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mardi 26 novembre 2013

La naissance des grandes plages.

La naissance des grandes plages.

Il nous a paru intéressant, au moment où les plages regorgent de monde, de rechercher quels avaient été les débuts des stations balnéaires à la mode: ce sont de véritables petits romans qui montrent comment les plages ont été lancées, et avec quelle modestie, par des hommes de lettres ou par des artistes illustres.




Les débuts d'une plage à la mode peuvent, selon un humoriste, être ainsi décomposés:

                             Un peintre;
                             Trois peintres;
                             Dix peintres;
                             Un homme de lettres;
                             Cinq journalistes;
                             Un spéculateur;
                             La foule....

Cette boutade contient un fond d'exactitude. Chaque station balnéaire a été lancée par un homme de lettre ou un artiste célèbre; c'est Alexandre Dumas pour Trouville, Alphonse Karr pour Etretat, Villemessant pour Paris-Plage, d'Ennery pour Cabourg, le critique Haussard pour Beuzeval-Houlgate, Pitre-Chevalier pour Villers etc, etc. Les débuts de Trouville sont particulièrement amusants. Ils remontent à 1834. A cette époque, les indigènes de ce minuscule port de pèche virent, non sans stupéfaction, débarquer sur la plage un matelot portant à califourchon sur son dos un grand diable basané et crépu, tenant ses souliers à la main et riant aux éclats.
C'était Alexandre Dumas qui découvrait Trouville!



Il n'y avait à ce moment-là que des pêcheuses de moules et de crevette sur cette plage immense et toute de sable qu'inonde maintenant chaque été un flot de vingt mille étrangers. Une seule auberge dans ce pays peuplé aujourd'hui de tant d'hôtels, une seule! Elle était dirigée par la mère Oseraie.
Quand Alexandre Dumas se trouva en face de cette hôtesse avenante et d'une spontanéité tout à fait délicieuse, il échangea avec elle ce dialogue:
- Je désire savoir un peu ce que vous me prendrez par jour.
- Et la nuit, ça ne compte donc pas?
- Par jour et par nuit.
- Il y a deux prix: quand ce sont des peintres, c'est quarante sous.
- Comment quarante sous? Quarante sous pour quoi?
- Pour la nourriture et le logement donc?
- Ah! quarante sous! Et combien de repas?
- Autant qu'on veut! Deux, trois, quatre...à la faim, quoi? Etes-vous peintre, vous?
- Non!
- Eh bien! ce sera cinquante sous!
Et voici, pour cinquante sous par jour, tout compris, le premier repas qui fut servi à l'auteur des Trois mousquetaires.

Potage (salade de crevettes)
Côtelettes de pré-salé
Sole en matelote
Homard en mayonnaise
Bécassines rôties
Fruits
Cidre à discrétion

Comparer avec les prix actuels et vous reconnaîtrez que le prix total de la pension arriverait tout juste, en l'an de grâce 1906, à payer le premier plat!

Des peintres avaient précédé Dumas. Dès 1825 Ch. Mozin et Isabey avaient signalé Trouville. Et comme son nouvel hôte interrogeait la mère Oseraie sur ses connaissances dans le monde des arts:
- Ce sont eux qui ont commencé la réputation de mon auberge.
- A propos, connaissez-vous un peintre nommé Decamps?
- Decamps, je crois bien!
- Et Jadin?
- Jadin! je ne connais que ça.
- Et Huet?
- Oh! celui-là, je le connais aussi.
- Je suis contrarié, conclut le bon géant, que Trouville ait été découvert par trois peintres avant de l'être par un poète.
- Vous êtes donc poète, vous? Qu'est-ce que c'est ça, un poète? Ça a-t-il des rentes?
- Non.
- Eh bien! alors, c'est un mauvais état.


Et la mère Oseraie, sur cette profonde parole, conduisit le voyageur mystérieux dans sa chambre: un quadrilatère passé à la chaux, avec un parquet de sapin, une table de noyer, un lit de bois peint en rouge et une cheminée avec un miroir à barbe, au lieu de glace et, pour garniture, deux pots de verre façonnés en corne d'abondance; plus le bouquet d'oranger de la mère Oseraie âgé de vingt ans et frais comme le premier jour, grâce à la cloche qui le défendait du contact de l'air. Des rideaux de calicot à la fenêtre, des draps de toile au lit, blancs comme la neige, complétaient l'ameublement avec une commode à ventre bombé qui sentait sa Du Barry d'une lieue!

Quelques parrains et marraines.

Sommes-nous assez loin des caravansérails somptueux et de ces planches, où défilent, pendant la grande semaine, toutes les personnalités parisiennes. Helleu, Sem et Boldini, peintre de la beauté, caricaturiste du snobisme, peintre de l'élégance ont remplacé Decamps, Jadin et Huet qui venaient prendre là des paysages rustiques et des marines! Et la mère Oseraie, si elle revenait sur cette terre, serait sidéré par le Japonais qui taille imperturbablement des banques de dix mille louis!
La fondation de Cabourg est moins pittoresque. Jusqu'en 1855, c'était un petit village de pécheurs de 300 habitants. En 1855, par une belle soirée de septembre, deux touristes arrivaient à Dives. Épuisés de fatigue, ils allaient trouver enfin un gite à l'auberge de Guillaume le Conquérant, quand l'un d'eux, M. Durand-Morimbeau, eut l'idée de pousser jusqu'à Cabourg. Là, ils furent frappés d'admiration par cette vaste étendue de sable fin dominée par des dunes qui formaient une terrasse naturelle.



- Eureka, fit M. Durand-Morimbeau.
Et les inévitables hommes de lettres et artistes firent peu à peu leur apparition: d'Ennery, le célèbre dramaturge; Adam, le musicien du Postillon de Longjumeau; Théophile Gautier, Ed. Thierry, administrateur du théâtre français; Amédée Achard, Arsène Houssaye, Marc Fournier, Hostein. Plus tard, les habitants du pays montraient respectueusement, la nuit, une fenêtre allumée à la façade d'uns splendide villa: "C'est M. Xavier de Montépin qui travaille."
Beuzeval et Houlgate remontent à 1850. C'est un critique d'art du National, M. Haussard, qui acheta le premier un terrain à Beuzeval, et M. Jouvet qui, la même année, traça les avenues, fit planter des arbres et construisit le casino de Houlgate.
En 1856, un architecte de Paris, M. Pigeory, acheta cent mille mètres carrés de terrain à Villers. Le directeur du Musée des Familles, Pitre-Chevalier, s'y installa, et après lui Alphonse Karr, Hippolyte Castille, etc.
Berck n'était, il y a quelques années, qu'un village de pécheurs; le choix de cette plage pour l'installation d'un grand hôpital appartenant à l'Assistance publique décida de son sort heureux.

                                                                                                Fécamp jadis
                                        Cette estampe date du temps où Victor Hugo villégiaturait à Fécamp



Les Anglais firent la fortune de Boulogne.
Dieppe doit sa renommée à la Duchesse de Berry et c'est la duchesse de Berry, elle adorait la mer,  qui introduisit en France la mode des bains de mer à une époque où elle était pour ainsi dire générale en Europe. Quand la cour de la duchesse tomba, au début de la Restauration, dans ce coin paisible, ce fut, comme bien l'on pense, un tohu-bohu indescriptible. Le moindre boucher qui lui avait fourni une côtelette, le moindre sabotier qui lui avait vendu une paire de sandales pour le bain, firent peindre en belles lettres sur leur boutique ces mots: Fournisseut de S. A. R. Madame.


Les gens de la ville constituèrent une garde d'honneur à l'Altesse royale. Cette garde d'honneur, à défaut d'élégance, était pleine de conviction. Un des plus ardents parmi ces fidèles n'abordait jamais la duchesse autrement qu'en ces termes, par lesquels il lui demandait des nouvelles de la santé du roi:
-Y a-t-il longtemps que Votre Altesse n'a reçu de lettre de Monsieur son oncle?
La colonie parisienne se baignait, faisait sur les bateaux de pèche des promenades en mer, dînait en pique-nique au château d'Arques. Des orchestres invisibles jouaient des symphonies dans les ruines. Des chœurs de jeunes filles, vêtues de blanc, couronnées de bleuets, dansaient des rondes.
Le soir, enfin, la troupe du Gymnase, le Théâtre de Madame, donnait des représentations avec Bernard Léon, Goutier, Jenny Vertpré et Déjazet.
C'était le commencement des représentations estivales données par les comédiens de Paris. Quand, plus tard, à Trouville, on décida de faire construire un théâtre, Alphonse Karr fit retentir par la voix de ses Guèpes cette protestation indignée.
- Savez-vous qui a fait depuis dix ans la fortune de Trouville? C'est son isolement, c'est son aspect calme, c'est tout ce que vous vous efforcez de lui faire perdre.
Alphonse Karr se trompait et l'avenir lui donna un démenti sanglant. Le second Empire vit fleurir les débuts d'une quantité de stations balnéaires, pourvues de théâtres, et cela malgré les clameurs des moralistes sévères, "les moralistes à faux-cols", qui trouvaient effroyable le costume de bain et critiquaient amèrement l'institution des maîtres-baigneurs.

Tout le Paris élégant à la mer.

Un jour de fantaisie, le duc de Morny créa, comme par une gageure, Deauville que l'établissement du champ de course lança tout à fait.
Vingt ans après Trouville, Etretat naquit. C'était l'époque où le maestro Offenbach jouissait d'une énorme réputation. Il s'installa à Etretat  où il fut bientôt suivi par une bande de journalistes célèbres, de peintres et de comédien en renom. Etretat devint la plage des artistes. Paris y était transporté sous sa forme la plus plaisante. 




Puis ce furent Dinard, Paramé, saint-Malo.
Le Havre, grâce à Alphonse Karr qui découvrit le charme intense de Sainte-Adresse, ne devait par tarder à attirer, autant par sa proximité de Paris que par sa beauté propre, un nombre considérable de touristes.

 Les bains Frascati en 1860
                                                L'aspect rustique et peu confortable de la rive balnéaire du 
                                               Havre montre qu'il y a une quarantaine d'années la grande 
                                                ville n'accueillait que peu de "baigneurs".




Enfin, l'impératrice Eugénie entraîna un mouvement mondain à Biarritz, qui fit une rude concurrence aux plages normandes.
Les flots bleus qui se brisent en lames argentées sur le rocher de la Vierge, le ciel limpide, la proximité de l'Espagne eurent vite fait d'attirer au pays basque non seulement la cour de Napoléon III mais les élégantes et les élégants, voire jusqu'aux simples bourgeois. Et les villas s'élevèrent autour de la villa de l'Impératrice.
Il serait très amusant d'écrire l'histoire du début des plages célèbres par le détail. Elles fourmillent d'anecdotes savoureuses. Ainsi, pendant l'été 1860, au moment où la vogue des bains de mer se dessinait, un chroniqueur parisien qui cherchait un sujet d'article, enfermé dans son cabinet de travail, reçut la visite d'un monsieur qui fit passer sa carte adornée d'un nom quelconque et accompagnée d'une vague recommandation.

Comment on lance une plage.

Après les premières salutations, l'inconnu s'exclama:
- Quelle température torride, n'est-ce pas, mon cher maître?
- Torride, en effet, monsieur, mais pourrai-je savoir?...
- Ce qui vous vaut ma visite... Mon, Dieu! c'est bien simple. Je suis propriétaire, à quatre heures et demie de Paris, d'une petite plage exquise: température adorable (nous sommes à l'expiration du Gulf stream et les camélias pousseraient, monsieur, si on en plantait!), sable fin, indigènes bienveillants...
- Je ne vois pas...
- Il nous manque une chose, une seule: un Alexandre Dumas, un Alphonse Karr, un Villemessant pour nous apporter l'autorité de son nom et entraîner là-bas la foule des moutons de Panurge. Je n'y vais pas par quatre chemins: je vous offre ma plus belle villa, un valet de chambre, une cuisinière et cent francs par jour pour trois mois: juillet, août, septembre. Topez-là et c'est une affaire faite.
Le chroniqueur, qui était d'une loyauté intransigeante et n'aurait pas pu, d'ailleurs vivre huit jours hors des boulevards plus qu'un poisson hors de l'eau, ne se fâcha point. Il remercia l'ingénieux propriétaire, l'assura de sa reconnaissance de lui avoir fourni un sujet d'article, en fit un, terrible, qui s'intitulait: Les majors de  table d'hôte... et, quinze jours après, le directeur du journal où cette diatribe virulente avait paru acceptait les propositions du spéculateur, s'installait bruyamment dans la villa gratuite et embouchait en l'honneur de la petite plage, devenue illustre depuis, toutes les trompettes de la Renommée!

Le revers de la médaille, coûteuses déceptions.

Souvent la médaille a son revers, et quelques spéculations de ce genre ont été légendairement désastreuses.
On cite le cas d'un gentilhomme littérateur très connu, d'une noblesse aussi authentique que son talent était contestable, qui s'était mis en tête de lancer une nouvelle plage.
Il baptisa, acheta, loua à bail, bâtit, aménagea, afficha. L'endroit était exquis, quoique un peu éloigné, l'idée était excellente, la spéculation s'annonçait magnifique.
Malheureusement, il y a toujours, dans les décisions à la mode, l'arbitraire qui caractérisent les vraies tyrannies.
M. de X... en fit la ruineuse expérience. La société élégante se refusa à faire connaissance avec la plage neuve, et, du fond de son désert, il constata mélancoliquement, au bout de deux ans, que ses invités eux-mêmes ne venaient plus l'y voir.
Le public aimait mieux lire ses médiocres romans que d'aller à sa belle plage, se sorte que ce qu'il gagnait avec ses mauvaises élucubrations lui servait à boucher les trous faits à sa bourse par la seule bonne idée que lui jamais fournie son imagination
Le cas de ce Robinson Crusoé des grèves rappelle bien des retentissants déboires et fait penser notamment à ces deux casinos que nous ne nommerons pas et qui, admirablement aménagés, ont actuellement beaucoup de succès... en tant que laboratoire et qu'usine de boites de sardines.

                                                                                                                   Maurice Level.

Je sais tout, 15 août 1906.

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