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jeudi 12 février 2015

La musette.

La musette.


Lorsque dans les rues de Paris notre oreille est frappée par les sons aigres et rustiques du piffero napolitain joué par un de ces artistes déguenillés que l'Italie nous envoie périodiquement, il ne nous vient guère à l'idée qu'un instrument fort semblable à celui-là ait pu faire les délices d'une société élégante et raffinée comme la société française sous Louis XIV. Et cependant rien n'est plus vrai. 
Vers 1670, toute la partie dilettante de la nation fut possédée d'une sorte de passion pour le jeu de la musette. Écoutons un auteur contemporain:
"Il n'est rien d'aussi commun, depuis quelques années, que de voir la noblesse, particulièrement celle qui fait son séjour ordinaire à la campagne, compter parmi ses plaisirs celui de jouer de la musette. Les villes sont pleines de gens qui s'en divertissent. Combien d'excellents hommes et pour les sciences et pour la conduite des affaires, délassent par ce charmant exercice leur esprit fatigué! Et combien de dames prennent ainsi soin d'ajouter à toutes leurs autres bonnes qualités celle de jouer de la musette!"
Ce témoignage émane d'un personnage grave: Charles-Emmanuel Borjon de Scellery, avocat en Parlement, né à Pont-de-Vaux en Bresse, en 1632, mort à Paris en 1691. Auteur de plusieurs ouvrages de droit, il ne dédaigna pas d'occuper ses loisirs à écrire un Traité de musette, avec une nouvelle méthode pour apprendre de soi-même à jouer de cet instrument facilement et en peu de temps. (Lyon, 1672.)


Dès le commencement de sa préface, l'auteur déclare que son dessein est "d'apprendre à jouer, non à parler de la musette." Aussi y cherchons-nous en vain une description scientifique de l'instrument; mais, grâce aux figures qui accompagnent son livre et à l'aide des indications du P. Mersenne, nous pouvons nous former une idée fort satisfaisante du mécanisme de la musette.
Quatre parties essentielles entrent dans sa composition: d'abord le soufflet, destiné à fournir le vent aux tuyaux, et fixé, au moyen de deux cordons, sur la hanche droite de l'exécutant. On donne le vent en ouvrant et en fermant le soufflet avec le bras droit.
Vient ensuite le réservoir, dont la fonction est de distribuer le vent dans les diverses parties de l'instrument. C'est une peau de mouton qui communique avec le soufflet au moyen d'un porte-vent. L'air, chassé par le soufflet dans le réservoir, traverse une soupape qui le laisse entrer mais non pas ressortir. La pression de l'air est régularisée par les mouvements du bras gauche.
En troisième lieu, nommons le chalumeau, tuyau percé de huit trous (dont un sur la face extérieure) et garni ordinairement de deux clefs. Les quatre trous du haut sont bouchés par le pouce, l'index, le médium et l'annulaire de la main gauche; les trous inférieurs, par les doigts de la main droite, à l'exclusion du pouce. Le vent, pressé dans le réservoir, entre dans le chalumeau en faisant résonner l'anche, formée de deux petites lames de roseau. Le chalumeau est la partie principale de la musette, destiné à jouer la partie mélodique, l'air.
Mentionnons enfin le bourdon, cylindre percé dans toute sa longueur de plusieurs ouvertures parallèle à son axe; qu'on se figure plusieurs tuyaux taillés dans une même pièce. La circonférence du bourdon est occupée par plusieurs coulisses auxquelles sont adaptées des layettes, petits verrous d'ivoire servant à ouvrir ou fermer les tuyaux du bourdon. Toute cette partie de la musette, qui fait entendre les accords d'accompagnement, a une grande analogie avec notre accordéon.


La forme du bourdon et la présence du soufflet caractérisent la musette et la distingue de la cornemuse. Celle-ci est mise en résonance par le souffle de la bouche, et ses bordons ont la forme de deux chalumeaux qui passent au-dessus de l'épaule gauche de l'exécutant.
Le goût fastueux de l'époque se trahit dans la matière et dans l'ornementation des diverses parties de la musette. Le chalumeau est d'ivoire ou d'ébène, son extrémité inférieure est ornée de sculptures, les clefs sont en argent; une couverture de velours, garnie de rubans et de galons ou enrichie de point d'Espagne, sert à dissimuler la peau et le soufflet. Mais le chef-d'oeuvre de l'ouvrier était le bourdon, et plus particulièrement la rose, qui forme le couronnement de cette partie, réputée la plus délicate et la plus compliquée de l'instrument.
Avant d'atteindre ce degré de raffinement extrême, la musette avait traversée bien des siècles, et passé par des phases fort diverses, sous les noms de pipeaux, chalumeau, cornemuse. Nous allons esquisser en quelques traits l'histoire de ses principales transformations.
L'origine des instruments à vent remonte à l'enfance des sociétés. On raconte ordinairement qu'un berger ayant remarqué que le vent, en soufflant dans les roseaux, produisait un son harmonieux, s'avisa de reproduire cet effet. Il coupa des petits tuyaux de longueur inégale et s'en fit un instrument de musique que l'antiquité appela syrinx, flûte de Pan: ce sont les pipeaux bucoliques de Virgile; ils représente la phase rudimentaire de la musique.
Plus tard on découvrit qu'un seul et même tuyau percé de trous produisait des sons divers, selon que ces trous étaient ouverts ou bouchés. Dès lors le nombre des tuyaux fut réduit à deux, et l'on eut la flûte double, la fistula ou tibia rustica des Latins. Bien qu'encore très imparfait, cet instrument pouvait faire entendre une harmonie à deux parties; le tuyau de droite donnait des sons graves; celui de gauche, plus court, jouait la partie aiguë; un appareil qui s'adaptait à la bouche de l'exécutant était destiné à régulariser la distribution du vent dans les deux flûtes. Cet espèce de réservoir était appelé phorbeia en grec, capistrum en latin. Les œuvres de l'art antique et en particulier les peintures d'Herculanum et de Pompéi en fournissent de nombreuses images.
Nous entrons dans la troisième phase. Pour diminuer la dépense d'air et ménager des repos à l'exécutant, on imagina de remplacer la phorbeia par une espèce de poche faite d'une peau de mouton. Sous cette forme, qui est celle de notre cornemuse, l'instrument s'appela chez les Romains tibia utricalaris. Nous en trouvons une représentation exacte sur un bas-relief antique reproduit dans l'Essai sur la musique de la Borde, et dans une figurine de bronze que reproduit le dessin ci-joint:


D'un côté de l'outre sortent deux longues flûtes sans trous (les bourdons); du côté opposé, une flûte plus courte percée de cinq trous.
Une médaille contorniate du temps de Néron nous montre un instrument de ce genre encore plus compliqué. Il se compose de deux chalumeaux garnis de quatre ou cinq trous chacun (nous ne voyons pas ceux qui sont sur la face antérieure), plus une rangée de neuf tuyaux disposée comme une flûte de Pan et fixée dans une espèce de sommier d'orgue. L'instrument est alimenté par un soufflet. Nous ne pouvons hésiter à reconnaître ici les éléments constitutifs de la musette, et, il faut même le dire, la musette romaine est plus parfaite et musicalement plus riche que celle du dix-septième siècle.
Dans le monde chrétien, nous retrouvons notre instrument au onzième siècle, sous un nom semblable à celui qu'il a gardé depuis: musa, en vieux français muse (dont le diminutif régulier est musette). Son importance devait être très-grande à cette époque, si nous en jugeons d'après les éloges qui lui sont prodigués par Jean Cotton, le successeur immédiat de Gui d'Arrezo. Ce vénérable écrivain, en parlant des origines de l'art musical, s'exprime ainsi: "La musique est dite ainsi à cause de la muse, instrument agréable et excellent entre tous les instruments, et qui réunit en soi toutes leurs propriétés et leurs aptitudes diverses. Il est animé par le souffle humain comme la flûte; il est dirigé par la main comme la viole; il est alimenté par le soufflet comme l'orgue."
Plus tard, nous ne trouvons plus trace de cette haute considération. Au moyen-âge, la muse n'est nommé qu'en passant, et presque toujours en compagnie d'autres instruments. c'est ainsi qu'Hébert le Clerc, dans son roman de Dolopathos, nous donne la description d'un concert au treizième siècle:


La veissiez maint jogleor,
Maint hiralt et maint leceor (1)
Giges (2) et harpes et vieles (3),
Muses, flaustes et frestelles (4)
Tymbres, tabors (5) et sinfonies (6)
Trop furent grants les melodies.

Un célèbre poëte-musicien du quatorzième siècle, dont il nous reste quelques jolies mélodies, Guillaume de Machault, mentionne deux variétés de notre instrument: la muse d'Aussay (D'auxois en Bourgogne ou d'Alsace), la muse de Blet.


Au seizième siècle, le luth est l'instrument des gentilshommes, et il n'est guère question de la musette. Sa grande vogue ne commença qu'avec les premières années du siècle suivant. Mersenne nous dit, en1634:
"Lorsqu'on a ouï la musette entre les mains de ceux qui en jouent en perfection, comme fait le sieur des Touches, l'un des hautbois du roi, il faut avouer qu'elle ne le cède pas aux autres instruments et qu'il y a un singulier plaisir à l'entendre."
Quarante ans plus tard, les virtuoses en renom s'appellent Philidor père, Descouteaux, Doucet Hotteterre (fameux luthier du temps) et ses fils. Ils étaient pour la plupart musiciens de la cour, et leur talent trouvait à s'exercer amplement dans les représentations pastorales et champêtres, dans ces grands ballets si fort à la mode dans ce règne d'apparat.
La musette donna son nom à ces airs de danse doux et gracieux dont on trouve de charmants modèles dans les opéras de Rameau.
Sous louis XV, l'instrument est encore fort répandu. L'Encyclopédie lui consacre un article très-développé, où tous les détails de la construction sont minutieusement décrits. Mais le moment approchait où la tendre musette allait disparaître à tout jamais. Neuf ans avant la révolution, de la Borde en parle comme d'un instrument complètement abandonné, et depuis cette époque, personne n'a tenté de le ressusciter.


Même aux époques de sa splendeur, la musette était très-bornée dans ses ressources. L'étendue totale du chalumeau ne dépassait pas la dixième (de fa, au-dessous du la du diapason, à la aigu) ; son échelle était diatonique à deux notes près ( fa # et mi). On ne pouvait donc se servir que de trois tons: ut majeur, ut mineur et sol majeur. Le bourdon ne donnait que les accords d'ut et de sol.
Hotteterre, le contemporain de Borjon, introduisit quelques améliorations dans ce mécanisme arriéré. Il enrichit l'instrument d'un petit chalumeau; de plus, il ajouta quelques clefs au chalumeau principal: désormais tous les tons pouvaient être abordés, et l'échelle était étendue d'une quarte à l'aigu. Mais ces modifications de détail ne purent altérer le caractère primitif de la musette; elle resta ce qu'elle avait toujours été, "une muse toute champêtre qui n'aime que la naïveté et ne plait qu'autant qu'elle est simple et éloignée de tout artifice." (Borjon). Les morceaux qui lui convenaient le mieux étaient les gavottes (ou branles de village) ornées de doubles ou de diminutions (nous disons aujourd'hui des variations) , ensuite les airs languissants, pour parler le langage de l'époque. La génération actuelle connaît encore un charmant air de cette pièce:  

O ma tendre musette!
Musette mes amours!

Dans les morceaux d'ensemble, la musette s'unissait aux hautbois et aux cromornes (espèce de cor anglais) , aux flûtes et aux bassons. On composait aussi des concerts, exclusivement formés de musettes de différentes grandeurs.
Les morceaux étaient ordinairement notés en tablature, mode de notation spécialement approprié aux instruments et tombé en désuétude depuis plus d'un siècle.
Ajoutons en terminant que la cornemuse, plus heureuse que la musette, a prolongé sa modeste existence jusqu'à nos jours. Sous le nom de pibroch, elle est restée l'instrument national de l'Ecosse, et c'est au son de ces mélodies rustiques que les highlanders escaladaient naguère les crêtes escarpées de l'Alma et faisaient leur entrée à Sébastopol.

(1) Ivrogne.
(2) Violons.
(3) Violes.
(4) Musettes, flûtes et flageolets.
(5) Tambours.
(6) Vielles.

Magasin pittoresque, mars 1866.

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