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mardi 23 juin 2015

Les marais à sangsues.

Les marais à sangsues.


A quatre lieues de Pontoise, ce point de mire des couplets des vaudevillistes et des épigrammes des romanciers, on aperçoit un village, composé d'une place entre deux bouts d'une rue ornée des deux côtés de masures toutes fleuries, et embellie d'une vieille église qui date, pour le moins, du treizième siècle.
Ce village, c'est Arronville, la ville des roseaux, ainsi nommée parce qu'à une portée de fusil, après avoir suivi un chemin bordé de vieux saules et de trembles énormes et géants, on arrive, le long d'une prairie plantée de groseilliers sauvages et irisée de myosotis, sur les limites d'un marais, c'est à dire en présence d'une armée de roseaux, armée touffue à laquelle le vent arrache des murmures.
Ces "arundes" s'étendent à perte de vue et à toutes les extrémités de l'horizon. Et quels roseaux que ceux-là! On peut les passer en revue; leur tenue est splendide, ils sont souples, élancés, reluisants et pliant sans se rompre:

Le roseau plie et ne rompt pas.

Une eau brillante coule à leurs pieds, baignant les fleurs humides des nymphœas; un air salubre les égaye et l'on voit voltiger ça et là des hérons pêcheurs ou des ballussards voleurs et pillards, quand ce ne sont point des culs-blancs ou des bergeronnettes jetant aux échos leurs cris stridents et accentués.
J'allais oublier les grenouilles peureuses avec leurs sauts de gymnastes qui se réfugient dans l'eau au premier bruit.



Les marais d'Arronville, situé sur deux départements à la fois (Oise et Seine et Oise), sur les communes d'Arronville, de Berville et d'Ablanville, sont encaissés par de lointaines collines, découpées en damiers de verdure par des massifs de bois sombre et par d'élégants rideaux de peupliers et de trembles.
Les trois clochers des trois églises se dressent en triangle aux trois coins du marécage.
L'aspect de ces paluds a quelque chose de poétique qui tranche avec le réalisme contemporain. On demande naturellement comment il se fait que les compagnies de dessèchement et de salubrité ne les aient pas encore drainées et desséchées? Alors, on vous répond que ces marécages, dans l'état où vous les voyez, sont plus productifs que si le sol desséché était couvert de blé, d'orge ou d'avoine. Si vous voulez savoir le mot de cette énigme, les gens du voisinage vous apprendront que c'est un terrain d'hirudiculture.
Qu'est ce à dire? Cela veut dire que la sangsue s'appelle en latin hirudo,  et qu'elle est de la famille des hirudinées et de la classe des annélides. Or, on cultive la sangsue comme on cultive l'anguille, la carpe ou le brochet.
Ici, j'ouvre une parenthèse.
L'hirudiculture, quoique étant un mal nécessaire,  gâte un peu le paysage d'Arronville: dans mon esprit l'image des sangsues est inséparable de celle des gardes-malades et des portières. Je confonds les unes et les autres dans la même répulsion.
Malgré ma répulsion instinctive pour les sangsues, je n'ai pu voir le paysage d'Arronville sans me réconcilier un peu avec ces animaux si utiles et si repoussants.
Les marécages de France, épuisés depuis longtemps, demandent à être repeuplés avec intelligence, et ceux dont il est ici question réunissent tout ce qu'il faut pour prospérer.
Divisés en onze enceintes, les paluds à sangsues d'Arronville comprennent une étendue de quarante hectares. Dans ces vastes enceintes sont classés les bassins de nourriture pour les jeunes annélides, les bassins de ponte pour les grosses et les bassins de purification pour les adultes. On trouve à cet endroit: 1° les sangsues vertes et grises de Hongrie, et 2° les sangsues vertes et grises des Landes, parfaitement acclimatées.
Tout cela croît, grouille, se répand et se multiplie à l'infini, grâce à la nature des eaux du marais et à la bonté du sol.
Le gorgement de sang s'opère à l'aide de chevaux en très-bon état, servant à l'agriculture et préférant cette légère saignée à une marche forcée ou à un travail exagéré.
Il y a également des ânes et des ânesses employés au gorgement dans les paluds d'Arronville.
Une écurie s'élève au centre du marais, et l'on y loge facilement soixante chevaux, à côtés de deux mille bottes de foin emmagasinées.
Ce bâtiment est flanqué des deux côtés de pavillons en forme de tours, servant de logement aux gardes qui,  par les créneaux de ces constructions, embrassent l'ensemble du marais. Tous ces bâtiments sont construits sur pilotis et constituent une petite colonie très-florissante.
Sur les bords du marais, le long des berges, le propriétaire, M. S... cultive des artichauts de toutes les variétés, on en compte plus de 15.000 pieds. Ces plantation maraîchères ne sont pas les moindres produits d'Arronville.
Quant aux sangsues d'Arronville, sans avoir acquis pour leur espèce une prédilection et sans vouloir imiter cette bonne femme qui, ne comprenant pas très-bien une ordonnance de médecin pour une indigestion, fit frire cinq annélides et les mangea avec du pain et du sel, comme des escargots, au lieu de se les appliquer, suivant les prescriptions, je les considère, à cette heure, avec un calme qui tient du stoïcisme, toutes les fois que je les aperçois à la vitrine des marchands, ou bien dans un verre, sur la table de nuit d'un malade. Elles me rappellent une agréable promenade et un site charmant, et je leur pardonne en faveur de ce souvenir.

                                                                                                     Bénédict-henry Révoil.

La semaine des familles, samedi 16 février 1867.

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