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jeudi 31 octobre 2019

Le locatis.

Le locatis.

A quoi tient la faveur des grands!
Il était une fois, dans un ministère, un pauvre petit expéditionnaire, très zélé, courageux, qui travaillait, non pas comme quatre, il ne faut pas exagérer les choses, mais qui travaillait sérieusement comme un, ce qui est déjà un fait joliment rare dans les ministères, n'est-ce pas?
Il avait beau travailler comme un, il ne recevait jamais, en fait de témoignage de satisfaction, que le témoignage de sa propre conscience.
Cela n'est certes pas à dédaigner. Oh! mais non!- Mais pourtant, au point de vue pécuniaire, un maigre beefsteack. Un peu d'avancement, ou un peu de gratification autour, n'aurait pas mal fait... dans le paysage, comme on dit.
Personne, parmi les maîtres de sa destinée, au ministère, ne semblait faire attention au courage, au zèle, à l'exactitude, à la présence (jamais malade) de ce pauvre petit expéditionnaire.
Il avait charge d'enfants.
La gratification ou l'avancement ne venant pas, et l'âge venant, le héros de cette historiette se fit locatis* à l'usage du grand monde exotique, en gardant l'incognito le plus strict.
Ça mettait un peu de beurre dans ses maigres épinards.
En bas de soie noirs, en frac de couleur austère, il fit partie du personnel des gens de maison qui, loués à l'heure ou à la course, composent, le soir, dans les grands dîners, "le nombreux domestique" des riches brésiliens, japonais, marocains,etc., colonisés à Paris, par suite de leurs fonctions officielles, ou tout simplement pour leur plaisir.
Or, il arriva une année, que le ministre du ministère où travaillait le pauvre petit expéditionnaire, alla beaucoup dîner dans la colonie étrangère.
Et, autre coïncidence, ce fut le pauvre petit expéditionnaire, dans presque tous les dîners où il servait comme locatis, qui fut chargé de soigner le ministre.
Il le fit consciencieusement, comme tout ce qu'il faisait, du reste, et sa voix avait des suavités encourageantes quand il nommait à l'oreille du ministre les vins ou les mets.
Nul ne disait plus tendrement que lui: Lur saluces ou Riz de veau à la Monglas.
Il avait une très bonne tête, douce et gaie, en même temps que grave, le pauvre petit expéditionnaire, et, tout en causant avec ses voisins le ministre la remarqua, cette tête agréable et sympathique;
Il la remarqua si bien qu'il éprouvait un véritable plaisir à la retrouver autour de la table, chez les hôtes exotiques qui suppliaient Son Excellence de vouloir bien leur faire l'honneur, etc.
Il y avait même déception dans l'âme du ministre, quand passé du salon à la table de la salle à manger, il ne voyait pas tout de suite, parmi les locatis rangés en haie, gantés de blanc, au fond de la salle, la bonne tête de l'homme qui lui disait d'une voix si engageante:
- Truites en baril à la Chambord.
Le ministre dînait mal et digérait à la diable quand il n'avait pas derrière lui l'officieux dont la tenue et les prévenances lui rendaient si supportables les repas officiels dont le gavaient les membres de la colonie étrangère.
Mais revenons maintenant au ministère où le pauvre petit expéditionnaire continuait quotidiennement à trimer comme un, de dix à quatre heures.
Un jour, le ministre traversant les corridors de son ministère, aperçut le pauvre homme.
- Tiens! se dit le haut personnage (en admettant qu'un ministre soit un personnage si haut que ça), en voilà un qui ressemble... à qui donc? c'est curieux... Il me rappelle quelqu'un?...
Et il passa.
Le lendemain, nouvelle rencontre du ministre et de l'employé.
C'est étonnant, pensa le ministre en s'asseyant dans son cabinet, comme cet employé ressemble à qui donc voyons?... - Ah! j'y suis!... C'est trait pour trait... le locatis qui m'a offert avant-hier du salmis de bécasse... chez l'ambassadeur du Sénégal.
Bref, à la suite de rencontres réitérées, et uniquement parce que l'employé ressemblait au larbin prévenant des grands dîners, le ministre s'informa du nom de son subordonné. On le lui dit. Il le retint. Du reste, à chaque dîner, il avait la mémoire rafraîchie à ce sujet, car, en apercevant le locatis, le ministre disait mentalement, et par manière de plaisanterie: mais voilà... chose, mon commis.
Il retint le nom avec tant de certitude que le jour où le chef du personnel lui présenta à signer l'état des mutations et des gratifications, il s'étonna tout de suite de n'y point trouver le nom de l'employé qu'il avait pris en vague affection, parce qu'il lui rappelait, le jour, son excellent serviteur du soir.
Le chef du personnel, qui n'aimait pas l'employé en question (on n'a jamais su pourquoi) eut beau dire au ministre que l'être oublié sur les états ne méritait aucune récompense, le ministre n'en fit qu'à sa tête, et, sous l'inspiration providentielle de son estomac, il ajouta le nom du pauvre petit expéditionnaire, de sa propre main, sur l'état d'avancement et sur l'état des gratifications.
Et pendant qu'il opérait cette inscription, le ministre se disait:
- Mon chef du personnel n'a aucun flair. Les ressemblances physiques doivent entraîner des ressemblances morales. Il est impossible qu'un employé qui ressemble aussi curieusement que ça à un locatis qui est zélé, actif et prévenant, ne soit pas lui-même un commis prévenant, actif et zélé. Récompensons-le donc!
A quoi tient la faveur des grands!

                                                                                                               Ernest d'Hervilly.

La Vie populaire, dimanche 11 février 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Locatis: à l'origine, le locatis était un cheval ou un véhicule de louage. Le mot est tombé en désuétude et remplacé par extra ou intérimaire.

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