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samedi 17 avril 2021

 Léopold Robert.


Léopold Robert était originaire de la Suisse; il était né en 1794 à la Chaux-de-Fonds, près de Neufchâtel. Il s'appliqua d'abord à l'étude de la gravure sous la direction d'Abraham Girardet, né comme lui dans le canton de Neufchâtel et mort à Paris en 1823, et l'on retrouve dans son talent cette précision et cette finesse de traits que donne l'habitude du burin.
Bientôt il quitta la gravure pour la peinture et fut admis dans l'atelier de David, puis dans celui de Gérard. Mais ce fut surtout en Italie, où l'amour de l'art l'appela bientôt, qu'il conquit la perfection et l'originalité de son talent.
Il peignit ses plus remarquables tableaux à la lumière de beau ciel et en face de cette nature privilégiée qui semble sourire au pinceau du peintre, à la lyre du poète, et au ciseau du sculpteur en donnant un démenti aux vers de Virgile:

Alii excudent mollius æra.

Il suffira de rappeler l'Improvisateur napolitain* en 1824, la Madone de l'Arc*, les Moissonneurs* (1831), c'est son chef-d'œuvre, le Convoi funèbre, les Pèlerines dans la campagne de Rome, les Pécheurs de l'Adriatique*, ce fut son dernier tableau. Il le composa à Venise où il termina tristement sa vie, en 1835, par un suicide auquel le conduisit une passion insensée.
Léopold Robert appartenait au culte protestant et ne trouvait pas dans cette branche arrachée du tronc du christianisme cette sève de vie, cette force, ces consolations que l'Eglise a ménagées à ses enfants. Son esprit était naturellement tourné vers la mélancolie, qui projette des ombres jusque dans ses compositions les plus brillantes. Ses paysages rêvent et font rêver. La pensée et le sentiment y habitent, et c'est pour cela qu'on a surnommé Léopold Robert: le Nouveau Poussin.
Dans le tableau que j'ai appelé son chef-d'œuvre, dans les moissonneurs napolitains qui reviennent après une longue journée de travail, et qui arrêtent leur chariot pour former des danses rustiques, c'est moins la joie qui domine que le sentiment du repos conquis sur le travail. La journée est finie, le soleil descend à l'horizon, les ombres de la nuit vont venir, et le calme que le grand artiste a répandu dans son tableau fait songer à un calme plus profond encore, au calme éternel de ceux pour qui le soleil de la vie est descendu derrière l'horizon. Je ne sais pourquoi ce tableau me fait involontairement penser à la danse des Heures qui, dans leur ronde fatale, emportent les générations et les empires.
On en a fait la remarque: dans le tableau des Pécheurs de l'Adriatique, la dernière œuvre de Léopold Robert, toutes les figures ont une expression de mélancolie et de découragement. Il semble que l'âme du peintre, hantée par la pensée sinistre du suicide, se soit reflétée dans cette toile, suprême adieu de cette âme désespérée à l'art qu'il avait tant aimé et à la vie  dont il n'avait plus le courage de supporter le fardeau.
Le tableau dont nous mettons la gravure sous les yeux de nos lecteurs est consacré à un sujet plus franchement triste. 



Le Convoi funèbre (d'après Léopold Robert).


Le Convoi funèbre, ce seul mot dit tout. La scène se passe encore en Italie, scène navrante s'il en fut! Il est mort, le jeune paysan, à la fleur de son âge, et voici que la confrérie de son village le porte à sa dernière demeure. Les pénitents le précèdent et le suivent, des cierges allumés dans la main, en cachant leur visage sous leur sombre cagoule. Il a fini sa journée avant l'heure, et il va dormir son sommeil de mort dans la cité funèbre, lorsque tant de chers liens semblaient l'attacher à la vie.
Regardez sur ce banc placé devant sa demeure cette scène de désolation muette et de consternation navrante.
Ah! quelles paroles pourraient rendre ce qui se passe dans le cœur de cette famille affligée? Le vieux père, qui avait compté sur la main de son fils pour soutenir ses pas chancelants et lui fermer les yeux, s'étonne d'avoir été précédé dans la tombe par celui qui devait l'y conduire. Il songe à l'enfance de celui qui n'est plus, à sa verte jeunesse sitôt et si opiniâtrement moissonnée. Est-il vrai que celui qu'on emporte couché et immobile sur ce lit funèbre soit ce jeune homme si alerte, si vigoureux, si intrépide au travail, l'appui, l'espoir, la ressource de sa famille? Ah! c'est une triste chose lorsque les têtes brunes et blondes se penchent pour ne plus se relever et que les têtes chauves leur survivent! Il songe au passé, le vieillard, mais il songe aussi au présent et à l'avenir. Le présent, c'est cette jeune femme qui est à sa droite dans une attitude morne et abandonnée. Le doux compagnon de sa vie, l'ami de sa jeunesse, celui avec lequel elle espérait traverser les bons et les mauvais jours du pèlerinage que nous accomplissons tous ici-bas, l'a quittée. Elle demeure seule. La voilà veuve! Son cœur est partagé entre son mari mort qu'on emporte, et son fils orphelin qui lui reste. L'avenir, c'est ce pauvre enfant! Qui le soutiendra, qui le guidera jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge d'homme? Sa mère n'est qu'une femme impuissante et délaissée; son aïeul, déjà brisé par l'âge, va l'être encore plus par la douleur. Le jeune garçon lui-même, que l'artiste a montré à demi appuyé sur son aïeul, comme pour indiquer que le vieillard qui aurait besoin lui-même d'un appui, devient le dernier et frêle soutien de cette famille désolée, le jeune garçon sent toute l'étendue de son malheur. Il ne songe pas à porter à sa bouche le morceau de pain qu'on lui a mis dans la main, le dernier morceau de pain gagné par le travail de son père! Il pense à celui qu'il a perdu, à ce bon regard que son père attachait sur lui quand il revenait du travail, à ses dernières paroles, à ses dernières caresses, à son suprême adieu, à ces yeux fermés pour jamais, à cette voix qu'il n'entendra plus. Ah! l'enfance finit pour lui de bonne heure; il n'y a plus d'enfance, en effet, pour celui qui a perdu son père. Désormais quand sa mère et lui passeront dans le quartier, on les saluera de deux noms funèbres: la veuve, et lui s'appellera l'orphelin!
Ce que la plume rend si mal, Léopold Robert l'a exprimé d'une manière navrante, avec son pinceau magistral. Cette toile se lamente, elle gémit, elle pleure, elle est en deuil.
Un juge compétent, Etienne Delécluse, a loué non sans raison Léopold Robert de n'avoir pas peu contribué par ses beaux et nombreux ouvrages, au milieu de l'anarchie romantique, à ramener les esprits vers les lois immuables de la raison et du bon goût. "A la vue de ses tableaux, dit ce critique distingué, chacun par instinct et par raisonnement fut obligé de reconnaître que, quelque nouveau, quelque bizarre même que soit en lui-même un sujet, le spectateur l'accepte avec plaisir lorsque le peintre a mis en œuvre toutes les ressources de son art pour lui donner de la vraisemblance et du charme; quant au lieu d'exagérer ce qu'il peut avoir d'étrange, on donne à cette singularité tout l'attrait d'une chose simple, tout le mérite d'une chose humble, mais qui a été élevée et ennoblie par le talent de l'artiste. Aucun disciple de David n'a mieux mis en pratique ce que le maître avait l'intention de faire lorsqu'il disait "qu'il prenait ses sujets dans les historiens et les prosateurs pour être maître de les poétiser à sa manière. De quelques tribus de paysans Léopold Robert a fait un peuple, un monde avec lequel chacun de nous vit, pense, ou au moins désire de vivre et de penser. La gravité et la vigueur du talent de Léopold Robert imposèrent le respect aux peintres romantiques dès 1824, lorsqu'il exposa son Improvisateur napolitain et ses Pèlerines dans la campagne de Rome."
Ce furent donc Léopold Robert, M. Schnetz, et M. Ingres, tous les trois sortis de l'école de David, qui maintinrent les traditions du goût et les lois éternelles de la raison dans la peinture quand le romantisme, arrivant aux derniers excès, menaça de tout bouleverser et de tout confondre dans l'art comme dans la littérature.

                                                                                                                                                René.

La Semaine des Familles, samedi 19 janvier 1867.

* Nota de Célestin Mira:

* L'improvisateur napolitain:




* La Madone de l'Arc:







* Les Moissonneurs:



* Les Pécheurs de l'Adriatique:




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