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vendredi 19 juin 2015

La rue de la Féronnerie.

La rue de la Féronnerie.


Ne laissons pas disparaître la rue de la Féronnerie, avec la maison devant laquelle Henri IV fut assassiné le 14 mai 1610, sans donner un souvenir à cet autre lambeau du vieux Paris qui s'en va, et au douloureux et tragique événement dont il sera désormais impossible de marquer, d'une manière exacte, l'emplacement. 
La rue de la Féronnerie faisait suite à la rue Saint-Honoré et aboutissait à la rue Saint-Denis. C'était une des rues les plus anciennes de Paris, et, selon toutes les vraisemblances, elle dut son nom à la permission qu'octroya saint Louis à de pauvres férons d'occuper des places le long des charniers des innocents. Un acte tiré de l'abbaye de Sainte-Antoine des Champs et portant la date de 1229 donne déjà ce nom à la rue dont il est ici question. Plus tard, elle prit le nom de la Charronnerie dans sa partie orientale jusqu'à la rue de la Lingerie, et ne conserva son ancienne dénomination que dans sa parte occidentale.
A l'époque de l'assassinat de Henri IV, la rue de la Féronnerie était beaucoup plus étroite que celle que nous avons connue. Les férons auxquels saint Louis avait concédé l'espace libre qui longeait le cimetière des Innocents y avaient bâtis des échoppes. En 1474, Louis XI accorda cette même place aux marguilliers des Saints-Innocents et leur permit d'y faire construire des bâtiments de la largeur des auvents qu'on y voyait auparavant. A ces constructions succédèrent des maisons qui obstruèrent la rue et en rendirent le passage difficile et dangereux, parce qu'offrant une issue pour arriver aux halles, cette voie était très-fréquentée. La rue étroite qui existait encore au commencement de 1866 était très-large en comparaison de celle où Henri IV fut assassiné; en 1671, en effet, Louis XIV réalisant une pensée qu'avait eu Henri III, et qui malheureusement n'avait pas reçu d'exécution, ordonna l'élargissement de la rue.



On sait dans quelles circonstances périt le grand roi dont, après tant de siècles, la France a gardé la mémoire, parce que, de tous les princes qui régnèrent sur elle, il fut le plus français par ses défauts comme par ses qualités. Il avait conçu son beau projet d'une république chrétienne qui aurait été formés de quinze grands états, onze royaumes et quatre républiques. Parmi ces états, il y aurait eu cinq héréditaires: la France, l'Espagne, la Grande-Bretagne, la Suède et la Lombardie; six électifs: la Papauté, l'Empire, la Hongrie, la Bohême, la Pologne, le Danemark; quatre républiques, dont deux eussent été démocratiques, savoir les Belges et les Suisses, et deux aristocratiques ou seigneuries, celle de Venise et celle des petits princes d'Italie. On eût institué une sorte de conseil des amphictyons chrétiens, composé de soixante personnes, quatre élu pour chaque Etat. Ce conseil suprême, en jugeant souverainement tous les litiges entre les gouvernements, aurait prévenu les guerres.
Il eût également pris connaissance des différends entre les gouvernements et les peuples pour empêcher, d'un côté la tyrannie, de l'autre la rébellion. Ce plan sorti d'une belle âme fut le sujet des dernières méditations de ce grand roi; il ne pouvait s'établir avec l'assentiment des grandes puissances, parce qu'il y en avait une, l'Autriche, dont il blessait l'ambition. Mais Henri IV avait noué des alliances à l'aide desquelles il était certain de faire prévaloir son idée, qu'il complétait en mettant d'un côté la Hongrie et la Pologne en état de repousser les agressions des Turcs, et d'un autre côté la Suède et la Pologne en état de repousser les Moscovites et les Tartares. Henri IV avait réuni les fonds nécessaires à cette vaste entreprise, il avait une armée nombreuse et aguerrie, et l'affaire de Clèves et de Juliers lui fournissait une occasion de commencer à agir.
Pendant son absence, c'était la reine Marie de Médicis qui devait avoir la régence. Elle désira être sacrée dans la pensée que cette cérémonie religieuse donnerait un plus grand prestige moral à son autorité. Le roi, qui avait une grande impatience de sortir de Paris, ne se prêta qu'avec regret au désir de la reine. Sully raconte que Henri IV lui dit à ce sujet: "Mon ami, ce sacre me présage quelque malheur. Ils me tueront. Je ne sortirai jamais de cette ville; j'y pourrai; mes ennemis n'ont d'autre remède qu'en ma mort. On m'a dit que je devais être tué à la première grande magnificence que je ferais et que je mourrais dans un carrosse; c'est ce qui fait que, quelquefois quand j'y suis, il me prend des tressaillements et que je m'écrie malgré moi."
Le sacre se fit à Saint-Denis, avec une grande solennité, le 13 mai. Le dimanche suivant, le 16 mai, Marie de Médicis devait faire son entrée à Paris, et rien n'avait été omis pour rendre son entrée brillante. On se rendait à Paris de tous les points de la France pour assister aux fêtes. Le roi n'avait pas son entrain ordinaire; il s'efforçait en vain de repousser les noirs pressentiments qui assiégeaient son esprit. des avis menaçants lui étaient arrivés de divers côtés, et le bruit de sa mort avait même couru dans plusieurs contrées de l'Europe. Cependant, le 14 mai, lendemain du sacre de la reine, il voulut sortir. En considération de cette fête il avait résolu de faire rendre la liberté à tous les prisonniers. Il se réserva d'ordonner lui-même la mise en liberté de ceux de la Bastille, et à cet effet il se détermina à se rendre à l'Arsenal pour en conférer avec Sully, son ami. Il comptait s'arrêter un instant dans le trajet pour voir les apprêts qui se faisaient sur le pont Notre-Dame et à l'Hôtel de ville.
Entre trois et quatre heurs de l'après-midi, le vendredi 14 mai, il sauta dans son carrosse, se mit au fond avec le duc d'Epernon qui s'assit à son côté. Les ducs de Montbazon, de Roquelaure, le maréchal de Laverdin, la Force, Mirebeau et Liancourt, premier écuyer, étaient assis au devant et aux portières du carrosse. Il défendit à ses gardes de le suivre. Personne n'avait remarqué, au moment du départ, un jeune homme de mauvaise mine, au teint blafard, au regard incertain et équivoque et à la chevelure rousse, qui semblait épier le roi. C'était Ravaillac, ce mauvais génie de la France, qui venait guetter l'occasion du régicide. Voyant que le roi était sans escorte, il se hâta de le suivre. Le carrosse où Henri IV était monté à l'entrée de la cour du Louvre se dirigea vers la rue de la Féronnerie. Là il trouva, à droite, une charrette chargée de vins, et à gauche, une charrette chargée de foin, qui obstruaient le passage, fort étroit en cet endroit de la rue, à cause des boutiques bâties contre les murailles du cimetière des Innocents. Le carrosse s'arrêta, les valets de pied passèrent sous les charniers des Innocents, pour éviter l'embarras, de sorte qu'il n'y avait presque personne autour du carrosse. Ravaillac, qui l'avait suivi pas à pas, chercha d'un coup d’œil rapide de quel côté était le roi, fit le tour du carrosse, et, heurtant Jacques Pluviers de Saint-Michel, gentilhomme de la chambre, il passa ainsi du côté gauche de la voiture; puis, par un mouvement aussi prompt que la pensée, mettant un pied sur un des rais de la roue, l'autre sur une borne, il se pencha à la portière et porta au roi deux furieux coups de couteau qui se suivirent sans intervalle. "Lors, dit dans sa disposition le gentilhomme que nous venons de citer, le déposant reconnut celui qui l'avoit heurté, contre lequel il mit la main à l'épée pour le tuer; mais il fut empêché par la voix de tous les seigneurs qui étoient avec le roi et qui disoient: -"Saint Michel, ne le tuez pas, le roi n'a point de mal," ce qui l'empêcha de donner de la pointe de l'épée. Toutefois du pommeau lui donna sur le col, dont ledit homme, se sentant frappé, porta le couteau à la gorge du déposant, qui de la main para le coup, lequel traversa la fraise de sa chemise. Mettant pied à terre, il saisit alors le bras et le couteau du meurtrier, le désarma après s'être colleté avec lui, et le mit en mains des valets de pied; et retournant le déposant au carrosse du roi, l'embrassa, lui disant: "Sire, courage!" Mais à l'instant il aperçut S. M. tourner les yeux et rendant le sang par la bouche.
Cependant le carrosse étoit retourné pour reprendre le chemin du Louvre; mais on étoit pas au bout de la rue que le roi avoit rendu l'âme à Dieu, estant étendu au long du carrosse entre les bras de ses seigneurs, puis fut couvert d'un manteau, et son corps conduit au Louvre."
Entre tous les récits de la mort de Henri IV, cette déposition du sieur de Saint-Michel, témoin oculaire, nous a paru la plus saisissante des vérités. On croit assister à cette lamentable scène. C'est probablement ce gentilhomme dont il est parlé dans le Mercure français de l'année 1610.: "Un de ces seigneurs, dit en effet le recueil, voyant que le roy ne parloit point et que le sang lui sortoit par la bouche, s'écria: "le Roy est mort!" A ceste parole il se fit un grand tumulte, et le peuple, qui estoit dans les rues, se jetoit dans les boutiques les plus proches les uns sur les autres, avec pareille frayeur que si la ville eût été prise d'ennemys."
Il fallut, pour calmer cette émotion qui, d'un moment à l'autre, pouvait se changer en colère, dire à ce peuple que le roi n'était que blessé, et qu'on retournait au Louvre pour le faire panser. Ce ne fut que le lendemain qu'on osa avouer que Henri IV était mort. Alors il se fit dans Paris un long sanglot, auquel se mêlèrent, sur plusieurs points, des cris de rage. On dut se hâter de protéger la maison de l'ambassadeur d'Espagne que la fureur populaire rendait responsable du crime. Tout le monde sentait que le coup de couteau qui venait de traverser le cœur de Henri IV avait atteint celui de la France.
Avant la Révolution, on voyait, sur le frontispice de la maison située en face de l'endroit où Ravaillac commit son régicide, un buste de Henri IV, au bas duquel on lisait l'inscription suivante:


Henrici magni recreat præsentia cives,
Quos illi æterno fœdere junxit amor.


La Révolution renversa ce buste, qui fut replacé ou plutôt remplacé à l'époque de la Restauration. C'est ce nouveau buste que la démolition de la rue de la Féronnerie vient de faire disparaître.

                                                                                                                        René.

La Semaine des Familles, n° 5, samedi 3 novembre 1866.




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