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vendredi 8 novembre 2013

Un sacrifice humain.

Un sacrifice humain dans l'inde anglaise.


Les Anglais, en faisant de l'Inde un empire annexé aux trois royaumes, ont pris à cœur d'y détruire les superstitions sanguinaires et les crimes particuliers à certaines castes, qui ont si longtemps perpétué la plus effroyable barbarie au sein de l'antique terre des Brahmanes.
Dès 1829, l'odieuse coutume du sutti, qui poussait les veuves hindoues à se brûler sur le bûcher de leur mari, était aboli par lord William Bentinck, sur tous les territoires de la célèbre compagnie, alors souveraine des Indes.
Les Thugs, disciple de la funèbre Khali, ont été depuis traqués dans leurs ténébreuses retraites; les empoisonneurs, qui joignaient le crime au vol, sont devenus l'objet de poursuites rigoureuses devant les tribunaux.
L'infanticide, largement pratiqué jadis parmi les tribus des montagnes et des forêts du centre de l'Hindoustan, à l'égard des enfants du sexe féminin, a diminué sensiblement, grâce aux institutions administratives imposées à une race aborigène demeurée en dehors de la civilisation de l'Inde brahmanique.
Les agents du gouvernement britannique ont aussi refréné le zèle religieux plus qu'excessif, qui poussait tant d'Hindous à se précipiter sous les roues du char de Jaggernauth: ils croyaient par une mort volontaire, et des souffrances d'un instant, gagner des éternités de félicité. Cent quatre-vingt millions d'adeptes d'un culte de trois mille ans, réglé par des livres sacrés que la mémoire des peuples a conservés sans altération d'une syllabe, envoient encore chaque année leurs pèlerins au temple, toujours vénéré, de Krishna; mais ce sont les Anglais qui réglementent les cérémonies et, par leur intervention, sauvent bien des existences.
Les conquérants de la péninsule hindoustanique ont beaucoup fait aussi pour arriver à l'abolition des sacrifices humains dans le Khondistan ou Gondwana. On évaluait encore, vers le milieu de ce siècle, le nombre des victimes de cette sanguinaire superstition à trois ou quatre cents chaque année.
C'est dans le même milieu que l'infanticide était depuis des temps immémoriaux passé dans les mœurs.
Cette région du Khondistan est assez facile à indiquer sur une carte. Dans le golfe du Bengale, sur la côte du Coromandel se trouvent les bouches nombreuses du Maha-Naddy, la grande rivière. Ce fleuve apporte ses eaux au golfe, dans le district de Cuttack, où il crée un vaste delta, qui couvre un espace de trois cent cinquante lieues carrées. Le pays est extrêmement marécageux; il est bas et couvert de forêts. C'est des régions montueuses du nord-ouest, peuplées de tribus difficiles à civiliser dont nous parlons, que descend le Maha-Naddy.
Le pays fut jadis, si l'on en croit les traditions écrites, une sorte d'Eden, célèbre par la beauté de ses sites et la splendeur de ses villes; c'était un sol sacré, terre d'élection des brahmanes, et où les pèlerins affluaient de toutes parts; les cités ont disparu l'une après l'autre étouffées par l'exubérante végétation des jungles, tout autant qu'éprouvées par les révolutions religieuses et les désastres de plusieurs conquêtes successives.
Lorsque les Anglais pénétrèrent à leur tour en dominateurs dans cette région, et s'avancèrent vers les hauteurs: ils eurent tout à la fois à lutter contre les influences d'un climat meurtrier et contre la férocité d'une population intraitable: tout soldat qui après avoir échappé aux flèches et à la hache des Khonds, tombait entre les mains de ces montagnards, était littéralement haché en morceaux.
A tant de cruauté native s'associait un culte des plus sanguinaires.
Le gouvernement britannique fit appel au courage et à l'expérience de plusieurs officiers de ses troupes, qui avaient appris à connaître le Khondistan en y faisant la guerre. C'est ainsi que, de 1840 à 1854, le major général John Campbell reçut commission d'utiliser les notions apprises par lui pendant une campagne de deux ans, et de mettre à profit ses relations avec les principaux bissoïs ou chefs de tribus, en vue d'obtenir la suppression d'un des rites les plus monstrueux qui soient nés des inspirations du fanatisme.
Le major Campbell eut bientôt la certitude que dans la région montagneuse de plusieurs districts limitrophes, le Goomsur, le Boad, le Chinna-Kimedy, le Jeypoure, des victimes humaines étaient fréquemment offertes, soit au dieu de la terre, Tado-Pennor, soit au dieu rouge des batailles, Manuck-Soro, soit à Boro-Penno, le dieu grand, soit encore à Zaro-Penno, le dieu du Soleil. Les sauvages populations de ces districts, descendants probablement des habitants de la péninsule, conservaient un culte ancestral à celui de la première invasion de leur territoire.
Indépendamment des victimes offertes dans un intérêt général, pour s'assurer de riches moissons ou des succès dans une entreprise belliqueuse contre une tribu rivale, il n'était pas rare, ainsi que l'apprit le commissaire anglais, qu'un de ces naïfs et sauvages montagnards se sacrifiât volontairement pour être agréable à quelque divinités de son choix.
" D'une tribu à l'autre, a écrit cet officier général, le cérémonial du sacrifice pouvait différer; mais on retrouvait chez toutes la même impitoyable cruauté. L'achat des victimes, appelés mériahs, était une condition essentielle du rite. Ni l'âge, ni le sexe,  ni le culte n'était d'ailleurs déterminés; on préférait cependant les adultes aux enfants et aux vieillards, comme coûtant plus cher et mieux venus par conséquent de la divinité à laquelle on les immolait. Le plus ou moins d'embonpoint était aussi un motif de préférence."
Les malheureux que l'on réussissait à se procurer soit à prix d'argent, soit par de mensongères promesses, traités avec ménagement d'abord, étaient gardés à vue quelquefois plusieurs années, avant de tomber sous le fer du sacrificateur.
Le supplice, car c'en était un, variait suivant les lieux. En certains endroits, on étouffait la victime entre deux planches graduellement resserrées autour de sa poitrine, et lorsque le prêtre ou magicien le voyait aux prises avec la suprême angoisse, à coups de hache il coupait le corps en deux.
Ailleurs, tandis qu'une multitude fanatique dansait au son de la musique et chantait des hymnes, le mériah, stupéfié par la boisson, était amené au pied d'un poteau. Une fosse était creusée à côté: on l'y précipitait, assommé, la face contre terre, dans le sang d'un pourceau égorgé en début de cérémonie.
De son corps pantelant chacun des assistants venait arracher quelque lambeau, pour l'enterrer dans son champ et l'offrir à ses idoles de prédilection.
Les commissaires anglais réussirent à intimider les montagnards du Khondistan, et obtinrent d'eux la promesse de renoncer à leurs abominables pratiques. A maintes reprises, ils se firent remettre les infortunés destinés à de futurs sacrifices. On ne leur livrait qu'avec une extrême répugnance, dans la persuasion que les dominateurs de l'Inde ne tenaient qu'à se procurer des mériahs pour en faire eux-mêmes un immense holocauste à leurs dieux.
Toutefois, en une période de dix-sept années, les commissaires furent assez heureux pour arracher plus de quinze cents victimes vouées à une mort affreuse. On conviendra que ce fut là un beau succès pour l'influence britannique dans l'Inde.
Mais qui oserait affirmer que les sacrifices humains sont à jamais répudiés dans les parties les moins accessibles de la péninsule? C'est toujours sous le coup de menaces sans cesse renouvelées, que les montagnards ont remis aux mains des agents du gouvernement les mériahs destinés par eux à de secrets sacrifices et qu'ils s'étaient procurés non sans difficulté (Le prix d'acquisition des mériahs variait jadis de soixante à cent trente roupies, de 150 ,à 325 francs.)
On peut croire que les prêtres de ce culte atroce battent en brèche de tout leur pouvoir d'autorité, plus nominale que réelle,  du gouvernement britannique. Un fait en quelque sorte récent, suffirait à le prouver.
Dans un village voisin de Karial, une famille indigène vivait du produit de son industrie. Les arbres des jungles et des forêts étaient exploités par elle, avec les insectes qu'ils attirent. Le père et le fils aîné recueillaient pour les vendre la cire et le miel, produits d'abeilles laborieuses qui accumulent dans leurs nids jusqu'à sept rayons.
La famille y ajoutait accessoirement un autre gagne-pain: l'insecte qui donne la laque écarlate s'attache aux minces branches d'un arbre appelé asan, très multiplié dans les jungles de la région, et s'entoure d'une sorte d'alvéole de cire.
Les diverses opérations que subissaient et le miel et la laque constituaient la tâche de la mère et du plus jeune fils, demeurés souvent seuls au logis pendant les expéditions du chasseur d'abeilles et de son aîné.
Depuis plusieurs années, un homme de la caste Panou rôdait autour de la hutte, offrait ses services à vils prix, et peu à peu, il devint un commensal, presque un ami.
Assis par terre, enveloppé dans une ample couverture de coton, la tête nue, les jambes nues, il passait de longues heures à suivre d'un regard inquiet les mouvements de l'Indienne et de son fils.
Le Panon, préparait ainsi le rapt du jeune garçon. Il prit si bien son temps qu'il parvint, à l'aide de promesses, à se faire suivre au plus épais des forêts, par le trop crédule enfant.
Le père, dès qu'il apprit ce malheur, se mit à la poursuite du Panon, mais trop tard. Ne pouvant retrouver sa trace, il alla porter plainte au commissaire anglais de Goomsur. Celui-ci fit une prompte enquête, et acquit la certitude que des dispositions avaient été prises clandestinement pour préparer un sacrifice humain. Les Khonds s'étaient flattés d'échapper cette fois à la surveillance de l'autorité.
Déjà des courriers échelonnés dans les campagnes se préparaient à faire parvenir à de grandes distances et rapidement, car il est essentiel que ce soit dans la journée même de la lugubre cérémonie, les lambeaux de chair de la victime, destinés à mériter ici les faveurs d'une idole, là, d'abondantes récoltes, en un troisième lieu, à satisfaire aux exigences de la culture du safran, dont il est impossible, selon la superstition, d'obtenir une couleur foncée sans effusion de sang.
Le commissaire de Goomsur dépêcha un officier anglais et quelques soldats indigènes vers le lieu désigné pour le rassemblement.
Mais quelque diligence que fit la petite troupe, elle arriva au moment où le jeune hindou venait d'être étouffé. Un prêtre hideux, le couteau à la main, s'apprêtait à dépecer le mériah pour satisfaire aux plus pressantes exigences, celles des dieux de son abominable culte, tandis qu'une horde de véritables démoniaques se ruaient dans une orgie sanglante vers les tristes restes du malheureux enfant du chasseur d'abeilles.
Un cipaye amena le bourreau à son officier irrité; il le tira des ruines derrière lesquelles s'accomplissait l'affreux mystère. Mais le maudit sorcier apparut la tête haute, rapportant le corps de la victime, avec l'espoir conçu par lui que l'acte étant sans réparation possible, on lui laisserait la proie attendue par tous ceux qui s'étaient concertés pour en faire l'acquisition au Panou, en bonnes et valables roupies.
L'officier se contint pour ne pas frapper de son épée l'audacieux meurtrier. Il ordonna à ses hommes de le laisser aller et le prêtre de Tado-Pennor retourna au milieu de ses sauvages compagnons.
Le Panou l'aborda le premier, et, pour le consoler de son insuccès, lui promit de lui ramener bientôt un nouveau mériah, une belle fille cette fois; il savait, disait-il où la trouver, sa fable était prête, et elle ne résisterait pas à la perspective d'un travail bien payé dans la montagne.
Mais tandis que le prêtre et le pourvoyeur de l'autel des sombres divinités se concertaient, autour d'eux s'élevait une rumeur de mécontentement; et l'on vit se renouveler un fait qui s'était produit déjà, un jour que le capitaine Frye se faisait livrer une jeune fille mériah et reprenait en toute hâte avec elle le chemin de son camp.
Les Khonds, subitement déçus au moment où leur exaltation atteignait son paroxysme, tournèrent leur fureur contre leur magicien, et le sacrificateur fut mis en pièces, sacrifié à son tour.
Parmi ces montagnards, quelques uns venaient de fort loin, il leur fallait une satisfaction. Ils s'en donnèrent bientôt une seconde. L'un d'eux désigna aussi le Panou à la colère des plus fanatiques; il l'accusa de n'avoir pas pris assez de précautions et de leur voler leur argent.
On se rua sur la pourvoyeur de chair humaine. Il fut mis en pièces, et en un moment, les débris de son corps allèrent ça et là, grâce aux messagers rapides, satisfaire tant bien que mal le dieu de la terre, dans les champs nouvellement ensemencés.
Cette double exécution venait d'avoir lieu, l'officier anglais dispersa les adorateurs de ces divinités hostiles que l'on apaise par du sang répandu. Par lui, on connut ces diverses circonstances. Elles étaient une faible satisfaction offerte aux parents de l'intéressante victime; mais les agents du gouvernement se promirent bien, dans leurs entrevues journalières avec les chefs des tribus montagnardes, de faire valoir de tels faits à l'appui de leurs réclamations; car ils s'efforcent de compléter une tâche entreprise pour l'honneur de l'humanité.

                                                                                                              Constant Améro.

Journal des Voyages, dimanche 24 mars 1889.

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