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mardi 10 décembre 2013

Administration de la France.

Les sergents et huissiers.


C'a été un ample sujet de malédictions et de railleries, de quolibets et de violences, pour la verve parfois brutale de nos pères, que les humbles fonction de sergent ou huissier. Humble, en effet, était le personnage, humble la mine, humble le rôle: sergent vient de servire, servir, celui qui sert, presque le domestique. Pasquier, dans ses Recherches, discute une autre étymologie qui, si elle n'est point vraie, est du moins plaisante: "Quelques-uns, dit-il, affirment que c'est un mot composé: sergens, de serre-gens, d'autant que leur état est voué à la capture des malgisans. Toutefois, je ne doute point, ajoute-t-il, qu'il n'en vient point, mais de serviens, mot latin, par un changement du v en g qui nous est très familier."
Huissier vient de huis, qui veut dire porte. C'est donc l'homme qui garde la porte, qui rôde tout autour à l'intérieur et à l'extérieur, qui empêche d'entrer ceux qui sont dehors et de sortir ceux qui sont dedans; c'est lui dont la voix aigre dans le Mariage de Figaro, agace l'oreille de l'auditoire en glapissant trois fois: "Silence, Messieurs, silence!" C'est lui encore qui, dans les moments de débâcle, lorsque la ruine et le déshonneur menacent une famille en larmes, entre doucement, l'oreille basse, et, de sa voix la plus bénigne: -"Monsieur, c'est un petit exploit", dit-il; et cet exploit n'est rien que le signal de la faillite, et pour quelques hommes le premier coup de poignard dans le cœur. Vous connaissez la chanson de la femme du pauvre et son triste refrain:

                                                 Jacques, il me faut troubler ton somme,
                                                 Dans le village, un gros huissier
                                                 Rôde et court, suivi du messier.
                                                 C'est pour l'impôt, las! mon pauvre homme.

                                                 Lève-toi, Jacques, lève-toi, 
                                                 Voici venir l'huissier du roi.

                                                 Regarde: le jour vient d'éclore;
                                                 Jamais si tard tu n'as dormi.
                                                 Pour vendre, chez le vieux Rémi,
                                                 On saisissait avant l'aurore.

                                                 Lève-toi, Jacques, lève-toi
                                                 Voici venir l'huissier du roi.

                                                 Elle appelle en vain; il rend l'âme.
                                                 Pour qui s'épuise à travailler
                                                 La mort est un doux oreiller.
                                                 Bonnes gens, priez pour sa femme.

L'huissier mérite-t-il tant de colère et tant de haine? Est-ce lui le vrai coupable, comme il est vraiment parfois le martyr? Les fonctions sont peu relevées, mais le but est utile et bon; car, en somme, ce sergent, de qui est-il le serviteur? De la Loi. Qui l'envoie? La Justice. A quelle porte veille cet huissier? A la porte du tribunal. Voilà ce qui relève singulièrement son rôle, ce qui l'a mis justement, de nos jours, dans un rang plus honorable et plus digne. Mais nos pères n'ont pas toujours voulu voir ce qu'il y avait derrière cet homme au visage triste; ils n'ont pas voulu savoir qui l'envoyait, et ils nous ont légué son nom chargé ainsi d'un souvenir ineffaçable de ridicule et de mépris.
Voyons quelle est son histoire. Chose curieuse, chez les Romains, peuple tant ami des procès, et où l'organisation de la justice était allé si loin, l'huissier n'est apparu que très tard, et semble n'avoir jamais eu la même importance que chez nous. La coutume était que l'adversaire appelât lui-même sa partie au procès? Dans une satyre d'Horace, le poète se promène par les rues de Rome, escorté d'un fâcheux dont il ne peut se défaire. Heureusement cet homme est en procès; il est rencontré par son adversaire, et celui-ci: "Où vas-tu, scélérat? s'écrie-t-il à haute voix; il faut, il faut venir à l'audience!" Il lui met la main au collet et veut l'entraîner au tribunal; l'autre résiste; cris de part et d'autre; tumulte et concours de peuple, dont Horace profite pour s'esquiver. Voilà les scènes qui se passaient parfois dans les rues de Rome, et qui prouvent bien que l'huissier n'est pas chez nous un officier inutile.
L'origine des sergents et huissiers, dans notre histoire moderne, se rattache à la féodalité. Elle emprunte même à cette source quelque chose de noble, de chevaleresque, qui ne tarda pas à se perdre. Au début, alors que tous les individus étaient en armes les uns contre les autres, et que les délinquants attendaient de pied ferme, le pot en tête et l'épée à la main, les hommes du seigneur suzerain chargés de les appeler en justice; en ces temps-là, la charge de sergent n'était point sans périls sérieux; il fallait du cœur pour porter des exploits. Aussi la Coutume de Normandie qualifie très noblement le rôle des premiers sergents:
"Sous les vicomtes, dit-elle (on sait que les vicomtes remplissaient en Normandie les mêmes fonctions que les prévôts dans d'autres parties du territoire), sous les vicomtes sont les sergens de l'épée, qui doivent tenir les vües et faire les semonces (sommations) et les commandements des assises, et faire tenir ce qui est jugé et délivrer par droit les namps (gages) qui sont saisis. C'est pourquoi ils sont appelés sergens de l'épée; car ils doivent justicier vertueusement à l'épée et aux armes tous les malfaicteurs, et tous ceux qui sont diffamés d'aucuns crimes, et les fugitifs. Et c'est pour cela qu'ils ont été establis principalement, afin que ceux qui sont paisibles fussent par eux tenus en paix."
Certes, voilà un idéal assez beau du rôle des sergents. Malheureusement, ils s'efforçaient assez peu de le mettre en pratique. Brutaux au milieu de mœurs brutales, ils se livraient fréquemment à des actes de violence qui déshonoraient cette épée de justice qu'ils avaient entre les mains. Dès les temps anciens, le proverbe suivant les englobait, avec d'autres êtres nuisibles, dans la malédiction populaire:

                                                    Un mauvais gouverneur dans une ville,
                                                    Un noyer en une vigne,
                                                    Un pourceau en un blé,
                                                    Un amas de taupes en un pré, 
                                                    Un sergent en un bourg; 
                                                    C'est assez pour gâter tout.

Aussi la royauté, qui se servit fréquemment de ces utiles auxiliaires, s'efforça de mettre un terme à leurs excès. La plupart des ordonnances qui s'occupent de l'administration de la justice se gardent bien d'oublier la réforme de la sergenterie.
On les met, en 1309, sous l'autorité directe des baillis. Cette même année, une ordonnance importante règle leur nombre et leurs attributions, au moins dans la ville de Paris. Les considérants sont curieux: "Comme plusieurs plaintes sont venues à notre seigneur le Roy, pour raison de son peuple qui estoit grièvement grevé et opprimé, par la grande multitude et oppression des sergens à cheval et à pied du Chastelet de Paris, par les grandes extorsions qu'il fesoient, etc." Cette ordonnance met la nomination des sergents dans les attributions du prévôt de Paris; elle en limite le nombre à soixante à cheval et quatre-vingt-dix à pied, plus douze sergents à la douzaine, pour servir de garde au prévôt lui-même. "Nul sergent à pied ne pourra faire arrest, ni saisie, ni mettre personne en prison, si ce n'est par l'exprès commandement du prévôt ou de son lieutenant. Le sergent à cheval n'aura pour sa journée que six sous parisis; le sergent à verge, pour commandement ou exécution faite hors des portes de Paris, n'aura que quatre deniers, et dans les portes, deux deniers. Toutes les fois que l'on criera à la justice du Roy, tous les sergens viendront sans délay, à moins qu'ils ne soient hors de la ville et qu'ils aient excuse ou dispense du prévôt de Paris. Et toutes les fois que le Roy viendra à Paris ou s'en ira, ils viendront recevoir les ordres du prévôt, et ils feront la même chose quand le feu sera à Paris. Enfin, quiconque sera trouvé sergentant, qui ne sera pas du nombre prescrit par cette ordonnance, sera mis en prison au Chastelet pour être puni, et tous ceux qui seront trouvé contrevenant aux choses marquées ci-dessus, seront également punis et privés de leur office."
Ni cette ordonnance, ni tant d'autres qui se succédèrent tout le cours du quatorzième et du quinzième siècle, n'empêchèrent les sergents de croître en nombre. Écoutons les doléances des états généraux de 1483: " Et quant aux sergens, qui sont les moindres officiers de la justice, toutefois sont-ils les premiers ministres; car ce sont ceux qui évoquent et appellent les parties en jugement. Il semble aux Estats que le nombre de ces gens doit être réduit et ramené au nombre ancien; car en un bailliage ou une sénéchaussée, où il y avait autrefois seulement vingt ou trente sergens, on en trouve aujourd'hui cent ou deux cents; et ce sont gens oiseux (paresseux), excommuniés, et le plus souvent de mauvaise et dissolue vie. Et ces sergens devroient être gens honnêtes et de bonne renommée, sachant lire et écrire, et mettre en terme honnête les relations de leurs exploits; et il doit être prohibé et défendu aux baillis et sénéchaux de créer à l'avenir de nouveaux sergens en plus grand nombre que les anciennes ordonnances l'indiquent, et surtout qu'ils gardent lesdites ordonnances."
Au sujet de l'ignorance des sergents à laquelle il est fait allusion ici, certaines anecdotes couraient dont la liste serait longue. En voici deux:
Deux huissiers nouvellement reçus, et qui n'avaient guère fait de procès-verbaux, furent chargés d'une contrainte contre un village pour le recouvrement de la taille. Ils eurent affaire à des gens qui prirent mal la chose, et ils furent battus d'importance. Ils ne manquèrent pas de dresser un grand procès-verbal et d'exagérer les excès commis contre les membres de la justice: "Lesquels assassins, disaient-ils, en nous outrageant et excédant, prenoient Dieu à témoin depuis la tête jusqu'aux pieds, et proféroient tous les blasphèmes imaginables contre ledit Dieu, soutenant que nous étions des coquins, des fripons, des scélérats et des voleurs, ce que nous affirmons véritable; en foi de quoi, etc...etc." Ces huissiers furent admonestés pour leur ignorance.
Plus tard, au dix-huitième siècle, lors des luttes religieuses qui se manifestèrent à l'occasion du refus des sacrements aux jansénistes, le curé d'un bourg près de Paris refusa l'extrême-onction à un moribond, sous prétexte de doctrine erronée. Les parents du malade cherchèrent un huissier pour sommer le pasteur d'administrer le mourant, et cet huissier dressa son acte en ces termes: "Sommé et interpellé M..., curé de ..., d'administrer dans les jours les derniers sacrements au sieur..., son paroissien, étant actuellement dangereusement malade, sinon, et faute de ce faire dans ledit jour, et icelui passé, proteste que ladite sommation vaudra lesdits sacrementsA ce qu'il n'en ignore..."
On voit que cette ignorance ne donnait pas lieu sans raison aux plaisanteries des rieurs, puisqu'une assemblée grave, comme celle des états généraux de 1483, s'occupait sérieusement d'y porter remède.
Ces plaintes nouvelles furent encore suivies de nouvelles tentatives de réforme. On rappela encore une fois les nouvelles ordonnances, on en fit de nouvelles; le mal gagnait cependant, et en 1485 on croyait faire une oeuvre importante en réduisant à deux cent vingt le nombre des sergents à cheval et des sergents à verge du Châtelet de Paris.
Dès cette époque, d'ailleurs, les fonctions des sergents étaient différentes de celles des huissiers. Tandis que les premiers étaient, comme on le voit, plus spécialement investis de tous les actes qui se passaient hors du tribunal, comme citations, exécutions et jugements; les autres, au contraire, restaient à l'intérieur, faisaient la discipline de l'assemblée, introduisaient les témoins et les parties, enfin se chargeaient de tout le service de l'audience. Peu à peu cette distinction s'accentua tellement, que les sergents se séparèrent presque complètement du service de la justice. Leur nom, d'ailleurs, tendait à se confondre avec celui des sergents d'arme, soldats spéciaux dont les rois se servaient d'abord comme de gardes, et dont ils furent bientôt le noyau de l'armée royale opposée à l'armée féodale.
Les huissiers, au contraire, prirent une importance de plus en plus grande. A mesure que l'ancien caractère féodal de la nation tend à disparaître, que l'autorité du roi devient plus forte, que les procès se multiplient, que le règne de la paperasserie s'étend, les huissiers gagnent aussi et s'accroissent. Dès la fin du moyen âge, leurs charges entrent définitivement dans la série des offices judiciaires, et deviennent vénales.

Magasin pittoresque, 1879.



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