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jeudi 22 avril 2021

 L'allumeur de lanternes.


Hâtons-nous, car encore quelques jours, il aura disparu pour jamais, l'allumeur de lanternes. Le gaz le suit, le gaz le pousse, le gaz le chasse devant lui, comme un de ces demeurants du passé qui n'ont pas droit de cité dans le présent, comme un de ces types abolis qui ne seront bientôt plus qu'un souvenir; c'est à peine si dans quelques rues reculées d'un quartier perdu, on le voit passer mélancolique et sombre, portant sur son chapeau à moitié enfoncé sa sale et huileuse boîte de fer-blanc. 



Sa courte blouse et son pantalon à mi-jambes suent l'huile par tous les pores, les passants se détournent avec empressement sur son passage, pour ne pas s'exposer à son contact compromettant.
L'allumeur de lanternes est à l'allumeur de gaz ce que le moulin à vent est au moulin hydraulique, ce que le paquebot à voile est au paquebot à vapeur, ce que le vieux télégraphe, avec ses bras aériens qui gesticulaient dans l'espace, est au télégraphe électrique, ce que les chevaux de poste sont à la locomotive, ce que le fusil à aiguille est à notre ancien mousquet.
L'allumeur de réverbères en face de l'allumeur de gaz, c'est l'ancien régime en face du nouveau, c'est un ci-devant.
Laissez-le donc passer, puisque tout passe, même la crinoline, qui s'était promis un empire éternel sur la mode, et qui est allée rejoindre, toute honteuse, dans les oubliettes de l'histoire, la coiffure à la girafe* et les manches à gigot*, pour y attendre les chapeaux Lamballes*, les chignons en sautoir*, les peplums*, les tuniques retroussées sur les jupons rouges qui donnent aux femmes l'agréable tournure de pigeons à la crapaudine et les longues traînes qui font concurrence aux balayeurs des trottoirs.
Oui, laissons passer l'allumeur de réverbères, puisqu'il appartient à un monde qui s'en va; mais n'oublions pas qu'il y eut un jour où ce retardataire actuel de la civilisation s'appela le progrès.
Jusqu'au milieu du dix-septième siècle, Paris, qu'on regardait déjà comme la capitale du monde civilisé, n'était éclairé que d'une manière incomplète et bien imparfaite. En remontant un peu plus haut, on découvre que la ville demeurait, à la tombée de la nuit, dans de profondes ténèbres. Les carrosses qui entraient dans Paris à une heure avancée étaient éclairés par des torches de résine placés dans les mains de porteurs à cheval. Même au commencement du dix-septième siècle, il n'y avait pas d'éclairage public. Il était simplement prescrit à chaque propriétaire de maison de placer, après neuf heures du soir, sur la fenêtre du premier étage, une chandelle allumée dans une lanterne, et, de plus, tous les individus qui circulaient dans les rues portaient, par précaution, un falot, pour suppléer à un éclairage insuffisant. Remarquons en passant que, lorsqu'une insurrection casse les becs de gaz à Paris, on est réduit à reculer jusqu'à ce mode d'éclairage primitif, et d'enjoindre à chaque habitant de mettre sa chandelle à la croisée, ce qui prouve que les révolutions ne conduisent pas toujours au progrès.
Ce fut en 1669 seulement, lors de la création d'un lieutenant général de police, que l'administration conçut le projet de mettre quelque régularité et quelque ensemble dans l'éclairage de Paris. On suspendit d'abord une lanterne à l'entrée de chaque rue et une autre au milieu. Les ténèbres devinrent plus visibles, pour nous servir de la belle expression de Milton; mais les parisiens ne furent que médiocrement éclairés. Jusqu'à la fin du dix-septième siècle, l'éclairage n'eut lieu que pendant neuf mois de l'année; encore n'allumait-on pas les réverbères les jours où il faisait clair de lune, coutume primitive qui s'est encore conservée dans quelques bourgs de France, où l'entrepreneur de l'éclairage municipal, plein de confiance dans la lune qu'il regarde comme un auxiliaire, économise l'huile les jours où elle allume son fanal à l'horizon.
En 1729, la Reynie et d'Argenson étaient lieutenant de police. On arriva ainsi jusqu'en 1760, lorsque le lieutenant de police Lenoir promit une récompense à celui qui proposerait le meilleur mode d'éclairage pour la ville de Paris. Ce fut alors que les lanternes dites à réverbères, à cause de leur réflecteur qui réverbérait la lumière, furent notablement améliorées. Bourgeois de Château-Blanc, qui avait introduit des perfectionnements dans ce système dont l'inventeur se nommait Bailly, fut chargé pour vingt ans de l'éclairage des rues de Paris. Le nombre de ces réverbères augmenta successivement. En l'an 1769, on comptait 7 000 becs, treize cents de plus qu'en 1729. En 1809, il y en avait 11 000, et 12672 en 1821. A cette époque, la dépense de l'éclairage de Paris s'élevait à la somme de 646 000 francs.
Nous approchons du moment où l'éclairage par les réverbères s'éteint devant un éclairage plus puissant. Mais, avant de signaler l'inauguration de ce nouveau système devant le triomphe duquel le dernier allumeur de lanternes, pareil au dernier Mohican de Cooper, va disparaître, il est impossible de ne pas rappeler le sinistre usage auquel servirent les lanternes pendant les mauvais jours de la révolution française.
Quand ce cri: A la lanterne! retentissait dans les rues de Paris, le sang se figeait dans les veines des femmes et des enfants. La hideuse populace, avec laquelle il ne faut pas confondre le véritable peuple, se plaisait à ces exécutions sommaires qui transformaient en gibets les appareils ordinaires d'éclairage. On ouvrait avec effraction la petite porte de fer de la boîte qui, placée contre une muraille ou un poteau, contenait la corde à poulie à l'aide de laquelle l'allumeur faisait descendre pour la nettoyer et pour approcher la flamme de la mèche, la lanterne suspendue en l'air. On y attachait la victime, et, au lieu et place du réverbère, on la hissait dans les airs au milieu des cris de joie et des trépignements de la multitude qui repaissait ses regards du spectacle de cette agonie. Les mœurs étaient devenues atroces. On disait autrefois de Paris: "L'esprit y court les rues." Le meurtre en 1793, avait remplacé l'esprit. c'était l'époque où Camille Desmoulins, sans prévoir qu'il se plaçait sur une pente qui le ferait glisser lui-même jusqu'aux marches de l'échafaud, s'intitulait, dans son journal, le Procureur général de la lanterne. C'était l'époque aussi où des furieux, arrêtant dans le jardin des Tuileries l'abbé Maury, qui se rendait à la constituante, lui criaient en le menaçant du geste: "Maury à la lanterne!" Ce à quoi il répondait avec cette intrépidité d'esprit et cette soudaineté d'à-propos qui triomphent du péril en le bravant: "Y verrez-vous plus clair?"
En 1823, M. Bordier-Marcet exposa sur la place du Carrousel six appareils qui, par l'intensité de leur rayonnement, effacèrent tout ce qu'on avait vu jusqu'alors. Deux de ces appareils suffisaient pour éclairer un espace de 360 mètres de longueur, tandis que la puissance des réverbères éclairait à peine 60 mètres. Ce fut le dernier progrès du système de l'éclairage au moyen des réverbères. Le gaz allait paraître.
Il avait déjà paru. Dès 1786, un ingénieur français, M. Lebon, avait eu l'idée qu'il était possible d'obtenir une clarté plus intense que la lumière développée par la combustion immédiate des huiles. Il réalisa cette idée au moyen du gaz hydrogène carboné, qu'il fabriquait en distillant du bois. L'appareil qu'il imagina éclairait et chauffait à la fois les appartements sous le nom de Thermolampe*. Ce procédé imparfait fut bientôt remplacé par l'ingénieux appareil de M. Poncelet, de Liège. Comme cela s'est si souvent rencontré dans l'histoire de la science, l'idée était née en France, la première application de l'idée eut lieu en Angleterre, en 1812, par les soins de MM. Windsor et Preuss qui avaient modifié les premiers procédés d'une manière fort heureuse. Cette branche d'industrie prit un rapide développement en Angleterre. M. Chabrol de Volvic, alors préfet de la Seine, sous le gouvernement de la Restauration, frappé des succès obtenus de l'autre côté de la Manche, entreprit de ramener cette découverte au berceau où elle était née, avec tous les progrès qu'elle avait faits chez nos voisins. Il fit construire à Paris, des appareils d'éclairage au gaz, dans plusieurs hôpitaux; l'impulsion donnée par l'administration municipale fut suivie, et de tous côtés des usines s'élevèrent pour produire le gaz.
Le premier passage éclairé au gaz, par les soins de l'Anglais Windsor, fut le passage des Panoramas*; cela remonte à 1817.
Ce n'est plus au bois qu'on demandait le gaz, comme Lebon; on comprit bientôt qu'on aurait un grand avantage à prendre pour base de l'opération des substances grasses qui contiennent dans des proportions considérables l'hydrogène carboné. La houille, après de nombreuses expériences, est demeurée en possession de fournir le gaz, parce que, là où on peut se la procurer à bas prix et avec facilité, elle le fournit aux conditions les plus avantageuses pour le producteur et le consommateur. Cela tient à ce que tous les résidus du gaz  de l'éclairage conservent leur valeur vénale. Le coke est tellement recherché pour le chauffage, que le produit de sa vente couvre presque entièrement la dépense faite pour l'achat de la houille dont il provient; mettez en outre en ligne de compte le goudron qui, se produisant dans la distillation de la houille, fournit divers carbures d'hydrogène utilisés dans l'industrie, entre autre le benzine, l'ammoniaque et les différents sels ammoniacaux extraits des eaux provenant de la condensation et du lavage du gaz; ajoutez enfin que la chaux qui a servi à l'épuration du gaz peut encore être employée dans les constructions.
On voit que, si l'éclairage à l'huile a été vaincu, il a été vaincu par un brillant adversaire, non-seulement par un adversaire brillant, mais par un adversaire qui éclaire mieux et à meilleur marché. Un bec de gaz, produisant autant de clarté que dix chandelles, brûle pendant dix heures sans entraîner une dépense de plus de trente centimes. Laissons donc l'allumeur de lanternes suivre sa destinée. Après avoir été le représentant des lumières, il ne serait plus aujourd'hui que le représentant des ténèbres. Il a eu son temps, son temps est fini. L'éclairage à l'huile, c'est hier; l'éclairage au gaz, c'est aujourd'hui; et qui sait? l'éclairage électrique est peut-être pour demain. En attendant, tout ce que nous pouvons faire pour l'allumeur de lanternes, c'est de le transformer en allumeur de gaz. L'humble chenille ne devient-elle point papillon?

                                                                                                                           Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 23 mars 1867.

* Nota de Célestin Mira:

* Coiffure à la girafe:


Coiffure à la girafe, 1821.


* Manches à gigot:




* Chapeau Lamballe:




* Chignon en sautoir: Chignon retombant sur le cou.




*Peplum: Le terme peplum désignait une jupe courte superposée sur une robe.




* Philippe Lebon: Thermogaz:


* Passage des Panoramas:



Le passage des Panoramas, de nos jours.


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