jeudi 29 avril 2021

Le patineur d'été.


Quand, par une de ces belles soirées que le mois de juin ramène, vous allez chercher un peu d'air sur la terrasse  qui domine la place Louis XV*, animée à cette heure par le mouvement des innombrables voitures qui conduisent les oisifs au bois de Boulogne, vous apercevez, à vos pieds, sur l'asphalte, un spectacle singulier. Un groupe cosmopolite s'est peu à peu formé. Il y a là des beautés à la mode portant le catogan en sautoir, la botte à gland que laisse voir une jupe retroussée par des tirettes, sur un jupon couleur sang, le péplum renouvelé de l'antiquité, le chapeau imperceptible qui ceint la chevelure sans couvrir la tête, téméraire! j'allais dire la cervelle, et qui est retenu sous le menton par un large ruban, l'en-tout-cas* indiqué par la saison sans cesse mêlée de pluie et de soleil. Puis, à côté de la bonne traditionnelle des Tuileries, tenant dans ses bras le perpétuel bébé qui sans doute se renouvelle avec les générations, mais qui a l'air d'être toujours le même, j'aperçois le Jean-Jean* des caricatures de Charlet* que le soleil d'Afrique ou d'Italie a cuivré et qui est devenu un vrai soldat à Solférino, comme l'atteste la médaille militaire attachée à sa poitrine. Quelques ouvriers qui ont fini leur journée, ou qui ne l'ont pas commencée, car on ne peut répondre de rien à cette époque de grèves, font nombre. Il y a là aussi des larges faces à lunette qui sentent la bazoche, de beaux fils à la fine moustache, coiffés du feutre gris, qui me font l'effet de douzièmes d'agent de change et qui portent la rose à la boutonnière et leur montre dans la poche de leur gilet. Je ne voudrais pas jurer qu'il y ait aussi dans ce groupe quelque pickpocket anglais en vedette; le coupeur de bourses et le voleur à la tire jouent à peu près dans les foules le même rôle que jouait la muscade dans le fameux dîner de Boileau: c'est l'assaisonnement obligé de toutes les réunions; seulement on n'est pas obligé d'en mettre partout, ils y vont d'eux-mêmes. Mais j'entrevois là-bas, sous les larges bords d'un chapeau gris, à la forme basse, décorée vulgairement du nom de melon, une figure au nez crochu, qui me donne des inquiétudes. C'est certainement une figure de l'autre monde. Serait-ce le représentant des mormons qui vient, dit-on, d'arriver du pays des saints des derniers jours dans notre capitale pour visiter l'Exposition universelle de 1867? Quelque chose ou quelqu'un, comme vous l'entendrez, aurait manqué à notre Babel industrielle et morale si l'on avait pas vu au moins un échantillon, on nous assure qu'il y en a deux, de cette association de communistes et de polygames fondée par Joseph Smith, en 1833, dans l'Ohio, puis transférée dans le Missouri, et, de là, dans l'Illinois, car la pudeur américaine s'effaroucha à bon droit de la morale plus qu'indépendante des "saints des derniers jours"; enfin, conduite par le charpentier Brigham Young, successeur de Smith lynché en 1844 par la multitude dans sa prison, et installée au sud du lac Utah. Etrange époque que la nôtre où les Mormons ne sont qu'un accident dans l'Exposition universelle de 1867.
Tout cela ne nous dit pas pourquoi ce groupe s'est formé sur l'asphalte de la place Louis XV et pourquoi il grossit de moment en moment.
Le vice-roi d'Egypte, qui est logé, vous le savez, aux Tuileries, va-t-il passer? S'agit-il du bey de Tunis? Ou bien le Grand Turc qui, dit-on, a la prétention de transformer la terre française en terre musulmane par le seul fait de son séjour, fiction qui, d'après la loi de son pays, peut seul l'autoriser à résider à Paris, ce qui donne aux bourgeois de cette ville l'espoir d'être promus, comme M. Jourdain, à la dignité de mamamouchi, le Grand Turc ferait-il aujourd'hui son entrée? Non. Quoique la curiosité publique soit un peu émoussée par l'empereur de Russie, le roi de Prusse et M. de Bismark, il y aurait plus de monde pour l'entrée de sa hautesse, que les parisiens ne connaissent guère que par l'odeur des pastilles du sérail* et par la lecture des Mille et une Nuits. Sur cette place, on verrait une multitude, et je n'aperçois qu'un groupe.
En suivant les regards des personnages qui forment ce groupe, je découvre l'objet de leur curiosité: c'est le patineur d'été.




Le patineur d'été est un de ces types d'excentricités comme on en voit tant à Paris, où le bonheur suprême est de faire ce que personne ne fait. Armer ses pieds de patins et courir avec une vitesse de chemin de fer sur le lac du bois de Boulogne, quand il gèle à pierre fendre, cela se comprend encore. Cet exercice violent peut être salutaire, quand il n'aboutit pas à une fluxion de poitrine ou à une jambe cassée. Mais courir avec des patins à roulettes sur l'asphalte mis presque en fusion par une température de trente degrés, voilà qui est un peu moins raisonnable, et par conséquent beaucoup plus digne d'un homme qui veut produire de l'effet, comme c'est le but de l'amphitryon des pigeons que vous avez pu voir dans les allées des Tuileries, conviant ses hôtes emplumés au festin accoutumé. Celui-là n'est pas plus fier de se transformer en pigeonnier vivant, couvert de volatiles qui lui mangent de la mie de pain, qui dans la bouche, qui sur l'épaule, qui dans la main, et se permettent sur lui tous les genres de privautés, que ne l'est le patineur d'été d'inscrire ses spirales allongées sur l'asphalte chauffé par le soleil de toute la journée.
Voyez avec quel air imposant il accomplit sa tâche. On dirait qu'il porte les destinées d'un empire, tant le port de sa tête qu'il rejette en arrière est grave et majestueux! Napoléon au bivouac d'Austerlitz croisait ses mains derrière son dos avec moins de dignité; le patineur d'été les croise sur sa poitrine, ce qui prouve qu'il ne faut pas disputer des goûts des grands hommes. Mais certes Napoléon ne régnait pas d'une manière plus absolue sur l'Europe que le patineur d'été ne règne sur l'asphalte de la place Louis XV. Les deux royaumes ne sont pas précisément de la même taille, j'en conviens; mais vous savez que César, ce napoléon romain, aurait mieux aimé être le premier dans un village que le second à Rome. J'avoue aussi que le patineur d'été, s'il eût été à la place de Napoléon, n'aurait peut-être gagné la bataille d'Austerlitz; mais à coup sûr le grand Napoléon eût été fort empêché s'il avait fallu patiner sur l'asphalte. A chacun son champ de bataille. Si celui-ci est moins glorieux que le champ de bataille d'Austerlitz, il est moins glissant que celui de Waterloo, et le patineur de l'asphalte, depuis qu'il manœuvre sur la place Louis XV, n'est pas encore tombé. Ne pouvant se faire un parterre de rois et de peuples, il prend son parterre tel qu'il le trouve: des bonnes d'enfants, des bébés, Jean Pacot, caporal en activité au 22e; M. Biroteau, épicier en retraite; Mme Adolphine, artiste du corps des ballets de la Gaîté, et Mme Amanda, la chanteuse du café-concert des Champs-Elysées, sans préjugé des douzièmes d'agent de change, des ouvriers flâneurs, des provinciaux en visite à Paris qui veulent pouvoir dire en retournant chez eux:" J'ai mangé de la galette du Gymnase, j'ai assisté à l'entrée de M. de Bismark, j'ai vu le Luculus des pigeons des Tuileries et le patineur de l'asphalte de la place Louis XV."
C'est pourquoi, si Juvénal eût vécu de notre temps, il eût crié à ce dernier ni plus ni moins qu'au redoutable Annibal:

I nunc et sævas curre per Alpes
Ut pueris placeas et declamatio fias.

Ce que je traduirai librement:
"Va, malheureux, patine à outrance dans l'Arabie pétrée de la place Louis XV, pour divertir les passants, fournir un sujet de dessin à Bertall et un thème d'article à Félix-Henri."
Peut-être me demanderez-vous, l'origine et les précédents du patineur de l'asphalte. Je serais très-embarrassé de faire une réponse catégorique à cette question. Il y a plusieurs versions contradictoires qui circulent.
Les uns prétendent que c'est un savant mathématicien qui cherche la quadrature du cercle en traçant avec ses pieds des lignes géométriques, tandis que sa tête nage dans les abstractions des mathématiques transcendantes. Les autres assurent que c'est un héritier de l'abbé de Saint-Pierre qui poursuit dans l'espace l'utopie de la paix perpétuelle et universelle. Il y en a enfin qui insinuent que c'est l'auteur de la dernière tragédie écrite en vers hexamètres, qui porte à sa manière le deuil  de la famille des Atrides désormais perdue pour le théâtre français.

                                                                                                                            Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 29 juin 1867.

* Nota de Célestin Mira

* Place Louis XV: ancien nom de la place de la Concorde.


Place Louis XV (place de la Concorde) vers 1780.


* En-tout-cas: large ombrelle pouvant servir de parapluie.

* Jean-Jean: conscrit fraîchement incorporé dans l'armée:




* Charlet: Nicolas-Toussaint Charlet est un peintre et graveur français:




* Pastilles du Sérail: Pastilles en provenance de Constantinople, destinée à parfumer une pièce en les faisant brûler à la façon de l'encens.





mardi 27 avril 2021

Un chasseur de la garde nationale.





Regardez-le, dans sa majesté ventrue, le chasseur de la garde nationale de Paris, qui ne ressemble en rien aux francs-tireurs des Vosges, si sveltes, si nerveux, et taillés dans des proportions de vigueur et d'agilité, que nous rencontrions récemment à l'Exposition, dans les promenades, et qui ont manœuvré au Bois de Boulogne, sur le champ de course, avec une précision militaire.
Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'a rien de mobile, et que, par conséquent, ce n'est pas lui qui a été prévu par la loi nouvelle dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Il est, au contraire, par constitution comme par goût, essentiellement sédentaire. S'il est gros, gras et fleuri, il n'y a pas à s'en étonner. L'air vivifiant des Vosges, les longues courses à travers les forêts, allègent et maigrissent; mais comment ne pas engraisser derrière un comptoir? Comment ne pas s'arrondir dans le far niente d'une boutique, arrosé par de nombreuses chopes de bière dont chaque garde montée devient le prétexte? 
Ainsi notre chasseur a chaud: son front ruisselle. Fidèle à l'exemple de la grande Troyenne, son Andromaque lui essuiera le front quand il rentrera ce soir, et elle lui dira: "Hector! Hector, mon ami, tu n'y penses pas! Tu finiras par te rendre malade, à force d'être esclave de tes devoirs militaires."
Mais Hector, qui trouve que son esclavage militaire le délivre de sa servitude conjugale, et que, lorsqu'il s'éloigne par la porte de Scée pour aller monter sa garde ou pour honorer de sa grosse présence les funérailles d'un brave camarade, il secoue la domination peu commode de Mme Birotteau, et peut, loin de ses regards, vider en toute sécurité avec les amis quelques chopes de bière et plusieurs verres d'absinthe, et même s'accorder un panatellas, Hector fait la sourde oreille. Il ne manquerai pas son tour de garde pour un empire. Il croirait les camarades de sa compagnie mal enterrés s'il ne les portait pas en terre avec l'arme sous le bras. Quoique gras, il est sensible. M. de Lally-Tollendal* l'était bien, lui qu'on avait surnommé "le plus gras des hommes sensibles!" J'imagine qu'à l'époque de la première révolution M. de Lally-Tollendal fut aussi garde national. C'était alors que la milice citoyenne brillait de tout son éclat. deux fois, en 1789 et en 1830, le chasseur de la garde national put se dire: "Du haut de son cheval blanc, la Fayette me contemple."
Le service de la garde nationale est aujourd'hui une sinécure: point de nuit passée au corps de garde, point de patrouilles, presque point de revues. A peine une fois par an, messieurs les sapeurs, qui appartiennent presque tous à l'état des bouchers, embellissent leur menton de leur superbe barbe postiche, ornement des grands jours qui fait peur à leurs petites dernières, étonnées de voir cet appendice chevelu fleurir tout à coup au menton de messieurs leurs papas.
Ne soyons pas injustes cependant. Ce n'a pas été là le premier mot, et peut être, dans la suite des âges, ne sera-ce pas le dernier mot de la garde nationale. L'histoire nous l'apprend, elle sert surtout dans les temps difficiles. En remontant le cours des siècles, nous lui trouvons un ancêtre, la garde bourgeoise.
Transportez-vous, par la pensée, au treizième siècle, en 1228. Pourquoi les bourgeois de Paris se précipitent-ils hors des murailles de la ville, armés de pied en cap, et se dirigent-ils en toute hâte vers cette tour de Monthéry dont vous apercevez le squelette disloqué sur la voie ferrée de Paris à Orléans? C'est que la population parisienne vient d'apprendre que quelques hauts féodaux, ligués avec Pierre Mauclerc, Hugues de Lusignan, ont dressés une embuscade au jeune roi Louis IX, revenant d'Orléans, et que Thibaud, le loyal comte de Champagne, n'a pu qu'à grand'peine le conduire, entouré de ses trois cents chevaliers, à la tour de Monthéry. Aussitôt les braves bourgeois de Paris se sont armés, ils vont chercher leur jeune seigneur et son illustre mère, Blanche de Castille. L'élan est devenu général. Les seigneurs fidèles accourent, de leur côté, sur leurs destriers; les paysans, s'armant de leur faux, affluent sur la route. Des vieillards, des enfants, des femmes, tous ceux que l'autorité tutélaire de la royauté protège, deviennent ses protecteurs à leur tour. Cette armée étrange s'étend des portes de Paris jusqu'aux remparts de Monthéry.
Voilà la mission, voilà la force, la toute-puissance de la garde nationale dans les mauvais jours.
Quand Blanche de Castille sut ce qui venait de se passer, elle comprit qu'elle pouvait défier la ligue de tous les féodaux. Elle sortit de Monthéry, en tenant son fils bien-aimé par la main, et marchant entre les rangs de cette armée bourgeoise et populaire qui faisait la haie des deux côtés, elle se dirigea vers Paris au bruit de ce cri mille fois répété:" Dieu doinct bonne vie et longue au roi! qu'il le garde de ses ennemis!"
Quand un roi est si bien gardé par son peuple, il est aussi gardé par Dieu.
Il suffira de rappeler le rôle joué par les quarteniers et dizainiers de la garde bourgeoise à l'époque de la Ligue, puis celle de la Fronde. Je ne dis pas que cette action ait toujours été bonne et utile, mais elle était puissante. Qui ne se souvient des rues tendues de chaînes, des barricades construites de tous côtés, le jour où le duc de Guise obligea le roi Henri III de sortir de Paris? "Les marchands de la rue Saint-Denys, dit le bourgeois de Paris dans son récit, voyant les troupes rangées dans le cimetière des Innocents, au nombre de quatre ou cinq enseignes suisses, s'allèrent confesser et communier, et, tost après, s'armèrent de cuirasses et autres armes offensives et défensives; il furent incontinent suivis de plusieurs autres avec lesquels ils commencèrent à dresser leurs barricades és avenues et embouchures." Au bout de quelques heures, les barricades étaient si multipliées, que les soldats suisses, selon le récit du bourgeois de Paris, ne pouvaient se frayer un passage pour se réunir, "si ce n'est sous la terre, comme les souris, ou dans l'eau comme les grenouilles, ou s'ils voloient en l'air comme les oiseaux."
L'histoire nous raconte les mêmes scènes renouvelées sous la Fronde, quand le cardinal de Mazarin fit arrêter le conseiller du parlement Broussel. Cette fois encore le roi Louis XIV, qui n'était qu'un enfant, la reine régente, Anne d'Autriche, et toute la cour furent obligés de quitter furtivement la capitale et de se retirer au château de Saint-Germain, où l'on attendait si peu cette auguste et noble compagnie, que "les dames qui composaient le cortège, c'est Mme de Motteville qui le raconte dans ses Mémoires, et toute la cour, sauf le roi et la reine mère, furent obligées de coucher sur la paille, dans les grands appartements du château. On coupa du bois dans la forêt pour allumer d'immenses foyers, car on grelottait dans les chambres humides et froides."
Pendant le règne de Louis XIV et celui de Louis XV, la garde bourgeoise, cette aïeule de la garde nationale, perdit beaucoup de son importance. Alexis Monteil, dans son Histoire des Français des divers Etats, constate que, sauf quelques grandes villes militaires comme Lyon, Lille, Strasbourg, Marseille, il aurait pu ajouter Valenciennes, où la garde bourgeoise conservait un esprit belliqueux et des allures martiales, le corps des milices urbaines étaient partout ailleurs déchu du rôle brillant qu'il avait rempli. "On ne votait, continue-t-il, que fusils rouillés, tambours démontés, drapeaux couverts de poussière." Mais il ajoute aussitôt: "La Révolution frappa cette risible troupe de sa toute puissante baguette, et la garde nationale aussitôt présenta une ligne guerrière de quatre millions de baïonnettes, de fusils, de piques et de faux."
Ces premières gardes nationales de 89 tenaient encore des milices bourgeoises et populaires que nous avons vues jouer un si grand rôle dans les premiers temps du règne de saint Louis. Dans beaucoup de lieux, elles portaient peintes sur des étendards des croix ou des images de la sainte Vierge et des saints. Chaque corps avait son aumônier qui disait la messe tous les dimanches. Il y avait des bataillons divisés en confréries, souvenir du moyen âge. Ailleurs, les diverses compagnies portaient les noms du Roi, de la reine, de Monseigneur le Dauphin. Ce ne fut que peu à peu et avec les progrès de la Révolution que l'uniformité s'établit; que l'habit bleu, aux revers blancs, au collet rouge, aux boutons en cuivre jaune portant ces trois mots, écrits dans une couronne: "La nation, la loi et le roi." prévalut dans toutes les communes de France; " Bientôt, continue Alexis Monteil, la guerre grandissante eut besoin de la jeune fleur de la garde nationale de dix-huit à vingt cinq ans. La convention, par son décret du 23 août 1793, la lui donna."
Je m'arrête ici, car je veux rester dans le domaine de l'histoire. D'ailleurs, ce peu de mots suffisent pour rappeler que, si la garde nationale a son côté comique et plaisant, qui a pu inspirer les croquis malins de Bertall et de Cham, elle a aussi sa légende héroïque devant laquelle tout front doit s'incliner. Sous cet uniforme, des soldats sont morts pour préserver le territoire national; sous cet uniforme, des citoyens sont tombés pour la défense des lois.

                                                                                                                                   Félix-Henri

La Semaine des Familles, samedi 15 juin 1867.

* Nota de Célestin Mira:

* Gérard de Lally-Tollendal: Gérard de Lally-Tollendal est un écrivain et homme politique français. Il est le fils de Thomas de Lally-Tollendal, officier français d'origine irlandaise et accusé de s'être rendu responsable de la défaite lors du siège de Pondichéry mené par les Anglais. En conséquence, il fut exécuté par le fils du bourreau Samson, qui rata son coup en lui fracassant la mâchoire. On dut menotter et bâillonner le condamné avant le second coup, fatal celui-ci. A la suite de cette défaite, la France perdit ses possessions en Inde ne conservant que cinq comptoirs célèbres, surtout pour les collégiens des années 60. La question était rituellement posée et il en manquait toujours un dans la réponse!: Pondichery, Chandernagor, Mahé, Yanaon et Karikal.


Gérard de Lally-Tollendal devant le buste de son père, Thomas.


samedi 24 avril 2021

Les pifferari. 


Quand je rencontre ces pauvres enfants italiens des deux sexes dans les rues, joueurs de harpe, de violon, de guitare ou de cornemuse, qu'on appelle indifféremment les pifferari*, quoique ce nom ne convienne qu'à cette dernière classe de virtuoses, je me demande si nous avons le droit d'être bien fiers de l'abolition de la traite des noirs? Nous voici, en effet, en présence de la traite des blancs.
Si les pifferari chantaient, violonnaient, pinçaient la harpe ou la guitare pour leur compte, je n'aurais pas grand'chose à dire. Sans doute j'aimerais mieux voir ces pauvres petits travailler à devenir de bons ouvriers comme les petits ramoneurs* chantés par Alexandre Guiraud, que de les voir vagabonder à la pluie et au soleil. Mais j'entends d'ici la réponse des amis de la liberté et de la fantaisie artistique: "Parmi ces enfants, il y en aura peut-être appelés à un grand avenir musical."
Soit. Mais pour faire cet heureux, combien faudra-t-il de misérables? Pour l'aider à monter au pinacle, combien de fascines humaines faudra-t-il jeter dans le grand fossé de la misère, du désordre et du vice? Est-ce qu'il est permis de faire litière d'âmes et de prendre un piédestal vivant et saignant pour y hisser une statue?
Voilà ce que je demanderai si je n'avais quelque chose de plus concluant encore à dire.
Ce que j'ai à dire, le voici: presque toujours, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, ces pauvres Italiens que vous rencontrez déguenillés et hâves aux Champs-Elysées, dans les squares et dans les rues, et que quelques peintres se sont plu à reproduire sur les toiles exposées au salon de 1867, en particulier MM. Delobbe et Cabasson, ne s'appartiennent pas à eux-mêmes. Ils ont un maître, un rude maître. Hélas! il arrive quelquefois que ce maître est un père. Chez nous les pères travaillent pour nourrir leurs enfants; il y a une contrée paresseuse où le père fait travailler ses enfants pour lui: le petit nourrit le grand; le faible soutient le fort. Mais plus souvent encore ces pauvres enfants sont exploités par un étranger. Il les afferme comme un bétail mélodieux qui doit fournir à sa table et à son jeu. Il boit et il joue leurs humiliations, leurs fatigues, leurs souffrances, les aumônes qu'ils arrachent à la pitié des passants et leurs larmes. Ils sont à lui plus que les serfs du moyen âge n'étaient aux seigneurs féodaux; plus misérables cent fois que les serfs de la glèbe, les esclaves des caprices insensés d'un ivrogne, des colères d'un joueur. S'ils ne rapportent pas le soir la somme à laquelle ils sont taxés, leur maigre pitance leur est refusée, ils sont molestés, querellés, brutalisés, battus. Pauvres petits!
Il y a une société protectrice des animaux, c'est bien! je loue les hommes généreux qui en font partie. Mais, parce que Dieu a donné aux Pifferari cette position verticale chantée par le poète latin et un visage tourné vers le ciel :

Jussit et erectos ad sidera tollere vultus

est-ce un motif pour leur refuser la pitié qu'on accorde aux bêtes? faudra-t-il, pour obtenir un appui, qu'ils se fassent adopter par l'écurie ou affilier à l'étable?
Je n'ai pas pénétré dans les tristes réduits où les malheureux enfants sont parqués; mais deux écrivains de la presse légère, M. d'Aunay du Figaro, et M. Blavet du Petit Journal, ont été plus hardis et ont rapportés de leur excursion des détails navrants. Ils racontent l'un et l'autre comment ces misérables enfants sont obligés de rapporter, sous peine de correction, trois francs tous les soirs à leur maître. Qui donc a dit que l'esclavage n'existait pas chez nous? M. d'Aunay s'est glissé rue des Boulangers*, rue Neuve-Saint-Médard* et rue de la clef*, dans les établissements où campent ces lazzaroni, car les travaux de l'édilité parisienne, mieux inspirés cette fois qu'au jardin du Luxembourg, ont renversé les ruelles aboutissant aux rues de Saint-Nicolas*, du Bon-Puits*, du Mûrier*, rendez-vous ordinaire de ces artistes en guenilles et de leurs maîtres, qui s'intitulent avec une emphase facétieuse Directeurs des Italiens.
C'est une pitié! Dans les cabarets épargnés par la pioche, on voit des hommes de la Pouille, de la Basilicate, des Florentins, des Piémontais qui jouent à la morra* l'argent que les enfants leur gagnent. Ce sont des contorsions, des clameurs furieuses, des mains levées pour frapper; on dirait que les joueurs de morra vont s'entr'égorger. Cette description m'a rappelé une scène dont j'ai été témoin dans un cabaret de l'île de Chiogga, près de Venise. Il y avait là des figures de forbans que les grands maîtres de l'école vénitienne, sur lesquels M. Rio a écrit de si beaux chapitres dans son quatrième volume de l'Art chrétien, auraient saisies au vol. C'étaient des clameurs sourdes, des gestes menaçants, des yeux qui lançaient des éclairs. Je demandai si nous avions devant les yeux des écumeurs de mer qui se querellaient sur le partage du butin; on me répondit en riant que c'étaient simplement des pêcheurs de l'Adriatique, si poétiques dans les romances et les barcaroles qui jouaient à la spada*. C'est un jeu de cartes qui porte ce nom assez peu rassurant: l'épée: je craignais à chaque moment que de l'épée on ne passât au couteau.
La morale de ceci, c'est que, pour qu'il y ait des joueurs de morra dans les bouges de Paris, il faut qu'il y ait des pifferari dans nos rues et dans nos promenades. Si ces infortunés bohêmes d'au delà des Alpes se trouvent mieux chez nous que chez eux, quelle est donc la destinée que l'Italie fait à ses enfants? Où est le temps où Virgile s'écriait:

Salve, magna parens frugum Saturnia tellus,
Magna virum!

Je ne sais pourquoi l'idée m'est venue, en étudiant le dessin de Bertall, qu'il avait voulu reproduire les trois âges des pifferari




Cette petite pifferara, couverte tant bien que mal d'un châle et qui vous tourne le dos, c'est le premier âge. Le second, hélas! c'est cette élégante de mauvais aloi, aux pieds bottés, à la tête couverte d'une casquette; la chenille a brisé son cocon et elle est devenue papillon. Le papillon ne tarde pas à se brûler aux bougies parisiennes; alors vient la dernière métamorphose, ou la dernière incarnation non pas du dieu Vichnou, mais de Mme Vichon. Bien heureuse encore la pifferara lorsqu'elle ne meurt pas sur la route, de honte et de misère, et que, sur la fin de ses jours, elle trouve à tirer le cordon dans un hôtel garni borgne! Quand au pifferaro, vous ne le voyez que dans deux de ses métamorphoses: à l'aurore de sa carrière, avec sa tunique en guenille et sa harpe en sautoir, au couchant, sous les traits de ce violoneux cacochyme et au dos voûté qui s'en va, son instrument sous le bras, gagner quelques sous. Dans l'époque intermédiaire, le pifferaro, après avoir été exploité, devient exploiteur à son tour et rend à ses cadets les coups qu'il a reçus de ses aînés. Bertall n'a pu vous le présenter, parce qu'il est attablé, peut-être sous la table, avec les autres joueurs de morra dans le bouge voisin.
Je voudrais finir cette étude d'une manière un peu moins triste que je ne l'ai commencée; c'est pour cela que j'emprunte à un poète breton que j'ai déjà cité, M. Joseph Rousse, une pièce de vers, car les pifferari ont inspiré, cette année, les poètes comme les peintres.

Sous les tours du château la neige étincelante
Fondait aux doux rayons d'un beau soleil d'hiver;
Les arbres secouaient leur parure brillante, 
Et la grive en chantant traversait le ciel clair.

Deux bergers d'Italie, errant dans la Bretagne,
Parurent sur le pont qui conduit au manoir.
L'étranger les avait chassés de leurs montagnes;
Les enfants curieux se pressaient pour les voir.

Ils portaient le hautbois et la piva rustique
Sur le dos qu'abritaient des toisons de brebis
Des airs napolitains sous le ciel d'Armorique
Réveillèrent bientôt les échos endormis.

Ils jouèrent longtemps, mais nulle châtelaine
Ne les encourageait d'un signe gracieux;
Ils jouèrent encore et perdirent leur peine
Car le château désert resta silencieux.

Les deux pifferari, comprenant leur méprise, 
Rompirent en riant un morceau de pain noir, 
Et sous le porche assis, à l'abri de la bise,
Ils écoutaient siffler les merles du manoir.

Comme eux, si vous chantez vainement, ô poètes,
Rompez aussi le pain sans le mouiller de pleurs
Ne restez pas courbés sur vos lyres muettes,
Mais chantez seulement pour soulager vos cœurs.

C'est ainsi que la poésie, cette enchanteresse, embellit tout ce qu'elle touche et qu'il lui suffit, pour égayer le paysage, de la note harmonieuse sifflée par le merle ou la grive et d'un rayon de soleil fondant la neige sur la cime des arbres.

                                                                                                                                   René.

La Semaine des Familles, samedi 11 mai 1867.



* Nota de Célestin Mira:

* Pifferari:



Pifferaro et son fils, par Thomas Couture.


Ramoneurs savoyards:



* Rue des boulangers:



* Rue Neuve-Saint-Médard:



Rue Saint-Médard en 1913, appelée rue Neuve-Saint-Médard
de 1760 à 1771, anciennement rue Ablon.


* Rue de la Clef:



Rue de la Clef, anciennement rue du Pont-aux-Biches.
Le Pont aux Biches, situé entre le numéro 12 et 14
de cette rue franchissait la Bièvre


* Rue Saint-Nicolas:


Ancienne rue de Paris tirant son nom d'une statue de Saint-Nicolas.


* Rue du Bon-Puits, 1866:



* Rue du Mûrier, en 1866:




* Le morra ou la moure: jeu de hasard, datant du moyen âge, utilisant les doigts de la main.




*Spada: jeu de cartes italiennes qui diffèrent selon les régions: ici un jeu de carte napolitain (spada veut aussi dire "épée"):




jeudi 22 avril 2021

 L'allumeur de lanternes.


Hâtons-nous, car encore quelques jours, il aura disparu pour jamais, l'allumeur de lanternes. Le gaz le suit, le gaz le pousse, le gaz le chasse devant lui, comme un de ces demeurants du passé qui n'ont pas droit de cité dans le présent, comme un de ces types abolis qui ne seront bientôt plus qu'un souvenir; c'est à peine si dans quelques rues reculées d'un quartier perdu, on le voit passer mélancolique et sombre, portant sur son chapeau à moitié enfoncé sa sale et huileuse boîte de fer-blanc. 



Sa courte blouse et son pantalon à mi-jambes suent l'huile par tous les pores, les passants se détournent avec empressement sur son passage, pour ne pas s'exposer à son contact compromettant.
L'allumeur de lanternes est à l'allumeur de gaz ce que le moulin à vent est au moulin hydraulique, ce que le paquebot à voile est au paquebot à vapeur, ce que le vieux télégraphe, avec ses bras aériens qui gesticulaient dans l'espace, est au télégraphe électrique, ce que les chevaux de poste sont à la locomotive, ce que le fusil à aiguille est à notre ancien mousquet.
L'allumeur de réverbères en face de l'allumeur de gaz, c'est l'ancien régime en face du nouveau, c'est un ci-devant.
Laissez-le donc passer, puisque tout passe, même la crinoline, qui s'était promis un empire éternel sur la mode, et qui est allée rejoindre, toute honteuse, dans les oubliettes de l'histoire, la coiffure à la girafe* et les manches à gigot*, pour y attendre les chapeaux Lamballes*, les chignons en sautoir*, les peplums*, les tuniques retroussées sur les jupons rouges qui donnent aux femmes l'agréable tournure de pigeons à la crapaudine et les longues traînes qui font concurrence aux balayeurs des trottoirs.
Oui, laissons passer l'allumeur de réverbères, puisqu'il appartient à un monde qui s'en va; mais n'oublions pas qu'il y eut un jour où ce retardataire actuel de la civilisation s'appela le progrès.
Jusqu'au milieu du dix-septième siècle, Paris, qu'on regardait déjà comme la capitale du monde civilisé, n'était éclairé que d'une manière incomplète et bien imparfaite. En remontant un peu plus haut, on découvre que la ville demeurait, à la tombée de la nuit, dans de profondes ténèbres. Les carrosses qui entraient dans Paris à une heure avancée étaient éclairés par des torches de résine placés dans les mains de porteurs à cheval. Même au commencement du dix-septième siècle, il n'y avait pas d'éclairage public. Il était simplement prescrit à chaque propriétaire de maison de placer, après neuf heures du soir, sur la fenêtre du premier étage, une chandelle allumée dans une lanterne, et, de plus, tous les individus qui circulaient dans les rues portaient, par précaution, un falot, pour suppléer à un éclairage insuffisant. Remarquons en passant que, lorsqu'une insurrection casse les becs de gaz à Paris, on est réduit à reculer jusqu'à ce mode d'éclairage primitif, et d'enjoindre à chaque habitant de mettre sa chandelle à la croisée, ce qui prouve que les révolutions ne conduisent pas toujours au progrès.
Ce fut en 1669 seulement, lors de la création d'un lieutenant général de police, que l'administration conçut le projet de mettre quelque régularité et quelque ensemble dans l'éclairage de Paris. On suspendit d'abord une lanterne à l'entrée de chaque rue et une autre au milieu. Les ténèbres devinrent plus visibles, pour nous servir de la belle expression de Milton; mais les parisiens ne furent que médiocrement éclairés. Jusqu'à la fin du dix-septième siècle, l'éclairage n'eut lieu que pendant neuf mois de l'année; encore n'allumait-on pas les réverbères les jours où il faisait clair de lune, coutume primitive qui s'est encore conservée dans quelques bourgs de France, où l'entrepreneur de l'éclairage municipal, plein de confiance dans la lune qu'il regarde comme un auxiliaire, économise l'huile les jours où elle allume son fanal à l'horizon.
En 1729, la Reynie et d'Argenson étaient lieutenant de police. On arriva ainsi jusqu'en 1760, lorsque le lieutenant de police Lenoir promit une récompense à celui qui proposerait le meilleur mode d'éclairage pour la ville de Paris. Ce fut alors que les lanternes dites à réverbères, à cause de leur réflecteur qui réverbérait la lumière, furent notablement améliorées. Bourgeois de Château-Blanc, qui avait introduit des perfectionnements dans ce système dont l'inventeur se nommait Bailly, fut chargé pour vingt ans de l'éclairage des rues de Paris. Le nombre de ces réverbères augmenta successivement. En l'an 1769, on comptait 7 000 becs, treize cents de plus qu'en 1729. En 1809, il y en avait 11 000, et 12672 en 1821. A cette époque, la dépense de l'éclairage de Paris s'élevait à la somme de 646 000 francs.
Nous approchons du moment où l'éclairage par les réverbères s'éteint devant un éclairage plus puissant. Mais, avant de signaler l'inauguration de ce nouveau système devant le triomphe duquel le dernier allumeur de lanternes, pareil au dernier Mohican de Cooper, va disparaître, il est impossible de ne pas rappeler le sinistre usage auquel servirent les lanternes pendant les mauvais jours de la révolution française.
Quand ce cri: A la lanterne! retentissait dans les rues de Paris, le sang se figeait dans les veines des femmes et des enfants. La hideuse populace, avec laquelle il ne faut pas confondre le véritable peuple, se plaisait à ces exécutions sommaires qui transformaient en gibets les appareils ordinaires d'éclairage. On ouvrait avec effraction la petite porte de fer de la boîte qui, placée contre une muraille ou un poteau, contenait la corde à poulie à l'aide de laquelle l'allumeur faisait descendre pour la nettoyer et pour approcher la flamme de la mèche, la lanterne suspendue en l'air. On y attachait la victime, et, au lieu et place du réverbère, on la hissait dans les airs au milieu des cris de joie et des trépignements de la multitude qui repaissait ses regards du spectacle de cette agonie. Les mœurs étaient devenues atroces. On disait autrefois de Paris: "L'esprit y court les rues." Le meurtre en 1793, avait remplacé l'esprit. c'était l'époque où Camille Desmoulins, sans prévoir qu'il se plaçait sur une pente qui le ferait glisser lui-même jusqu'aux marches de l'échafaud, s'intitulait, dans son journal, le Procureur général de la lanterne. C'était l'époque aussi où des furieux, arrêtant dans le jardin des Tuileries l'abbé Maury, qui se rendait à la constituante, lui criaient en le menaçant du geste: "Maury à la lanterne!" Ce à quoi il répondait avec cette intrépidité d'esprit et cette soudaineté d'à-propos qui triomphent du péril en le bravant: "Y verrez-vous plus clair?"
En 1823, M. Bordier-Marcet exposa sur la place du Carrousel six appareils qui, par l'intensité de leur rayonnement, effacèrent tout ce qu'on avait vu jusqu'alors. Deux de ces appareils suffisaient pour éclairer un espace de 360 mètres de longueur, tandis que la puissance des réverbères éclairait à peine 60 mètres. Ce fut le dernier progrès du système de l'éclairage au moyen des réverbères. Le gaz allait paraître.
Il avait déjà paru. Dès 1786, un ingénieur français, M. Lebon, avait eu l'idée qu'il était possible d'obtenir une clarté plus intense que la lumière développée par la combustion immédiate des huiles. Il réalisa cette idée au moyen du gaz hydrogène carboné, qu'il fabriquait en distillant du bois. L'appareil qu'il imagina éclairait et chauffait à la fois les appartements sous le nom de Thermolampe*. Ce procédé imparfait fut bientôt remplacé par l'ingénieux appareil de M. Poncelet, de Liège. Comme cela s'est si souvent rencontré dans l'histoire de la science, l'idée était née en France, la première application de l'idée eut lieu en Angleterre, en 1812, par les soins de MM. Windsor et Preuss qui avaient modifié les premiers procédés d'une manière fort heureuse. Cette branche d'industrie prit un rapide développement en Angleterre. M. Chabrol de Volvic, alors préfet de la Seine, sous le gouvernement de la Restauration, frappé des succès obtenus de l'autre côté de la Manche, entreprit de ramener cette découverte au berceau où elle était née, avec tous les progrès qu'elle avait faits chez nos voisins. Il fit construire à Paris, des appareils d'éclairage au gaz, dans plusieurs hôpitaux; l'impulsion donnée par l'administration municipale fut suivie, et de tous côtés des usines s'élevèrent pour produire le gaz.
Le premier passage éclairé au gaz, par les soins de l'Anglais Windsor, fut le passage des Panoramas*; cela remonte à 1817.
Ce n'est plus au bois qu'on demandait le gaz, comme Lebon; on comprit bientôt qu'on aurait un grand avantage à prendre pour base de l'opération des substances grasses qui contiennent dans des proportions considérables l'hydrogène carboné. La houille, après de nombreuses expériences, est demeurée en possession de fournir le gaz, parce que, là où on peut se la procurer à bas prix et avec facilité, elle le fournit aux conditions les plus avantageuses pour le producteur et le consommateur. Cela tient à ce que tous les résidus du gaz  de l'éclairage conservent leur valeur vénale. Le coke est tellement recherché pour le chauffage, que le produit de sa vente couvre presque entièrement la dépense faite pour l'achat de la houille dont il provient; mettez en outre en ligne de compte le goudron qui, se produisant dans la distillation de la houille, fournit divers carbures d'hydrogène utilisés dans l'industrie, entre autre le benzine, l'ammoniaque et les différents sels ammoniacaux extraits des eaux provenant de la condensation et du lavage du gaz; ajoutez enfin que la chaux qui a servi à l'épuration du gaz peut encore être employée dans les constructions.
On voit que, si l'éclairage à l'huile a été vaincu, il a été vaincu par un brillant adversaire, non-seulement par un adversaire brillant, mais par un adversaire qui éclaire mieux et à meilleur marché. Un bec de gaz, produisant autant de clarté que dix chandelles, brûle pendant dix heures sans entraîner une dépense de plus de trente centimes. Laissons donc l'allumeur de lanternes suivre sa destinée. Après avoir été le représentant des lumières, il ne serait plus aujourd'hui que le représentant des ténèbres. Il a eu son temps, son temps est fini. L'éclairage à l'huile, c'est hier; l'éclairage au gaz, c'est aujourd'hui; et qui sait? l'éclairage électrique est peut-être pour demain. En attendant, tout ce que nous pouvons faire pour l'allumeur de lanternes, c'est de le transformer en allumeur de gaz. L'humble chenille ne devient-elle point papillon?

                                                                                                                           Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 23 mars 1867.

* Nota de Célestin Mira:

* Coiffure à la girafe:


Coiffure à la girafe, 1821.


* Manches à gigot:




* Chapeau Lamballe:




* Chignon en sautoir: Chignon retombant sur le cou.




*Peplum: Le terme peplum désignait une jupe courte superposée sur une robe.




* Philippe Lebon: Thermogaz:


* Passage des Panoramas:



Le passage des Panoramas, de nos jours.


mercredi 21 avril 2021

 L'écaillère.


Et où donc notre ami Bertall* a-t-il découvert des huîtres à vingt centimes la douzaine? Dans quel parage, à la porte, je ne dirai pas de quel restaurateur, ni même de quel traiteur, mais de quel cabaret ce miracle de bon marché est-il visible? Sous quelle latitude est située cette écaillère dodue qui, les pieds sur sa chaufferette, entourée de cloyères sur lesquelles est place le pavé réglementaire destiné à empêcher les huîtres de bailler et de répandre ainsi l'eau de mer contenue dans leurs écailles, remplit-elle ainsi son office au rabais à l'appel du garçon?



Une douzaine d'huîtres, s'il vous plait!


Est-ce le souvenir d'un type aboli, une espérance de l'avenir, motivée par les efforts habiles de M. Coste dans l'ostréiculture, qui doit ajouter des huîtres artificiellement produites à celles qui naissent naturellement? Est-ce seulement un leurre pour les visiteurs de l'Exposition universelle de 1867? Y aurait-il cette année des huîtres d'avril comme des poissons d'avril?
Je connais les tours de force culinaires des grandes villes. Je sais qu'on voit dans certains établissements des gibelottes sans lapin, des civets où, malgré l'aphorisme du roi Louis XVIII, il n'entre pas un atome de lièvre, des filets de chevreuils qui n'ont jamais appartenu aux légers habitants de nos forêts. Je suis sûr que les consommateurs arrosent ces mets équivoques d'un vin suspect d'où le jus de la treille est complétement exclu, comme un aristocrate qui n'a pas droit de cité dans les boissons démocratiques et sociales. A Londres, j'ai passé autrefois assez souvent devant une boutique mal famée, hideuse, nauséabonde, située à l'extrémité de New-Rood, plus loin que l'église de Mary le Bone (Marie la bonne), et quelques minutes avant d'arriver devant cette poissonnerie des consommateurs indigents où l'on détaille à bas prix les saumons à moitié gâtés, les homards défraîchis et les turbots pourrissants, j'étais averti par l'haleine empestée de l'établissement. Mais là même on ne vendait pas d'huîtres à vingt centimes la douzaine.
Je sais qu'il y a toujours eu à Paris de ces endroits où l'on dîne à peu près pour rien, et où le dîner vaut encore moins que ce qu'il coûte. Alexis Monteil constate dans son livre sur les Français des divers états qu'il en était déjà ainsi à la fin du dix-huitième siècle: " Chez les traiteurs, dit-il, les prix des repas varient comme les fortunes. Ici l'on dîne pour douze, vingt-quatre, quarante-huit sols; là pour douze, vingt-quatre, quarante-huit francs. Comment dans un repas peut-on consommer quarante-huit francs, ou comment peut-on ne consommer que douze sols? Très-facilement: on peut à son dîner manger pour quarante-huit francs au moyen des huîtres de Cancale, des truffes, des champignons muscats, des turbots, des brochets, de la venaison, de la volaille des départements éloignés, des vins fins, des légumes des îles." Ajoutons les primeurs que Monteil a oubliées, ou dont on ne s'est pas avisé de son temps: les ananas, les pèches, les raisins, les fraises, les melons en plein hiver. Mais laissons-le finir:" Très-facilement, continue-t-il, on peut dîner aussi pour douze sols par la raison qu'on dîne pour huit ou même pour six."
Au dix-neuvième siècle comme au dix-huitième, Paris a des cuisines pour toutes les bourses. tandis que les estomacs bien rentés vont satisfaire leur appétit, lorsqu'ils ont le bonheur d'en avoir, aux Frère-Provençaux*, chez Véfour*, à la Maison-Dorée*, au café Anglais*, au café Foy*, au café Cardinal*,  au Grand-Hôtel du Louvre*, au Grand-Hôtel*, chez Philippe, chez Ledoyen*, ou bien au bois de Boulogne, au pavillon d'Armenonville*, les estomacs indigents, qui sont, hélas, toujours affamés, vont satisfaire ou tromper leur faim à la Petite-Californie ou au Petit-Ramponneau*, où le prix d'un dîner ne s'élève presque jamais, malgré la hausse continue des denrées alimentaires, au-dessus de 50 à 60 centimes. Mais je dois me hâter d'ajouter que les huîtres à vingt centimes la douzaine, annoncées par Bertall, ne figurent pas dans ce menu démocratique. Encore moins les rencontre-t-on au dernier degré de l'échelle culinaire, dans les cuisines en plein vent qui fonctionnent dans le voisinage des marchés, aux abords des anciennes barrières, à proximité des ateliers et débitent des soupes chaudes, des pommes de terre frites, des beignets et du poisson frit, le tout au prix de quinze à vingt centimes la portion.
Je n'ai trouvé d'huîtres à ce prix ou même à meilleur marché encore qu'en Bretagne, dans le Morbihan, où on les vendait, il y a quinze ans, cinq sols le cent. Mais les chemins de fer, ces grands bras de Paris qui, s'étendant dans tous les sens, vont saisir sur tous les points de la circonférence tout ce qui se boit, tout ce qui se mange, qui appréhendent le turbot et le saumon dans les filets, ramassent les huîtres de Cancale et d'Ostende dans leurs parcs, cueillent les pêches sur les arbres, les raisins sur les treilles, saisissent les grands bœufs dans les pâturages de la Normandie ou du Nivernais, vident les caves de la Bourgogne, du Bordelais et de la Champagne, pour nourrir et abreuver le Gargantua parisien, les chemins de fer y ont mis bon ordre. "La barque arrive! la barque arrive," comme nous l'annonce les crieurs dans nos rues; mais elle a beau arriver chaque matin, elle ne nous apporte pas d'huîtres à vingt centimes la douzaine.
Comment s'en étonner? Quoique les huîtres se reproduisent, chaque année, en nombre prodigieux, le nombre de mangeurs d'huîtres grandit encore plus vite. Il y a longtemps qu'on les avale, ces infortunés mollusques. Selon Pline, Sergius Orata eut le premier l'idée de parquer les huîtres, c'est à dire de les faire séjourner, pendant un certain temps avant de les livrer à la consommation, dans des bassins d'eau salée qui communiquent ordinairement avec la mer, de manière que leur eau se renouvelle à chaque marée: dans ces parcs elles engraissent et acquièrent une saveur particulière. Ce Sergius Orata, dont le nom mériterait d'être gravé en lettres d'or dans la salle à manger des gourmets, et auquel le baron Brisse, l'auteur des menus de la Liberté*, devrait consacrer une notice, fit construire des viviers aux environ de Baïa pour y engraisser les huîtres du lac Lucrin.
"Au fond du golfe de Baïa, entre le rivage et les ruines de la ville de Cumes, dit le savant professeur Coste, on voit encore dans l'intérieur des terres le reste de deux anciens lacs, le Lucrin et l'Averne, communiquant jadis par un étroit canal dont l'un, le Lucrin, donnait accès aux flots de la mer, à travers l'ouverture d'une digue sur laquelle passait la voie herculéenne, bassin tranquille qu'un soulèvement de ce sol volcanique a presque comblé. Rome entière se donna rendez-vous dans ce lieu de délices où l'attirait un ciel doux et une mer d'azur. L'industrie épuisa ses ressources pour accumuler autour des patriciens toutes les jouissances que recherchait leur mollesse, et, parmi ceux qui se vouèrent à cette entreprise, Sergius Orata, homme riche, élégant, d'un commerce agréable et qui jouissait d'un grand crédit, imagina de parquer les huîtres et de mettre ce mollusque en renom. Il fit venir des huîtres de Brindes, et, pour suffire à la consommation, il finit par occuper tout le pourtour du lac Lacrin de constructions pour les loger. Sergius, en effet, ne s'était pas borné à organiser des parcs d'huîtres: il avait créé une nouvelle industrie dont les pratiques sont encore appliquées à quelques milles du lieu où il l'avait exercé."
Du temps de Pline, on avait déjà reconnu la supériorité des huîtres des mers britanniques, et comme la gastronomie et la gloutonnerie ont été les derniers dieux de la Rome païenne, on envoyait à grands frais, pendant l'hiver, en Italie, des huîtres de l'Océan enveloppées de neige et suffisamment comprimées pour empêcher la coquille de s'ouvrir. On se sert encore du même procédé pour envoyer à grande distance des huîtres vivantes; l'huître a l'habitude de fermer sa coquille, quand on la retire de l'eau, et elle applique ainsi le procédé Appert* à elle-même en s'isolant de l'air.
Le nom générique d'huîtres comprend bien des espèces. Parmi celles que l'on mange en France, il faut distinguer l'huître commune, ostrea edulis, sur les côtes de l'Océan; l'huître méditerranéenne, ostrea rosacea, sur les côtes de la Méditerranée; et l'huître lamelleuse, ostrea lamellosa, sur les rivages de la Corse. L'huître commune comprend des variétés assez distinctes; l'huître dite de Cancale, celle de Marennes et d'Ostende, différent les unes des autres. Les huîtres vertes n'appartiennent pas à une espèce particulière; ce sont des huîtres ordinaires, engraissées dans des parcs, dont l'eau n'a pas été renouvelée.
Les huîtres sont un aliment délicat et d'une digestion facile, à cause de l'eau salée qu'elles contiennent: aussi les personne dont l'estomac est malade ou affaibli en font-elles usage. Autrefois on regardait comme hygiénique de manger après les huîtres une soupe au lait, parce que, disait-on, ces mollusques se dissolvent dans le lait; on a reconnu depuis que cette opinion généralement accréditée était un simple préjugé. Les huîtres ne se dissolvent que dans les acides; l'habitude qu'ont les amateurs de boire, en les mangeant, du vin blanc légèrement acidulé est donc motivée.
J'ai dit que, malgré la prodigieuse multiplication des huîtres, leur prix vénal s'était beaucoup élevé dans ces derniers temps, parce que la consommation avait marché plus vite que la production, qui d'ailleurs a beaucoup diminuée sur les côtes de France. Il me suffira d'ajouter que Paris seul consomme annuellement 80 millions d'huîtres. Par suite de cette consommation effrayante et par d'autres causes encore, les huîtres, qui ne sont pas seulement la proie de la voracité humaine, mais qui sont exposées à la voracité de diverses espèces de poissons qui peuplent les mers, sans parler des huîtriers, oiseaux appartenant à l'ordre des échassiers et qui brisent leurs coquilles à coups de bec, tendent à disparaître sur les côtes de l'Océan. Cancale, Saint-Brieuc, Granville, Rochefort, La Rochelle, Brest, Marennes, Arcachon, ces terres classiques de la production huîtrière, sont profondément atteints. Plusieurs de nos bancs étaient déjà épuisés, et les autres étaient menacés du même sort. Cette source d'alimentation et de richesse allait donc tarir quand le gouvernement fit appel à la science et lui demanda de remédier au mal. On a commencé par régulariser la pêche: on a mis des bancs d'huîtres en pêche réglée, comme on met les forêts en coupe réglée. Les bancs sont disposés et partagés en zones qu'on exploite successivement. Le professeur Coste, dont la renommée en pisciculture est européenne, a en outre proposé de créer des bancs artificiels. Pour appliquer cette ingénieuse idée, empruntée aux anciens, on a placé sur différents points du littoral, dans des endroits choisis avec discernement, convenablement aménagés et protégés par des fascines, des huîtres mères, mises aussi à l'abri des nombreuses causes de destruction qui déciment leur espèce; ces nouveaux bancs d'huîtres, artificiellement crées sont soumis au même régime d'exploitation rationnelle et réglée qui sauvegarde aujourd'hui l'existence des bancs naturels qui nous restent.
Les mangeurs d'huîtres peuvent donc se rassurer. La science veille. S'il y a peu de chances de voir tomber ces mollusques aux prix de 20 centimes la douzaine, au moins est-il à peu près sûr qu'il y aura toujours des huîtres. Par conséquent, le juge de la Fontaine pourra toujours donner les deux écailles aux plaideurs. L'écaillère continuera à trôner sur la chaise où Bertall la placée, les pieds sur la chaufferette qui sert de degré pour accéder au trône, et la main armée du couteau qui fonctionne dès que la voix du garçon à murmuré ces mots réglementaires à ses oreilles: " Une douzaine d'huîtres, s'il vous plait!"

                                                                                                                                   Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 16 mars 1867.

* Nota de Célestin Mira:

* Bertall: Charles Constant Albert Nicolas d'Arnoux de Limoges Saint-Saëns dit Bertall est un graveur, illustrateur et caricaturiste.


Bertall, photographié par Nadar en 1858.




Caricature de Bertall.


* Les Frères-Provençaux:


Les Frères-Provençaux: extrait de la carte.


* Véfour:


Le grand Véfour , de nos jours.


* La Maison-Dorée:



La Maison Dorée devenue le siège
d'une division internationale de BNP-Paribas.


* Café Anglais:


Le café Anglais en 1910.

* Café Foy:


La café Foy était situé dans les jardins du Palais Royal.


* Café Cardinal:


Café Cardinal vers 1850.



* Grand -Hôtel du Louvre:




* Grand-Hôtel:



* Pavillon Ledoyen:



* Pavillon d'Armenonville:



* Le Petit-Ramponneau:




* Menus de la Liberté du baron Brisse:




* Procédé Appert: Appert est l'inventeur de la conserve. Il utilisait des bouteilles qu'il remplissait complètement, fermait hermétiquement la bouteille et la chauffait.