Au mois de novembre 1876, un homme aussi modeste que laborieux, l'intrépide fouilleur des archives normandes, M. E. Gosselin, mourut entouré de l'estime et du respect de ses concitoyens, laissant aux futurs historiens une série de travaux utile accomplis avec patience et conscience. Peu de mois avant sa mort, M. E. Gosselin publiait un volume intitulé: Nouvelles glanes historiques normandes. Le principal objet de ces glanes, c'est:
La peste puisqu'il faut l'appeler par son nom.
La peste et la misère au moyen âge. Tout naturellement, l'auteur des Glanes essaye de découvrir ce qui se fit alors pour remédier à ces maux; il montre, en effet, comme personne peut être ne l'a fait avant lui, ce que fut à cette époque, la police des pauvres et la police de la peste.
Jamais histoire ne mit à nu mieux que ces Glanes de l'archiviste Gosselin, avec ses pièces authentiques, les misères de ce temps. Il est vrai qu'il n'y est question que de ce qui se passait à Rouen; mais ce qui se passait à Rouen se passait partout. Partout, dans les villes et dans les campagnes, on était attristé par l'incessante rencontre de mendiants et de pestiférés.
La peste causait de tels ravages que les médecins eux-mêmes n'osaient, même à prix d'or, visiter les malades; quelques uns se sauvaient. Il fallut, à plusieurs reprises, que les édits royaux intervinssent pour forcer à rester dans la ville les membres du Parlement.
Mais "toutes les fois, dit M. Gosselin qu'un soupçonné de peste comparaissait devant la justice, il demeurait dans la cour du Palais, et répondait de là aux questions que nos seigneurs, placés aux fenêtres ouvertes de la chambre du plaidoyer, trouvaient bon de lui adresser: c'est ainsi, entre autre , que Berthelot, l'un des éventeurs, ayant contrevenu aux ordonnances, fut amené dans la cour du Palais, et " messieurs de la grand'chambre s'étant transportés dans la chambre des beuvettes, dans le lieu voisin qui regarde dans la cour, l'interrogèrent par la fenêtre; et par la fenêtre lui fut prononcé sa sentence."
Il existe encore à Rouen une "rue du Clos-des-Marqueurs"; les marqueurs, relégués dans un clos situé en dehors de la ville, avaient pour mission de marquer d'une croix les maisons où quelqu'un était soupçonné de peste; une fois la maison marquée, il n'était plus permis à personne d'y entrer ou d'en sortir. Ceux qui l'habitaient, saisis de terreur, de fureur, de rage et de frénésie, criaient, hurlaient aux fenêtres, souvent en proie aux tortures les plus épouvantables. Nul moyen d'en sortir. On fermait " les portes des maisons au moyen de cadenas et de grosses chaînes"; les fenêtres étaient solidement grillées.
Des hospices furent crées, appelés dérisoirement "lieux de santé", alors qu'ils n'étaient que " lieux de pestilence et de mort". On entassait les malades quatre, cinq, six ensemble, pèle-mêle dans de misérables paniers en osier appelés lits. Une religieuse, nommée Romaine Martin, dans une requête au Parlement, constate que, pour cent soixante malades, elle n'a que vingt-cinq lits.
En 1637, on trouve, pour dix mois seulement, onze mille morts: il y a là, une période de cent cinquante ans, pour laquelle M. Gosselin ne porte pas à moins de dix mille la moyenne annuelle des Rouennais emportés par la peste.
Ajoutez que tous ces cadavres étaient enterrés dans l'intérieur de la ville.
En 1649, rien que pendant le mois de septembre, trois cent cinquante maisons furent marquées, et en octobre, il y en eut quatre cent soixante douze.
Vous représentez-vous le spectacle? Entendez-vous les cris des malades aux fenêtres? D'une seule maison située près de la Crosse, habitée par un tailleur nommé Canel, en une seule fois sept cadavres sont emportés dans un banneau.
Vous représentez-vous aussi la terreur des autres habitants? Comment tous n'en mouraient-ils pas? Ah! que les historiens ont été jusqu'ici faibles et incomplets, au pris de ces réalités terribles conservées dans nos archives! Mais qui expliquera que l'humanité ait pu survivre à de telles épreuves?
Magasin Pittoresque, 1879.