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vendredi 17 janvier 2014

Le carnet de madame Elise.

L'Art de vieillir.

J'aurais certes plus de succès auprès de mes lecteurs si j'essayais de traiter "l'Art de ne pas vieillir"; mais l'entreprise serait aussi téméraire qu'inutile, car il n'existe aucun procédé pour arrêter l'impitoyable vieillesse et nous sauver de ses ravages.
Le plus adroit, en somme, est de s'accommoder intelligemment de cette fatalité et d'apprendre à subir ses atteintes sans trop de passivité ni de révolte.
Je ne sais quelle vantardise pousse certaines gens à prétendre qu'ils se sentent vieillir sans regret; un tel désintéressement serait anormal; de sang froid, un être vigoureux ne peut voir, avec indifférence, décliner toutes ses facultés.
L'emprise de la vieillesse est lente, mais sans appel; les cheveux qui tombent, l'esprit qui se lasse, une difficulté inquiétante à retenir les noms, voilà les symptômes précurseurs qui donnent l'alarme; ils sont rares au début, puis les avertissements se multiplient, et l'âme se pénètre d'un effroi douloureux.
Ce trouble se manifeste diversement suivant les caractères. Les uns, paralysés par la frayeur, s'abandonnent au découragement et, parce qu'ils sont assurés de la défaite finale, ils ne cherchent pas à prolonger la lutte; ils se font maussades, pessimistes, malveillants aux jeunes, hostiles au progrès; leur tenue est négligée, ils étalent leurs maladies, sont égoïstes, grognons.
D'autres se révoltent, ils s'exaspèrent devant la vieillesse, ils veulent la vaincre; ils emploient les procédés les plus douloureux, les plus grotesques pour l'enrayer. Les femmes surtout, qui considèrent comme une mort anticipée la privation d'hommages, s'ingénient à rechercher des stratagèmes: maquillage, entraînements sportifs, agitation fiévreuse, parure éclatante, minauderies...
Et le spectacle du vieux qui veut paraître encore vert est aussi navrant que celui de l'homme mûr qui consent déjà à être podagre.
La perfection réside entre ces deux extrêmes.
Pour vieillir avec art, c'est à dire avec dignité et grâce, il faut le faire sans précipitation comme sans révolte.
Tout d'abord le sage s'efforce d'accepter cette idée de la vieillesse; il comprend la nécessité de cette loi qui conduit chacun de nous vers la fin, pour donner place à un autre qui sera à son tour repoussé par un successeur. Ayant accepté cette nécessité avec résignation, il lui devient plus facile d'éviter la rancune haineuse contre tout ce qui s'épanouit, tout ce qui est beau, vigoureux, éclatant; il repousse les procédés de coquetterie ridicule.
C'est là tout le secret de sa véritable dignité calme, sans colère, sans prétention déplacée, il peut facilement s'abandonner aux sentiments correspondant à son âge; car la nature bienveillante sait mettre notre âme à l'unisson de nos années; les feuilles des arbres tombent après que les ardeurs de l'été sont éteintes, comme les jambes rouillent à l'époque où l'on n'aime plus le bal.
La vieillesse peut être très belle et présenter même encore le charme attirant de la jeunesse, tout en évitant les rubans clairs et les vestons de collégien; il suffit qu'elle conserve un cœur affectueux ayant encore sa fraîcheur d'impression, sa faculté de s'enthousiasmer, mais auquel l'existence a donné une douce indulgence; il faut aussi qu'elle garde son esprit ouvert aux idées nouvelles et respectant les théories anciennes, non comme des préjugés, mais comme des précieux points de comparaison.
Un extérieur digne et souriant, une propreté méticuleuse, une aimable coquetterie à taire ses infirmités font un joli cadre à cette âme bonne, sereine et apaisée.

                                                                                                                  Madame Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 mai 1903.

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