanach Hachette parvint aux frontières russes, au début de cette année, la censure impériale, impitoyable comme l'on sait, l'arrêta. Les fonctionnaires tinrent conseil, discutèrent, demandèrent des instructions pour savoir s'ils laisseraient pénétrer dans les Etats du tzar la célèbre petite encyclopédie française.
Ils s'y décidèrent enfin, mais l'Almanach Hachette ne fut mis en vente qu'au mois de mars; et quand les lecteurs ouvrirent leur exemplaire, quelle ne fut pas leur surprise de constater que les pages 247 et 248 en avaient été arrachées!
Ces pages contenaient la suggestive statistique que nous reproduisons plus haut! Et les zélés serviteurs n'avait pas voulu que l'on pût savoir en Russie quelles sommes fabuleuses on payait au "petit père" le tzar pour être gouvernés.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 21 juin 1903.



vendredi 26 septembre 2014

Chaussures à bon marché.

Chaussures à bon marché.


On vient d'arrêter dans un grand magasin de Paris une voleuse qui eût pu chausser des pensionnats de garçons et de filles avec les chaussures qu'elle récoltait chaque matin.
Lors de la visite domiciliaire opérée chez cette voleuse, on découvrit un véritable magasin de souliers. Tous les genres, depuis les mignons "cocos" de bébé jusqu'aux imposantes bottes d'égoutiers, y étaient représentées.
Le "truc" de cet amateur de chaussures à bon marché était aussi simple qu'adroit:
Elle demandait chez le cordonnier destiné  à devenir sa victime quelques paires de chaussures: puis, tandis qu'on les lui essayait, elle désignait une autre paire à l'extrémité de la boutique.



La courte absence du commis suffisait à la voleuse pour faire disparaître une paire de chaussures.
Elle se baissait pour arranger sa bottine et suspendait rapidement aux crochets d'une bande de cuir attachée à son mollet gauche, la paire de chaussure choisie. 



Elle déclarait alors qu'elle ne trouvait rien à son goût, qu'elle reviendrait, et s'en allait tranquillement, portant quatre souliers aux pieds comme le montre notre gravure.

Mon Dimanche, 21 juin 1903.

Comment savent mourir les Arabes.

Comment savent mourir les Arabes.


Durant mon séjour en Tunisie, j'ai assisté à trois sortes d'exécutions: j'ai vu pendre, j'ai vu guillotiner et j'ai vu fusiller, et toujours, quelque fût le genre du supplice, j'ai vu l'Arabe accepter son sort, je ne dirai pas avec le plus profond mépris, ce ne serait pas l'expression propre, mais bien avec la plus profonde indifférence. Tous mourraient sans ostentation comme sans révolte, et il faut avoir vu, de ses yeux vu, pareil spectacle pour se rendre un compte exact de l'impassibilité absolue de l'Arabe devant la mort.

La pendaison.

La pendaison fut longtemps monnaie courante au tribunal arabe de l'Ouzara. Je parle de certain printemps (de 1884, si j'ai bonne mémoire) où notre régiment était caserné à la Kasbah de Tunis, non loin du Bardo, le palais des Beys.
On pendait, sinon tous les samedis, du moins toujours le samedi, et toutes les exécutions avaient lieu derrière le Bardo à neuf heures du matin. Le programme était invariable.
- Messieurs, nous disait la cantinière, notre nouvelliste attitrée, retour du marché, on pend aujourd'hui.
- Ah! on pend!
Le propos courait de bouche en bouche et les officiers que leur service laissait libres ne manquaient pas de se rendre en bande à la pendaison. N'allez pas croire que ce fut cruauté de notre part, mais désœuvrement plutôt et curiosité des mœurs locales. La chose, d'ailleurs, se passait si simplement!
Auriez-vous assisté dix fois à ce spectacle que dix fois il eût été identique au point de croire que le patient demeurait le même et jouait un rôle.
La potence était dressée le long d'une haute haie de cactus dans un champ. Une porte basse du Bardo s'ouvrait pour donner passage au condamné escorté du bourreau. Très peu de monde; quelques curieux, des Européens et de rares indigènes pacifiquement mêlés au peloton de la garde beylicale qui se tenait sans ordre autour du gibet.
D'un pas calme, condamné et bourreau s'avançaient côte à côte, l'air débonnaire, si semblables l'un à l'autre, que seules ses mains enchaînées désignaient le condamné.
Dans l'assistance, pas un cri, pas un murmure, à peine un mouvement d'attention.
Au pied de la potence, le bourreau recouvrait d'un mouchoir le visage de l'homme qui se laissait faire, puis il l'aidait fraternellement à monter sur la plate-forme, y montait à son tour, là l'abandonnait un instant à son indifférence pour s'assurer que tout était bien en place, lui passait soigneusement la corde au cou, puis la chose faite, redescendait de la plateforme avec son immense placidité, je n'exagère rien, je note, exacte, une impression vécue.



Enfin le déclic jouait et la plate-forme manquait sous les pieds du patient (jamais mot ne fut plus juste!) qui, brusquement était projeté dans l'espace et ... et comme la comédie tournait au drame, je m'éloignais, ne voulant pas voir les soubresauts du corps du supplicié. Mes camarades m'imitaient. Quelques instants après, les indigènes, toujours aussi calmes, reprenaient leur route un moment interrompue. Et c'était tout.

La guillotine.

Si j'ai vu pendre à plusieurs reprises, je n'ai vu guillotiner qu'une fois et contre mon gré: j'ai horreur du sang versé, mais je fus obligé d'assister jusqu'au bout à une exécution capitale étant commandé de service d'ordre avec mon escadron. 
C'était une nuit d'hiver, en 1886. L'échafaud était dressé sur la place sise à l'entrée d'une des portes principales de Tunis, la porte Bab-Sadoun. Presque pas d'Arabes dans l'assistance, à peine quelques burnous qui, à la lueur vacillante des dernières étoiles, trouaient de taches blanches le noir de la nuit.
Dès la première lueur du jour, une voiture s'arrêta, d'où l'on fit descendre trois Arabes, tous trois condamnés à la peine capitale. La triple exécution fut rapidement menée. Sans attendre le secours des aides, le premier Arabe, très ferme, se présente devant la guillotine..



Justice faite, le second parut à son tour, sans faiblir.
Le dernier, un homme très grand, à profil d'aigle, il me semble encore le voir!, avait regardé tomber les deux têtes, impassible. Il eut, lorsque son tour vint, une sorte de recul instinctif, un rien, puis se ressaisissant aussitôt, très calme, il marcha vers la mort. La vision de ces trois têtes fauchées coup sur coup m'a poursuivi longtemps; elle me fait peur encore aujourd'hui quand j'y pense! Je me souviens, qu'en me retournant vers mes hommes, je vis qu'ils avaient les traits livides et que je sentis, moi, mon sang affluer brusquement au cerveau. Minute terrible qui fut un siècle!
Un souvenir bizarre se rattache à cette scène. 
Peut être n'ignorez-vous pas que les Arabes, sur leur tête rasée, laissent croître une poignée de cheveux pour permettre à Mahomet, au jour du jugement dernier, d'enlever leur corps pour le transporter au Paradis. Or la famille des suppliciés avait obtenu de l'autorité française la permission de procéder à l'hôpital arabe au recollement des trois têtes.
- Mon capitaine, me dit le lieutenant qui avait eu mission d'assister à la funèbre cérémonie, les deux petits n'ont plus chacun leur tête; on les a interverties. Un des médecins arabes s'est aperçu  trop tard de l'erreur commise; personne autre heureusement ne l'a remarquée!
Suprême dérision du sort! Espérons qu'au Paradis, Allah aura rendu a chacun son bien propre! Je ris maintenant, mais je vous assure que ce matin-là je n'avais pas envie de rire tant je demeurais sous une terrible impression!

Passé par les armes.

Deux ans après, sur le champ de tir, tout proche de cette même porte de Bab-Sadoun, par un matin d'avril, la garnison tout entière était rangée dès l'aube du jour: l'infanterie massée face à la butte de tir, la cavalerie en bataille à droite et à gauche fermait les deux derniers côtés du carré.
"Garde à vous!". Les troupes se raidissent sous les armes et de la voiture cellulaire qui stoppe net en plein trot, un tirailleur indigène, un turco, escorté par quatre zouaves baïonnette au canon, descend. L'arabe va être passé par les armes.
Au milieu des détails de l'exécution, un double souvenir m'est resté précis: le sang-froid du condamné, le calme des rares indigènes qui, arrêtés en arrière de nos rangs, regardaient.
L'homme a plusieurs reprises, refusa de se laisser bander les yeux, puis obéit, résigné, mais quand, sur un signe, il s'agenouilla sans aide, la tête se maintint haute et ferme sous le bandeau.
Quand le corps, un moment soulevé par la décharge, retomba comme aplati sur le sol, les troupes défilèrent, suprême honneur, devant cette loque bleue ensanglantée qu'était devenu le corps du soldat. 



Était-ce le cadre si pittoresque, le ciel si bleu, l'homme si imposant, la majesté si grande de cette scène, était-ce cela ou autre chose? Je ne sais, mais à l'impression profonde que je ressentis se mêlait, en mon cœur de soldat, un sentiment indéfinissable, tout à la fois de force et de respect...

Le fatalisme.

Ainsi devant la corde, devant le fer, devant la balle, j'ai vu l'Arabe demeurer impassible, et notez que ces condamnés étaient tous des êtres inférieurs, tous des meurtriers, la plupart avaient assassiné lâchement, le tirailleur entre autres!
Cette insouciance, cette impassibilité devant la mort que tous ceux qui ont vécu en contact avec les musulmans ont constatées, l'Arabe les puise en sa foi religieuse, en la certitude de l'existence du Paradis de Mahomet si différent du nôtre!
Le dernier mot qui monte aux lèvres expirantes du croyant est mektoub: C'était écrit!
C'est le fatalisme arabe.
Si la bravoure raisonnée des nations civilisées engendre parfois les actions les plus nobles, elle ne saurait soustraire toujours l'homme aux découragements brusques que l'Arabe ignore en son fatalisme aveugle.
Ainsi le fatalisme fait-il de la race arabe une race forte et guerrière entre toutes.

                                                                                        Un officier de Chasseurs d'Afrique.

Mon Dimanche, 21 juin 1903.

jeudi 25 septembre 2014

La salière économique.

La salière économique.

Prenez deux oranges. Pratiquez une incision circulaire dans chacune d'elles, de façon à pouvoir enlever la peau en deux calottes, celle du sommet du fruit un peu moins haute que l'autre. Ce sont ces dernières calottes qui formeront les corps de nos salières; le pied sera fait à l'aide d'un anneau moins grand que le bol, pris dans la calotte inférieure. Nous engageons nos jeunes lecteurs à se servir d'un canif bien aiguisé, qui les aidera aussi à détacher l'écorce du fruit par une section très nette.
Coupez encore dans la calotte inférieure une bande d'écorce d'une largeur d'un centimètre et demi, laquelle vous servira à faire l'anse réunissant les deux corps de la salière.
Lorsque, après quelques jours, la peau commence à sécher, collez les pieds aux bols avec de la cire à cacheter. Ceci fait, appliquez par le même moyen l'anse à l'un des bols, ayant soin que celle-ci s'appuie sur le pied, comme l'indique notre figure. 



Procédez de même pour l'autre bol, puis fixer la boucle de l'anse en réunissant, toujours avec de la cire, les deux corps de la salière.
Il sera bon d'indiquer au préalable par quelques traits de crayon les endroits où la cire doit être appliquée.
Vous serez alors possesseur d'une salière-poivrière qui aura pour le moins le mérite de l'originalité.
Plus tard quand vous serez très habiles, vous pourrez faire le même objet en l'agrémentant d'anneaux ornementés, comme le montre notre figure 2, 



mais, pour le début, nous vous engageons à vous en tenir au modèle le plus simple.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 juin 1903.

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique.

L'enfer est pavé de bonnes intentions, nous dit-on; ce qui prouverait que l'excellente volonté ne rachète pas la méchante action.
Sur la place Saint-Sulpice, un sergent de ville remarqua deux jeunes garçons, de treize à quatorze ans, qui, retirés à l'écart, s'occupaient à compter des pièces d'or dans leur casquette. Il prit envie à l'agent de se mêler de leurs affaires; et, s'approchant sans être vu, il entendit l'un d'eux dire à l'autre:
- Porte cela à tes parents... Dieu merci! leur voilà de quoi vivre pour quelques jours... Je ne garde que cette pièce de cinq francs pour moi.
Le partage ainsi fait, l'agent accosta les deux petits compagnons, et leur enjoignit de le suivre chez le commissaire de police, pour expliquer d'où venaient ces belles pièces jaunes et blanches.
Il fallut avouer la vérité. Adolphe J... , jeune garçon de jolie figure et de caractère décidé, entendait souvent parler à son camarade Eugène C... de la misère profonde dont souffraient ses parents, pauvres ouvriers sans ouvrage. Il résolut de venir en aide à cette famille. Des demandes de secours qu'il fit à plusieurs personnes n'amenèrent aucun résultat; mais son esprit inventif trouva un moyen plus court; il glissa la main dans la poche des gens, et y prit ce qui était à sa convenance. Portant le tout à son camarade, il ne se réservait que de légers pourboires. Le jour où l'agent de police l'avait surpris, il venait d'enlever à une dame, pendant la messe de Saint-Sulpice, un porte-monnaie contenant une soixantaine de francs.
La pensée était très-bonne, mais cette habilité de la main à se glisser dans la poche, cette dextérité à en soustraire la bourse, a fait froncer le sourcil au commissaire de police. Il a envoyé les deux jeunes gens au dépôt, et la justice aura à décider si la bonne intention rachète la faute.
On a beaucoup parlé de l'assassinat de la rue Saint-Martin. Il dénote le caractère le plus étrange chez le coupable et une susceptibilité telle qu'on n'en vit jamais.
Le sieur B... , domicilié rue Saint-Martin, 195, avait pour voisin Garnier, fabricant de jouets d'enfant. Comme ils occupaient des logements situés à l'angle d'une cour, leurs fenêtres se regardaient. Garnier était doux et innocent comme ses moutons de bois. Cependant B... s'imagina que son voisin le voyait d'un mauvais œil, assemblait chez lui des comédiens pour le narguer, et même écrivait contre lui un pamphlet qu'il allait livrer à la publicité.
Il consignait ces griefs dans un journal intitulé Mes Malheurs, où il inscrivait chaque soir, les événements de la journée.
Pour se soustraire à ces persécutions, B... s'embusqua à sa fenêtre, ouverte en face de l'escalier; et, lorsque, vers dix heures du matin, le malheureux Garnier descendit en fredonnant, il lui tira un coup de fusil qui l'étendit roide mort. Rentrant aussitôt chez lui, il rechargea l'arme à feu et tenta de se brûler la cervelle. Mais le canon, mal dirigé, n'a occasionné qu'une profonde blessure sans donner la mort.
B... est maintenant à l'Hôtel-Dieu, où il attend de savoir s'il mourra de sa blessure, sera enfermé comme fou, ou puni comme assassin.
Mais voilà de tristes effets pour une petite cause.
C'est ainsi que, dans une maison de Péra, la perte d'un chapeau a manqué entraîné la perte d'un mari. Madame, malgré les observations de monsieur, s'était procuré cette charmante coiffure de Paris; le mari massacra le ruineux chapeau de paille d'Italie; ce qui exaspéra la femme coquette au point de lui faire tenter, à l'aides d'allumettes chimiques, d'empoisonner son mari, crime dont elle a maintenant à rendre compte à la justice.

                                                                                                              Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 21 juin 1857.

Mœurs du peuple anglais.

Mœurs du peuple anglais.


L'ivrognerie abandonne tous les jours les classes supérieures de l'Angleterre. Il est aujourd'hui de très mauvais ton de se griser jusqu'à rouler sous la table, et quoiqu'il ne soit pas encore fort rare de rencontrer dans les rues de Londres des hommes et des femmes bien mis, à la mine enluminée et à la démarche chancelante, on peut cependant assurer que ces personnes, les femmes surtout, n'appartiennent pas à ce qu'on appelle la classe respectable. ce n'est pas cependant que les bonnes matrones sur le retour, que les vieilles filles d'une certaine aisance, et appartenant à de bonnes familles des classes moyennes, de marchands retirés, ne se permettent assez souvent, le soir souvent, le régal de gin et d'eau chaude; mais cela se passe à l'intérieur, après le souper, et si la raison se trouble tant soit peu, on n'a pas de témoins importuns, les enfans sont au lit, et l'on a toujours assez de force pour monter se coucher. Le lendemain, on a mal à la tête, mais le climat est si mauvais, qu'il n'y a là rien qui doive surprendre, et l'on hésite pas à détourner les yeux et à faire la grimace toutes les fois qu'on se trouve en compagnie d'hommes qui se livrent au même passe-temps. Péché caché est à moitié remis.
Mais à mesure que l'ivrognerie abandonne les classes supérieures, elle se propage avec une effrayante rapidité dans les classes pauvres; elle semble croître en raison inverse de l'aisance, et d'effet qu'elle est, elle ne tardera pas à devenir la cause du décroissement de la prospérité. Un petit coup de gin pour un estomac délabré est un cordial qui charme la faim, et remédie temporairement au délabrement, et comme l'effet est prompt, on a plus tôt fait d'y avoir recours que d'acheter un morceau de pain; les maux d'estomac redoublent par l'usage de cette boisson, il faut bien que le remède soit plus fréquemment employé, et l'on ne tarde pas à tout sacrifier pour se procurer ce poison. Le gin a une qualité qui lui est propre, il est narcotique; les mères en donnent une cuillerée aux jeunes enfants que la douleur empêche de dormir; il n'est donc pas étonnant que le goût en soit aussi général.
Ce goût tend à se répandre bien plus encore depuis l'établissement de ces immenses et magnifiques palais qu'on appelle gin-temples, et dans lesquels on débite, pour un ou deux sous, du gin à chacun des quatre-vingt ou cent individus de tout âge, de tout sexe, et couverts de haillons, qui viennent s'asseoir sur les bancs qui tapissent ses murailles.
Le spéculateur place en général ces temples dans les quartiers habités par les pauvres, de sorte que leur somptuosité ressort encore plus indécemment au milieu de la misère qui les entoure.
Un comptoir en acajou, dans le fond d'une vaste salle éclairée par l'éclat de mille becs de gaz, des frises dorées et sculptées avec soin, des glaces d'une grande dimension, tous les détails de la somptuosité anglaise, lourde, massive, mais riche, sont déployés dans ces gouffres pour attirer les malheureuses victimes qui, les pieds nus, la poitrine à peine couverte par des haillons, restes des habits des riches, viennent achever d'y ruiner leur santé. A Londres, comme nous l'avons dit dans un précédent article, jamais un pauvre n'endosse une veste dont l'étoffe ou la forme convienne à sa condition; ce sont les défroques des riches qui les couvrent, et l'étranger, en arrivant, est frappé d'étonnement à la vue de pauvresses qui lui demandent l'aumône, couverte d'une vieille robe de satin à falbalas et d'un chapeau de velours à fleurs ou à plumes.
Les gin-temples, contre lesquels il faut regretter que le gouvernement ne puisse rien, ont provoqués la naissance des sociétés de tempérance, et bien que ceux qui se sont emparés de cette idée soient en général des philanthropes de profession, c'est à dire des gens qui parlent beaucoup mais ne font guère, il y a lieu d'espérer que les bons citoyens s'en mêleront et remédierons au mal.
Un comité d'ivrognerie s'est établi sous les auspices de la législature, et peut-être obtiendra-t-on un acte contre les gin-temples. Parmi les documens qui ont été présentés à ce comité, celui-ci mérite d'être rapporté. Il s'agissait d'une vieille femme tombée dans la misère par l'usage du gin. "Cette femme, qui est veuve aujourd'hui, dit le témoin, est la tante de l'un de nos plus célèbres chanteurs. C'est une buveuse de gin incorrigible. Elle est mère de quatre filles et de deux fils, tous transportés à Botany-Bay. Après avoir vendu tout ce qu'elle possédait pour se procurer sa liqueur favorite, elle eut recours à l'expédient le plus extraordinaire: la nature, qui l'avait assez bien dotée, lui avait, avec l'âge, retiré tous ses dons, à l'exception des dents les plus blanches et les mieux faites qu'il soit possible d'imaginer; Elle les vendit au dentiste les unes après les autres... A mesure que sa passion augmentait, le dentiste spéculait sur son appétit et diminuait le prix qu'il avait d'abord donné. Il lui reste aujourd'hui deux dents; la dernière qu'elle a vendu lui a été payée 8 sous.
Après son extraction cependant, elle pensa que c'était trop souffrir pour si peu; elle alla trouver un médecin, et lui proposa de vendre son corps par anticipation. Le médecin y consentit; il lui offrit de lui donner une certaine somme par jour en sus du prix de son corps, à la condition qu'elle prendrait une certaine dose de médecine par semaine, pour en essayer les effets. La buveuse hésita; mais craignant que la médecine n'eût pour objet de la tuer plus vite, elle se décida à refuser."
Il y a un grand enseignement dans cet exemple. L'Angleterre s'y dévoile toute entière: la vieille femme, le dentiste, le médecin sont des types qu'on ne saurait trop examiner.

Le Magasin Universel, 1834-1835.

mercredi 24 septembre 2014

Coutumes du moyen âge: les combats judiciaires.

Coutumes du moyen âge: les combats judiciaires.


Ce fut sous le règne de Louis VII que s'établit la coutume des combats judiciaires, jurisprudence barbare, qui mettait au rang des preuves les plus certaines et les plus propres à éclairer la conscience des juges, l'agilité du corps et la force musculaire des plaideurs. Lorsque la solution d'un procès offrait quelque difficulté, pour savoir de quel côté était le bon droit, on faisait battre les parties, et le vainqueur avait raison. Ainsi les jugemens étaient uniquement basés sur l'axiome de notre immortel fabuliste:

                                            La raison du plus fort est toujours la meilleure.

On donnait à cette plaidoirie brutale le nom de champ-clos, de duel ou combat judiciaire, de gage de bataille, et même de jugement de Dieu.
Né dans les forêts de la Germanie, cet usage, aussi ridicule que féroce, fut, à la fin du Ve siècle, introduit par les Bourguignons dans la contrée orientale de la Gaule. Une loi de Gondebaud, roi de cette contrée (501), le mit en vigueur. Vainement Avitus, évêque de Vienne, et dans la suite Agobard, évêque de Lyon, dignes ministres d'une religion de paix et de concorde, s'élevèrent-ils avec force contre ces prétendus jugemens de Dieu. Vers la fin de la deuxième race, cet usage pénêtra dans le reste de la Gaule, et y fut généralement établi dans le commencement de la troisième, c'est à dire sous Louis-le-Jeune, ainsi que nous l'avons dit plus haut.
Dans le principe, ce n'étaient que les hommes d'armes qui vidaient ainsi leurs querelles; mais bientôt toutes les classes de la société furent soumises à cette procédure. Les vieillards, les femmes, les riches bénéficiers, trop faibles ou craignant pour leur personne, prenaient des champions à gage. Ceux-ci, pour quelque argent, consentaient à courir le risque d'être assommés, et même s'ils étaient vaincus, de perdre une main, un pied, ou bien d'être pendus; car c'était le sort réservé aux avoués ou champions; ce qui fut introduit, dit-on, pour empêcher qu'ils ne se laissassent gagner et vaincre par l'adversaire, et pour qu'ils eussent le plus grand intérêt à bien défendre leur partie.
Telle était la barbarie de ces temps d'ignorance, que le combat était ordonné même dans les procès d'un mince intérêt. Ainsi on trouve, à la date de 1168, une ordonnance qui défend d'autoriser le duel pour une contestation au-dessous de cinq sous: ce qui suppose qu'auparavant on pouvait se battre pour une plus faible somme.
Saint Louis tenta de déraciner cette vieille coutume, et ordonna que la preuve par témoins serait substituée aux combats judiciaires; mais son ordonnance, observée seulement dans les domaines royaux, resta sans effet partout ailleurs. Les barons refusèrent de s'y soumettre dans leurs seigneuries, parce qu'elle les privait d'un bénéfice considérable. En effet, lorsqu'il y avait gages de bataille, l'amende du vaincu roturier était pour eux de 60 sous, et celle du vaincu gentilhomme de 60 livres.
Philippe-le-Bel essaya de détruire un abus si révoltant; mais ne pouvant y parvenir, il tâcha du moins d'en régler l'usage, et ses ordonnances rendirent les combats plus rares. Ce n'est que vers la fin du XIVe siècle qu'ils cessèrent tout à fait.
Voici quelques détails que donne Montesquieu, dans l'Esprit des Lois, sur les règles établies dans l'exercice de cette étrange jurisprudence.
On ne pouvait demander le combat que pour soi, ou pour quelqu'un de son lignage, ou pour son seigneur-lige. Lorsqu'il y avait plusieurs accusateurs, il fallait qu'ils s'accordassent pour que l'affaire fût poursuivie par un seul; et s'ils ne pouvaient en convenir, celui devant lequel se faisait le plaid, nommait un d'entre eux qui poursuivait la querelle. Quand un gentilhomme appelait un vilain, il devait se présenter à pied avec l'écu et le bâton; et s'il venait à cheval et avec les armes d'un gentilhomme, on lui ôtait son cheval et ses armes; il restait en chemise et était obligé de combattre en cet état contre le vilain. Avant le combat, la justice faisait publier trois bans: par l'un, il était ordonné aux parens des parties de se retirer; par l'autre, on avertissait le peuple de garder le silence; par le troisième, il était défendu de donner du secours à l'une des parties, sous de fortes peines, et même sous celle de mort, si par ce secours un des combattants avait été vaincu. Les gens de justice gardaient le parc, et dans le cas où l'une des parties aurait parlé de paix, ils avaient grande attention à l'état où elles se trouvaient toutes les deux dans ce moment, pour qu'elle fussent remises dans la même situation, si la paix ne se faisait pas. Quand les gages étaient reçus pour crime ou pour faux jugement, la paix ne pouvait se faire sans le consentement du seigneur.
Lorsque dans un crime capital, le combat se faisait par champions, on mettait les parties dans un lieu d'où elles ne pouvait voir le champ de bataille, et chacune d'elles était ceinte de la corde qui devait servir à son supplice, si son champion était battu;
On ne se battait pas dans toute espèce de cause. Si le fait était notoire, par exemple, si un homme avait été assassiné en plein marché, on n'accordait ni la preuve par témoins, ni la preuve par le combat; le juge prononçait sur la publicité. Quand un accusé de meurtre avait été absous par un parent du mort, de l'action intentée contre lui, un autre parent ne pouvait demander le combat. Si celui dont les parens voulaient venger la mort, venait à reparaître, il n'était plus question de combat. Il en était de même si, par une absence notoire, le fait de l'assassinat se trouvait impossible. Si un homme, qui avait été tué, avait, avant de mourir, disculpé celui qui était accusé, et qu'il eût nommé un autre meurtrier, on ne procédait pas au combat; mais s'il n'avait nommé personne, on ne regardait sa déclaration que comme un pardon de sa mort: on continuait les poursuites, et même, entre gentilshommes, on pouvait faire la guerre.
Quand un homme, appelé en champ-clos pour un crime montrait visiblement que c'était l'appelant même qui l'avait commis, il n'y avait plus de gages de bataille; car il n'y aurait point eu de coupable qui n'eût préféré un combat douteux à une punition certaine.
Beaumanoir dit qu'un homme qui voyait qu'un témoin allait déposer contre lui, pouvait éluder sa déposition en disant aux juges que son adversaire produisait un témoin faux et calomnieux; et si le témoin voulait soutenir la querelle, il donnait des gages de bataille. Si ce témoin était vaincu, la partie, qui l'avait produit, perdait son procès. Le témoin pouvait quelquefois se dispenser de combattre; mais pour cela, il fallait qu'il dit à sa partie, avant de déposer: "Je me bée pas à combattre pour votre querelle, ne à entrer au plet au mien; mais si vous me voulez défendre, volontiers dirai la vérité." la partie se voyait alors obligée de combattre pour le témoin.
La nature de la décision par le combat, étant de terminer l'affaire pour toujours, et n'étant pas compatible avec un nouveau jugement, l'appel, tel qu'il est établi par les lois canoniques, c'est à dire un tribunal supérieur, était inconnu en France. Mais on pouvait prendre ses juges à partie, et fausser la cour, comme on le disait à cette époque; on combattait alors contre eux, et il fallait les vaincre tous, pour prouver que le jugement, qu'ils avaient rendu, était faux et inique. Si la partie était vaincue, elle payait une amende, lorsqu'il ne s'agissait que d'une affaire ordinaire; mais lorsque l'affaire était capitale, elle était punie de mort. Telles étaient les principales règles établies pour les combats judiciaires: dans un prochain numéro nous donnerons à nos lecteurs quelques exemples de ces sortes de combat.

Le Magasin Universel, 1834-1835.

Espagne: physionomie des troupes.

Espagne: physionomie des troupes.


Les traits caractéristiques qui distinguent le Français de l'Espagnol sont plus saillans, plus tranchés peut être encore dans les mœurs et les habitudes militaires des soldats des deux nations. 
Et d'abord parlons du cigaro. On a dit bien souvent, sans le répéter assez peut être, quel rôle immense jouait le cigare dans l'existence espagnole. C'est une partie intégrante du bien-être civil et militaire; pas de conversation qu'il ne précède, pas de rapports, de liaisons qu'il ne facilite, pas de souffrances qu'il n'aide à supporter. Aussi à la promenade (al paseo) tout comme en sentinelle perdue, à la guerre, vous retrouverez le soldat espagnol savourant avec recueillement et bonheur ses bouffées de tabac, et psalmodiant ses chansons nationales.
Que lui importe la faim, la soif et les intempéries de l'air? Il fume, et il fredonne; c'est assez.
Après le cigare, l'objet le plus essentiel sans contredit pour le soldat de ce pays, est cet instrument, qu'on rencontre dans les corps de garde et les bivouacs, comme dans les boutiques des barbiers: la guitare! Ce n'est, le plus souvent, qu'une mandoline détestable dont l'existence remonte au troubadour Geoffroi Rudel, mais n'importe. S'il est placé sous les ordres d'un officier, rigide observateur des convenances militaires, le soldat trouve encore le secret d'éluder la défense et de faire voyager l'instrument favori; sans qu'on sache comment elle est arrivée, la guitare reparaît aux haltes, aux exercices, et autour des musiciens se forme le cercle des chanteurs. Les chefs se montrent-ils moins ennemis de cette harmonie nationale, aussitôt la guitare reprend sa place d'honneur: mise en travers et en évidence, sur le sac d'un soldat, elle voyage avec la compagnie. dans les corps de garde, vous l'apercevez toujours à côté du râtelier d'armes. C'est elle qui préside aux concerts de nuit, aux Sequedillas, Manchegas, Polos y tiranas, etc., sérénades improvisées, empreintes d'une origine et d'un charme tout moresque, et qui, dans les belles soirées d'été, attirent la senora sous la tente du balcon. De là vient que le voisinage d'un corps de garde, qui en France ne séduit personne, est quelquefois recherché en Espagne. Mais le jour a lui; jetez les yeux sur cette caserne, sur ce même corps de garde, tout est rentré dans le calme et le silence. Ici des cours désertes; là des officiers et des soldats décolletés, dormant étendus à l'ombre.
Sans doute il vous est arrivé de voir des soldats français à l'exercice, pendant l'intervalle de repos qui sépare les deux prises d'armes? Chacun rit, s'ébat ou s'escrime. En Espagne, au contraire, l'instant où l'on fait rompre les rangs n'ajoute ni au bruit ni au mouvement du tableau. La foule bourgeoise envahit le terrain de manœuvres; les cigaritos s'allument silencieusement après un simple échange de signes, et bientôt tout est confondu, femmes, enfans, moines, bourgeois et militaires.
Et qu'on ne vienne pas alléguer, en excuse de cette nonchalance, la chaleur du climat. Nous avons vu nos soldats à une température aussi brûlante, et certes ils n'avaient pas perdu de leur caractère ni de leur bruyante gaîté. Non, il y a dans ces bataillons espagnols un je ne sais quoi qui trahit un manque d'habitude et comme de souplesse militaire. Leur aspect national a disparu; et s'il nous était donné de rendre ici une impression, intraduisible peut être par des mots, nous dirions que ces soldats produisent moins l'effet de conscrits, que de bourgeois jouant gravement au soldat.
Ces observations critiques portent bien plus sur la forme que le fond. Le mérite d'une armée ne consiste pas, nous le savons, dans l'élégance de ses soldats, et néanmoins il est encore plusieurs singularités que nous croyons devoir signaler. Nous mettons en première ligne l'insupportable monotonie de la marche des tambours. Remarquez que marche est ici écrit au singulier, attendu qu'il n'en existe en effet qu'une seule pour toutes les circonstances et dans toute l'étendue de la monarchie espagnole. C'est une batterie qui ne ressemble pas mal à celle qui s'exécute à nos convois funèbres; seulement la mesure en est plus ou moins précipitée, selon que le pas est ordinaire ou accéléré. Cette marche, m'a-t-on dit, est si ancienne, si nationale, que l'on n'a point osé y toucher. Félicitons les Espagnols de faire du patriotisme à propos d'un roulement de tambour; mais toujours est-il que les oreilles profanes des étrangers en sont long-temps poursuivies.
A propos de tambours, ajoutons un mot sur les tambours majors: ils sont placés, ainsi que les nôtres, à la tête des régimens; mais que sont les grâces et les balancemens affectés de ceux-ci, à côté des tambours majors espagnols dont les contorsions, disons le mot, les gambades dépassent tout ce que l'imagination peut se figurer? Les hommes choisis pour ce rôle mimique ne sont pas d'ailleurs d'une taille plus élevée que les autres.
Il faut remarquer qu'en revanche les musiques des régimens espagnols sont incontestablement meilleures que les nôtres. Le choix des airs, le plus souvent tristes et langoureux, manquent bien un peu de vivacité militaire; mais l'harmonie en est pure et l'exécution bien sentie. Avec quels délices on retrouve là, dans une mélodie accentuée, les beaux cantabile de Rossini et les symphonies d'Haydn! Paris revient bientôt à la mémoire, on s'oublie.....; lorsque tout à coup ces malheureux tambours reprenant, le charme est détruit!
On sait qu'à partir du grade de chef de bataillon les épaulettes disparaissent. Les galons sur la manche et la canne deviennent les seules marques distinctives du grade des officiers supérieurs et des généraux. La canne que portent en bandoulière les officiers supérieurs n'indique chez que le grade honoraire dont ils ont les insignes. 
L'une des choses qui surprennent le plus les Français qui assistent aux exercices qui assistent aux exercices et aux manœuvres en Espagne, c'est le laisser-aller des officiers et des soldats.
Figurez-vous un chef de bataillon, par exemple, fumant son cigarito en même temps qu'il commande l'exercice; l'Andalouse sémillante, le moine franciscain avec son grand chapeau à la Basile, se promenant tout auprès de la troupe, adressant, l'un un gracieux sourire avec son éventail, l'autre un salut clérical à tel ou tel officier sous les armes. En outre, presque jamais de baïonnette au bout du fusil, même lorsqu'on commande le pas de charge la baïonnette croisée; des jalonneurs se portent avec une extrême nonchalance pour tracer les lignes. Nous craindrions de fatiguer nos lecteurs s'il nous fallait rapporter ici tout ce qu'il y a de mol abandon, de camaraderie dans ces manœuvres. Nous pouvons ici rapporter un fait dont un voyageur a été témoin dans une petite guerre exécutée  aux environs de Madrid, à l'occasion des fêtes du couronnement de l'infante. Un bataillon se repliant, se formait en colonne d'attaque; un capitaine vint s'arrêter avec sa compagnie précisément à la place de bataille d'un autre, de sorte que cette dernière survenant, notre officier s'aperçoit de sa bévue; seguid me, muchachos (suivez-moi, enfans), s'écrie-t-il, en s'adressant à son peloton; et les voilà courant à travers les divisions qui se forment successivement, renversant, bousculant les autres soldats. C'est une véritable mêlée. Quant au chef de bataillon, au lieu de chercher à faire cesser la confusion par un commandement calme et sévère, il s'était pris d'un fou-rire à la vue de ce désordre... Il était hors d'état de commander. Hâtons-nous de dire que ce sont là des exceptions, et que de pareilles scènes ne sauraient se renouveler souvent.
Les uniformes des officiers de la garde sont d'une coupe élégante et légère; on y remarque en général une tendance plus ou moins heureuse à imiter les tournures françaises; mais dans toutes les importations de ce genre, il est rare que le goût national vienne se glisser. Ainsi l'usage, on pourrait presque dire le bon ton, parmi les officiers espagnols, n'est pas de porter les épaulettes carrément sur les épaules, comme on le voit en France. Ils les rejettent en arrière, à la façon des voltigeurs de Louis XIV. Autre chose encore; nous voulons parler d'une manière fatale de porter les collets d'habits, dont la hauteur par derrière est tellement exagérée, que l'on dirait une lutte établie à qui sera le plus ridicule; assurément, il n'est pas un homme, fut-il même un Antinoüs, qui ne parut gêné et voûté en étant habillé de la sorte. cette disposition a de plus l'inconvénient inévitable de la malpropreté, ainsi que le dénotent d'ailleurs, sans y remédier, ces doubles collets dont tous les habits sont revêtus. Quand au caractère de l'armée espagnole, on peut dire qu'individuellement le soldat de cette nation est brave. Si chez lui on ne retrouve ni l'impétuosité des Français, ni cette fermeté de réaction des Anglais, il est bien plus sobre et plus patient que les soldats de ces deux nations. Possédant toutes les qualités qui constituent le guerrier, il est dur aux fatigues et susceptible d'un grand élan, lorsqu'il est conduit par des officiers qui ont mérité sa confiance; mais orgueilleux, fanfaron, même dans les revers les plus humilians, et rarement généreux dans la victoire.

Le Magasin Universel, 1834-1835.

mardi 23 septembre 2014

Les précieuses ridicules.

Les précieuses ridicules.

Lorsque Molière fit jouer sa comédie des Précieuses Ridicules ( en 1659), l'épidémie du bel esprit avait infesté la France; toutes les femmes du monde voulaient juger la prose et les vers, donner le ton aux auteurs, et faire les réputations; on confondait et la langue parlée et la langue écrite et le langage des poètes, et le discours familier.
La conversation perdit bientôt son ton naturel, et c'est à grand peine si les gens simples et vrais pouvaient comprendre les esprits à la mode; de là ce déluge de romans sans fin, de portrait de fantaisie, et d'autres frivolités dont la France fut inondée à cette époque; les précieuses s'envoyaient visiter par un rondeau ou une énigme, et c'est par là que commençaient toutes les conversations.
L'amour, dans tout ce qu'il a d'exagéré, de maniéré, fut le thème favori de tous ces faiseurs d’œuvres musquées; et des ouvrages, tels que le Royaume de Tendre, qui serait aujourd'hui universellement conspués, obtinrent alors le plus grand succès.
On appelait alors le bonnet de nuit, le Complice innocent du mensonge; le chapelet, une Chaîne spirituelle; l'eau, le miroir céleste; les filous, les Braves incommodes; un sourire dédaigneux était un Bouillon d'orgueil; et l'action de tuer plusieurs personnes, un Meurtre épais.



On aurait tort de croire cependant que toutes les précieuses fussent aussi ridicules que celles que Molière a mises en scène. Le beau parler, les grâces de l'esprit, la politesse des manières, furent toujours admirées dans les femmes qui méritaient de donner le ton. Mesdames de Lafayette, de Sévigné, Deshoulières, de Longueville, de L'Enclos, étaient des précieuses de bon ton, et comme disaient alors les gens de goût, de vraies précieuses. La critique de Molière ne tombait que sur les femmes que leur affectation outrée et leur pédantisme rendaient insupportables, sur ces petites protectrices d'ouvrages nouveaux, qui croyaient du bon ton de parler un langage énigmatique, langage inconnu au vulgaire, et pensaient pouvoir donner des lois à ce que notre littérature comptait de plus habiles écrivains;
Le succès des Précieuses ridicules fut immense; il y eût dès le début, une telle affluence de monde, que les comédiens augmentèrent de moitié le prix des places, on ne payait alors que dix sols au parterre. Un vieillard s'écria au milieu d'une scène: Bravo Molière, voila la bonne comédie! L'ouvrage eut autant de succès au théâtre de la cour qu'à celui de Paris, et Molière qui, jusqu'alors avait travaillé sur les modèles de Plaute et de Térence, chercha les sujets de ses drames dans l'observation du monde. La comédie des Précieuses ridicules est la première pièce en un acte et en prose qu'ait donnée cet auteur.

Le Magasin Pittoresque, 1834-1835.

Repas turc.

Repas turc.


Il y a ordinairement dans chaque maison turque un peu aisée, trois tables séparées, savoir: celle du chef de famille, qui prend habituellement son repas seul; la tables des enfans qui, par respect pour leur père, ne mangent point avec lui; et celle de la femme, qui vit isolée dans son appartement. Quand il y a plusieurs femmes, chacune a son couvert particulier, et toutes ces tables ne peuvent recevoir plus de quatre ou cinq personnes.
Le turc divise sa nourriture en deux repas, et l'homme puissant, qui vit dans la noblesse, y ajoute, dès le matin, un léger goûter. Comme tous sont dans l'habitude de se lever dès l'aurore, celui-ci, nonchalamment étendu dans l'angle d'un sopha, après un court namaz ou prière, frappe dans ses mains pour appeler l'esclave qui lui apporte sa pipe. Il savoure à longs traits la fumée du tabac, qu'il brûle avec des parcelles d'aloès, et reste sans parler, absorbé dans une profonde nullité; on l'arrache de cet état pour lui présenter une légère infusion de café moka bouillant, dans lequel le marc porphyrisé reste suspendu, et il le boit en aspirant doucement sur le bord de la tasse....; ses jambes croisées, sur lesquelles il est assis, lui refusent presque leur secours; il invoque les bras de deux domestiques pour se soulever................. Il dit comme l'asiatique, son voisin: ne rien faire est bien doux; mais, mourir pour se reposer, c'est le bonheur suprême.
La matinée de l'homme opulent s'écoule de cette manière, ou en roulant machinalement son tchespi (1). Vers le milieu du jour, on apporte le dîné. La plus grande simplicité règne dans le service; on ne voit sur la table ni nappe, ni fourchettes, ni assiettes, ni couteaux; une salière, des cuillères de bois, d'écaille ou de cuivre, et une grande serviette d'une seule pièce, qui fait le tour de la table forment l'appareil.
On distribue le pain coupé par bouchées, et on garnit le plateau de cinq à six plats de salades d'olives, de cornichons, de céleri, de végétaux confits au vinaigre, et de confitures liquides. On apporte ensuite les sauces et les divers ragoûts, et le repas se termine par le pilaw. En aucune circonstance on ne fait usage de dessert; les différentes saisons tiennent lieu de hors-d’œuvres, et chacun mange à son gré pendant le dîner. Quinze minutes suffisent pour se rassasier, et le repas est un travail pour l'indolent, qui semble l'avoir fait en cédant à la nécessité plutôt qu'au plaisir.
Les boissons, dont on ne fait usage qu'après avoir mangé, sont l'eau et le scherbet, qu'on présente à la ronde dans un verre de cristal, qui est commun à tous les convives; le vin, proscrit en apparence, ne se boit que dans les tavernes. Ce n'est pas qu'on ne fasse mention, dans l'histoire turque, de plusieurs sultans qui ont donné l'exemple public de cette violation du Koran; mais, depuis les édits sévères de Mourad IV, ses successeurs ont au moins sauvé les apparences. Il n'y a que les derviches ou moines, les soldats, les marins, une partie de la bourgeoisie et du bas peuple qui donnent le scandale de l'ivrognerie.
L'après-midi, le turc riche passe son temps dans un kiosk bien aéré. Celui qui habite les rives du Bosphore aime que sa vue plane sur les sites agréables de l'Asie, où reposent ses pères. Il contemple cette terre, comme celle qui doit servir un jour d'asile aux musulmans, lorsqu'une nation d'hommes blancs les auront chassés d'Europe. Il s'enivre d'odeurs, des vapeurs de la pipe, et se rafraîchit avec le scherbet parfumé de musc, que ses esclaves lui versent. Éloigné ensuite de toute société, il appelle ses femmes, et, sans déposer rien de sa gravité, il leur commande de danser en sa présence!
Le souper qui est servi sur les tables, au coucher du soleil, est composé avec plus de soin que le dîner, mais il se passe avec autant de célérité. La pipe termine la journée, dont le cercle monotone n'admet presque jamais de variété, ni de ces accessoires qui font le plaisir de la vie, par la nouveauté.

(1) sorte de chapelet.


Le Magasin Universel, 1834-1835.