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dimanche 27 octobre 2019

Entraves vestimentaires.

Entraves vestimentaires.


Sans doute, il est bien tard pour parler encor d'elle.


Non pas, à ce qu'il paraît, puisque la plus grande puissance monarchique se déclare contre elle, lui fait la guerre et la proscrit de ses Etats. C'est un grand signe que l'on existe. Ma vanité serait chatouillée d'une pareille déclaration de guerre.
C'est de la robe entravée* que je veux parler.
Nous ne la voyons plus guère dans nos rues de Paris et de la province. Elle est généralement remplacée... oh! mon Dieu, il faut le reconnaître, par son semblable, par une robe très étroite du bas, serrant presque les chevilles, mais comme à son corps défendant, en s'éloignant du sol.
C'est moins formellement système d'entrave, mais c'est très entravant encore. L'enjambée est interdite, le petit pas est de rigueur. Avec la robe 1911, Mme de Staël ne franchirait pas le ruisseau de la rue du Bac qu'elle aimait tant. Elle serait forcée de mettre le pied dedans. Il est vrai qu'elle n'a jamais vu, dans doute, le ruisseau de la rue du Bac que du haut de sa voiture.
Or, pour en revenir à la jupe entravée, il paraît qu'elle sévit encore en Angleterre; car on y sévit contre elle et de haut, de plus haut que le sommet d'où Mme de Staël contemplait le ruisseau chéri. Le lord chambellan, s'il vous plait, parlant au nom de la couronne, a notifié aux couturiers de Londres et autres petites villes d'Angleterre que la jupe à entraves ne serait plus acceptée aux cérémonies de la cour. MM. les couturiers sont priés de porter cette décision à la connaissance de leurs gracieuses clientes.
Voilà qui est sévère, mais juste. La jupe aussi est juste; mais, de plus, la décision est sévère. Vous me demanderez peut être la raison de cet ukase britannique. Pierre le grand faisait couper les barbes de ses sujets pour des motifs hygiéniques à la fois et esthétiques. Il était misopogon, comme les habitants d'Antioche à l'égard de Julien l'Apostat, lequel répondit à leur humeur satirique par une satire. A Julien l'Apostat, les habitants d'Antioche criaient: "La bombe!" avec dérision. A Pierre le Grand, les russes criaient:"La barbe!" sur le ton de la sollicitation et de la prière. "Pourquoi pas d'entraves?" demandent les dames anglaises au lord chambellan de Grande-Bretagne. "Pourquoi?"
Il y a parfaitement une raison. Vous pensez peut être que l'Angleterre est un pays de liberté et que c'est par principe libéral que la couronne supprime les entraves vestimentaires. La circulaire du lord chambellan est la grande charte féminine des trois royaumes. Cette circulaire dit: "Circulez, circulez librement, à grandes enjambées, vers le progrès."
Ce n'est pas cela, je vous en préviens avec impartialité, soit que vous soyez libéraux, soit que vous soyez autoritaires, soit que vous eussiez condamné le principe de la circulaire ainsi entendu. Ce n'est pas cela.
Encore moins une avance faite aux "suffragettes", émancipatrices anglaises, qui, naturellement, ont toutes les entraves en horreur, et singulièrement celles qui empêchent de frapper la terre d'un pied libre, comme disait Horace. Il n'y a guère de circulaire de lord chambellan à rédiger à l'adresse de Mesdames les suffragettes anglaises*. Les suffragettes anglaises, du moins la plupart, fréquentent très peu la cour et prennent part très rarement aux cérémonies officielles. Ce sont de grandes dames, de très grandes dames que vise la circulaire du chambellan.
Quoi donc et qu'est-ce qui a dicté la circulaire antiesclavagiste? Quelle est la raison supérieure qui a guidé sa main tenant la plume d'or? Qu'est-ce qui lui a inspiré des idées larges? Je ne vous le cacherai pas plus longtemps. C'est tout simplement ceci. Avec une robe entravée, il est impossible de faire la révérence rituelle, et on ne la fait pas; ou, si l'on essaie de la faire, il est à peu près infaillible que l'on s'embarrasse et que l'on tombe sur le nez, ce qui est dangereux, ce qui est contraire à la gravité des réceptions officielles et ce qui, au moins, est une révérence exagérée, si exagérée qu'elle peut avoir l'air ironique.
Voilà la raison de la décision royale sur les robes trop serrées aux chevilles.
Mon lecteur, certainement point ma lectrice, me demandera peut être, pourquoi l'on ne peut pas faire une révérence, et très profonde, avec une robe entravée. C'est que mon lecteur est un lecteur et non une lectrice et n'a jamais fait une révérence de dame. Madame, veuillez expliquer à Monsieur ce qu'est une révérence de dame et l'immense différence entre une révérence masculine et une révérence féminine.
Voici ce que dit la dame: La révérence masculine est une flexion très prononcée de l'épine dorsale, celui qui rend cet hommage tenant du reste les jambes droites et même les talons strictement unis l'un à l'autre. La révérence féminine est extrêmement différente. Elle est, comme disaient nos pères, "un plongeon dans les jupes". Elle consiste à ramener, assez vivement, sans rien de sec, la jambe et le pied droits derrière la jambe et le pied gauches, en même temps que le genou gauche plie un peu. Voilà le mouvement.
La révérence masculine est une inclination, un simulacre de prosternement; la révérence féminine est un simulacre et un commencement d'agenouillement. La différence est essentielle. Or, c'est à ce mouvement de retrait de la jambe droite derrière la jambe gauche que la jupe entrave s'oppose. Tout au moins avec la robe entrave, on ne peut que l'esquisser. Avec elle, la femme est forcée de se contenter de s'incliner, c'est à dire de faire une révérence masculine, et il n'y a rien, on le conçoit, de plus incorrect. Une femme qui salue comme un homme! Rien de plus choquant. Ou bien, si la femme essaie avec une robe entrave de faire la révérence féminine, elle s'empêtre, perd l'équilibre, le rattrape comme elle peut, dans le mouvement le plus brusque, le plus gauche et le plus disgracieux du monde, ou tombe sur le nez ou à genoux. Tomber à genoux est hyperbolique et emphatique et ne saurait plaire, surtout s'il est accidentel, et en tous cas n'est point du tout dans le protocole du cérémonial.
Voilà les raisons très graves qui ont motivé la décision royale et impériale.
Il y a (vous alliez me le dire) une très grande leçon à tirer de ce grand événement. Il est clair comme le jour que les dames qui ont adopté la robe entrave n'ont jamais été guidées par un souci esthétique. Ce n'est pas par souci esthétique qu'une dame adopte un ajustement qui la fait ressembler à une stèle, à un socle, à une gaine de statue. Non, les dames à entraves ont voulu marquer qu'elles sont dames à petits pas, à manière mesurées et retenues. Fort bien, fort bien; mais on vient de leur montrer que trop est trop, puisque, avec leurs robes entraves, elle sont irrévérencieuses.
C'est dans le juste milieu qu'est la sagesse, comme disait la sagesse antique.

                                                                                                                            Emile Faquet.

Le Mois littéraire et pittoresque, janvier-juin 1911.

* Nota de Célestin Mira:

* Robe entravée:


Jupes entravées.

* Suffragettes:

Manifestation de suffragettes anglaises.

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