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mercredi 4 décembre 2013

Incendie d'une plantation de cannes à sucre.

Incendie d'une plantation de cannes à sucre.


L'ancienne population créole blanche de la Réunion n'a cessé d'être et de former, en dépit de l'abolition de l'esclavage, une caste de privilégiés. La classe blanche qui puise sa force et sa vitalité dans sa cohésion, ne s'est laissée ni entamer ni disloquer par l'émancipation des noirs; si elle a perdu ses anciennes prérogatives, elle n'est pas moins restée maîtresse des destinées de cette colonie de l'océan Indien.
Cette aristocratie possède un caractère propre, d'une nature double, qui se traduit par les plus singulières contradictions; avide de liberté, pleine de dévouement et d'aspirations généreuses, dans ses rapports avec la mère patrie dont elle suit avec intelligence et accueille avec enthousiasme les évolutions politiques et sociales, elle est, dans son expression locale, l'ennemie du progrès autant que des lois d'égalité, par son esprit de caste qui l'aveugle, et par son égoïsme étroit et souvent tyrannique. La colonie de la Réunion qui a jouit d'une si grande prospérité ne doit-elle point sa situation précaire à son organisation sociale plutôt qu'aux malheurs des temps et aux cyclones? On est en droit de se le demander; en considérant la richesse industrielle et agricole, le grand développement commercial de sa voisine et de sa sœur, l’île Maurice.
Cette aristocratie dont les vieilles familles créoles forment le noyau, est à vrai dire peu nombreuse, mais elle possède et retient en ses mains le haut commerce et la propriété du sol. D'ailleurs, à mesure que leur fortune grandit, les armateurs consignataires et les gros négociants du chef-lieu et des autres villes maritimes caressent tous un seul et même rêve: celui de devenir quelque jour grand planteur ou sucrier.
Vers la fin de l'année 186..., un riche négociant de Saint-Denis, M. S. B..., que tourmentait plus qu'aucun autre ce violent désir d'être habitant, eut enfin le bonheur de rencontrer cette occasion si recherchée. Un de ses débiteurs lui offrit en paiement son habitation. Le marché fut bien vite conclu. La propriété cédée à M. S. B... était située à l'intérieur de l'île, à la lisière des bois qui couvrent les sommets des montagnes; elle mesurait cent mille gaulettes de terre (la gaulette est de quinze pieds carrés) qui étaient presque en friche.
Au bout de quelques mois, les terres étaient en culture; une colonie de deux cents engagés, sous la direction d'un régisseur, plantaient la canne à sucre et confectionnaient de nombreuses routes, tandis qu'une armée de charpentiers travaillaient à l'édification de la maison du maître, de l'hôpital, des magasins et des divers bâtiments, tels qu'écuries, remises, forges, parcs, etc. Cette habitation naguère livrée à l'abandon se transformait chaque jour et à vue d’œil; elle allait devenir une des plus belles de la colonie, sous les coups répétés de la baguette magique trouvée dans la caisse du négociant.
Celui-ci, tout à la réalisation de ses rêves, se soustrayait le plus souvent possible à ses affaires commerciales et venait vivre sur sa nouvelle propriété où il assistait à tous ces travaux de métamorphose. C'était avec un plaisir sans mélange que M. S. B., de la véranda ouverte de sa maison bâtie au milieu d'une vaste plate-forme centrale et élevée, promenait son regard satisfait sur les champs de verdure sans fin qui s'étendaient tout autour de lui. Les cannes à sucre étaient jeunes, et leurs verts bouquets de feuilles, en se mariant, formaient une immense mer de verdure, où le vent en passant creusait des vagues profondes ou dessinait des ondes qui couraient les unes après les autres. Le spectacle qu'offre dans les premières années de leur pousse, tous ces champs de canne à sucre qui se confondent, est vraiment merveilleux; l’œil ne se lasse point de contempler cette immense et mobile surface verdoyante sans cesse transformée par les ondulations fantastiques et qui n'a d'autres limites que l'horizon.
Les nombreuses rivières qui traversent et bornent les différentes habitations ne révèlent leur existence et leur passage, que par le grondement de leur cours torrentueux ou par le bruit sourd de leurs cascades. Rien ne peut rappeler aux grands propriétaires de la colonie, l'étendue et la limite de leurs plantations; on n'aperçoit, du moins entre celles-ci, ni allées de grands arbres, ni haies vives, ni fossés, ni changement de culture qui les distinguent les unes des autres; tout se confond dans un même aspect éblouissant de verdure et de soleil, des bords de la mer au sommet des montagnes. A côté de toutes ces jouissances intimes qu'il devait ressentir très vivement, le négociant de Saint-Denis avait en face de lui l'Océan qui s'élevait doucement sous la forme d'une montagne d'un bleu sombre étincelant de feu pour se confondre avec l'horizon. De la véranda, M. S. B...pouvait suivre et reconnaître dans le champ de son excellente longue-vue, tous les bâtiments de commerce qui se rendaient à Saint-Denis. Dans le mois de juillet de l'année suivante, cet armateur, qui se trouvait depuis plusieurs semaines sur la propriété, fut ainsi prévenu avant tous de l'arrivée d'un de ses navires qu'on croyait perdu corps et biens.
Le Milan, dont on n'avait plus de nouvelle depuis six mois, avait été envoyé sur la côte Mozambique pour prendre un chargement d'immigrants. Ce n'était point la chose difficile, car personne n'ignore en Europe combien les Portugais, malgré leurs protestations, favorisent ce genre de traite. Le capitaine du Milan, intéressé dans le navire, sans plus se soucier des conditions d'hygiène indispensables à la vie des hommes, avait acheté sur la côte Mozambique et empilé dans sa cale, plus de cinq cents nègres.Il s'était hâté de reprendre la mer et de regagner la colonie avec sa riche cargaison de bois d'ébène. Mais il était encore en vue de la Grande Terre, que deux effroyables épidémies, le choléra et la dysenterie, éclataient au milieu de toute cette population entassée dans l'entrepont du Milan. Au lieu de chercher à débarquer aussitôt, cet officier voulut quand même continuer sa route, en faisant ce qu'il appelait la part du feu. Pendant les six premiers jours de navigation, on ne jeta pas, en effet, moins de vingt hommes par jour à la mer. La double épidémie redoubla alors de fureur, et la cale du navire ne fut plus qu'un vaste foyer d'infection où les morts, les mourants et les victimes du lendemain, gisaient les uns sur les autres dans un effroyable pèle-mêle, et au milieu de toutes sortes de déjections empoisonnées.
L'équipage, après avoir jeté dans une seule matinée plus de cinquante nouveaux cadavres à la mer, se refusa de continuer cette atroce besogne et menaça de se révolter si on n'abordait pas immédiatement à Madagascar, dont la côte nord se dessinait à l'horizon. Le capitaine dut obéir; il fit débarquer toute sa cargaison humaine, réduite presque de moitié, sur une des nombreuses îles désertes qui se trouvent sur les bords de la grande île africaine. Les braves marins du Milan, pris de pitié pour ces malheureux noirs, ne voulurent pas les abandonner dans leur misérable état, en leur laissant quelques provisions. Autant valait avoir jeté tout le convoi à la mer, plutôt que d'abandonner ainsi tous ces noirs aux horreurs de la faim et du terrible fléau. Le capitaine s'était subitement converti; il avait conscience de la responsabilité qu'il venait d'assumer, il voulait faire oublier l'atrocité de sa conduite, en allant au devant des vœux de son équipage.
C'est ainsi que le Milan était resté quatre mois à l'ancre, en face de ce rocher transformé en lazaret. Des cinq cents immigrants qu'il avait reçu en partant de la côte africaine, ce navire n'en ramenait à la Réunion que trente au plus. Le reste, après avoir servi à jalonner de cadavres la route du bateau, avait péri sur les côtes de Madagascar, malgré les soins et le dévouement de vingt hommes de cœur. L'humanité et la pitié de ces matelots ne leur servirent point de talisman contre le fléau; six d'entre eux reposent dans le sable fin qui enveloppe la petite île d'une ceinture éblouissante de blancheur.
M. S. B., qui était un excellent homme, se repentit toute sa vie d'avoir laissé carte blanche à son capitaine intéressé. Il fit transporter à son habitation ces trente malheureux immigrants de tous âges, aussitôt après leur débarquement. Sur les recommandations précises du propriétaire, le régisseur installa cette petite troupe de noirs et de négresses dans l'hôpital, où on leur donna, sans parler des soins, une alimentation substantielle et réparatrice. On leur avait laisser la liberté d'aller et venir autour du bâtiment; mais on dut bientôt la leur enlever, car ils faisaient de véritables razzias sur toute la volaille. En recouvrant leurs forces, ils reprenaient évidemment leurs instincts sauvages. Trois semaines après son arrivée sur l'habitation, la bande entière s'échappait de l'hôpital pendant la nuit et gagnait les bois.
Après cinq ou six jours de recherches et de battues, on réussit à capturer la moitié de la troupe. Le régisseur espérait que les autres marrons seraient ramenés par la faim. Il en causait précisément un soir à dîner avec M. S. B., lorsque de grands cris: "au feu!" retentirent tout autour de la maison du maître. Une lueur rougeâtre cachait la lisière du bois et l'on voyait des serpents de flammes qui couraient au-dessus des champs de cannes voisins.
Le vent soufflait de la montagne vers la mer et la canne, presque mûre, était déjà bonne à couper.
Le régisseur comprit aussitôt et la cause de l'incendie et l'immensité du désastre. Les noirs fugitifs venaient de mettre involontairement le feu; la canne gorgée de sucre devait être en même temps l'aliment et le propagateur de l'incendie.
Dans de semblables conditions, l'incendie ne tarda pas à prendre de grandes proportions; tandis que M.S.B. regardait avec désespoir ces flammes qui tantôt s'élançaient vers le ciel en le remplissant d'étincelles, tantôt se courbaient sous le vent au milieu d'un bruit continu de craquements et de pétillements, pour couler et s'épandre comme une mer de feu, le régisseur avait sonné le tocsin. Lorsque les deux cents travailleurs furent réunis sous la cloche, il leur distribua tous les sabres à couper la canne qu'il possédait en magasin et surveilla la reconstitution des diverses bandes, sous les commandeurs. Alors, cet homme résolu et aimé des engagés, se mit à leur tête et toute cette petite troupe se dirigea au pas de course vers les lieux du sinistre. Lorsqu'elle y arriva, après une course de plus de vingt minutes, l'incendie, favorisé par le vent, était dans toute son intensité, les divers champs de cannes séparés par les routes et les ruisseaux qui les traversent avaient été envahis les uns après les autres.
On se trouvait en présence d'une véritable mer de feu qui descendait les flancs de la montagne. La flamme se soulevait comme une vague furieuse ou roulait comme la lame avec des bruits de tonnerre. Lorsque le vent tombait, on pouvait suivre les progrès de l'incendie qui gagnait rapidement en étendue et brûlait comme une nappe d'alcool.
L'incendie des champs de cannes à sucre est un spectacle aussi effrayant qu'admirable à voir.
Le régisseur après distribua ses hommes sur les trois côtés et à quelque distance de la zone incendiée; aussitôt, les engagés armés de leurs sabres attaquèrent les champs de cannes menacés et situés sous le vent; ils les abattaient en coupant les cannes à ras de terre et travaillaient en fuyant l'incendie. Après quatre heures de travail continu, le foyer enfin était circonscrit; l'incendie venait mourir à la première ligne tracée par les premiers coups de sabre; mais sur un espace de plus de cinq cents mètres de profondeur, le sol était recouvert d'un amas de cannes à peu près perdues. En quelques heures, le feu avait dévoré presque toute une récolte qui demande deux années de travail et de soins.
La population de l'habitation resta en surveillance sur les lieux tout le reste de la nuit.
Çà et là, des tiges de canne, restées debout, flambaient encore lorsque le soleil se leva pour éclairer ces champs dévastés.
....
Dans le cours de la matinée, on retrouva les cadavres carbonisés des malheureux noirs; surpris par l'asphyxie, ils avaient péris à une même place.

                                                                                                                  J. Macquarie.

Journal des voyages, dimanche 7 avril 1889.

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