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samedi 18 janvier 2014

Les cafés Arabes.

Les cafés Arabes.


M. Loubet, de retour dans ses jardins fleuris de l'Elysée, rêve chaque soir, en apercevant les minarets du Trocadéro, aux enchantements de son voyage en Orient.
Au Kreider, des chameaux se sont agenouillés à son approche, et des palanquins fermés qu'ils portaient, il a vu descendre des houris tatouées du désert, les brunes Ouled-Nails, qui ont dansé spécialement devant lui la célèbre danse du ventre.
M. Loubet a mangé avec les chefs arabes le ragoût aux pruneaux, le ragoût aux châtaignes, le ragoût aux œufs, le chamelon au lait, la gazelle aux pistaches; il a bu du lait de chamelle, il a bu du lait de vache arabe, il a bu du lait de brebis, il a bu du lait de chèvre; mais M. Loubet n'a pas bu du café turc dans un café maure! Il n'a pas eu ce plaisir, cette joie, ce bonheur, cette volupté suprême de savourer un moka brûlant, préparé devant lui et pour lui seul, par un cafetier en turban.
M. Loubet n'a pas vu, le soir, un café arabe.
Mon Dimanche, en donnant aujourd'hui la description d'un de ces cafés, prend la respectueuse liberté de montrer au grand pacha des Français tout ce qu'il a perdu; et peut être M. Loubet, en nous lisant, sentira-t-il de tristes regrets se mêler aux féeriques et délicieux souvenirs évoqués en lui par la vue des longs minarets du Trocadéro, entrevus, au coucher du soleil, entre les feuillages sombres du jardin de l'Elysée.

Dans un café maure.

S'il avait eu une minute de liberté; s'il avait pu dire:"Enfin, seul"; s'il avait tout simplement imité le roi Edouard VII qui adore se promener le soir, incognito dans les rues, s'il avait pu s'envelopper d'un burnous et se coiffer d'un turban ou d'un fez, il aurait certainement été passer une soirée dans un de ces nombreux et pittoresques cafés de la Kasbah, et il se serait assis, pas à l'entrée, sur ce banc en bois qui tremble et chancelle, mais un peu en arrière, dans l'enfoncement du mur, sur ce long canapé d'argile, qui est presque l'unique meuble des cafés arabes.
Le siège n'est pas moelleux; mais... tenez! le kawadji vient au devant de vos répugnances d'homme civilisé avec un épais tapis de l'Oued Souf, à la laine haute ressortant sur une forte trame tissée de poils de chameau. Le tapis est étendu sur le canapé de terre battue; vous pouvez maintenant vous asseoir. Croisez vos jambes à la manière orientale, si cette position vous agrée; vous en serez mieux que de les laisser pendre; car la banquette est assez large pour supporter vos pieds, mais trop haute pour vous permettre de les reposer à terre.
Vous êtes installé?... à l'aise?... Examinons un peu la salle. Vous ne la trouvez pas très claire? C'est vrai; elle n'a que deux ouvertures, une porte sur la rue, une porte sur la cour; pas de fenêtres; longue, avec deux massifs saillants sur quatre enfoncements latéraux carrés, et, dans ces deux massifs, deux niches, loges du premier rang, réservées aux consommateurs de haute condition, et construite toujours suivant l'architecture arabe, dessinant à leur sommet l'empreinte du pied de chameau; mais quand on sort du soleil torride, on trouve un certain bien-être dans ces constructions massives et obscures.

Comment on prépare le café.

Tout à l'entrée, sur la rue, ou tout au fond, dans l'encoignure voisine de la porte de la cour, c'est le fourneau et le laboratoire.
Sur ce brasier, rarement éteint et que le kawadji entretient comme, autrefois, les vestales le feu sacré, l'eau chauffe et bout dans la maîtresse bouilloire de cuivre, au ventre arrondi et au col svelte, travaillée par des chaudronniers-forgerons kabyles. Dans cette étagère, à côté du brasier, ces petits récipients polis, luisants en tronc de cône, munis d'un manche vers leur partie supérieure, ce sont les cafetières. Chacune d'elle mesure une tasse de café.
C'est pour nous que le kawadji travaille: il prend deux de ces cafetières, il s'assure que l'intérieur en a été aussi soigneusement nettoyé et poli que l'extérieur. Dans ce vase de cuivre rouge, à couvercle repoussé et guilloché, que vous apercevez par la porte entr'ouverte d'un petit placard creusé à même la muraille, il plonge la main droite armée d'une petite mesure. C'est la poudre odorante du café torréfié et pilé à la mode orientale, qu'il puise dans ce vase de cuivre rouge. Une mesure pour la première cafetière, une mesure pour la seconde: c'est fait.
La préparation en est simple et rapide. Dans les deux récipients, placés au bord du fourneau, le kawadji verse l'eau de la bouilloire jusqu'à ce que la poudre boursouflée du café effleure l'orifice de la cafetière. Il replace, après l'avoir remplie d'eau limpide, la bouilloire maîtresse au centre du brasier, et, tout à côté d'elle les récipients où infuse la liqueur brune. Il surveille ces récipients, car un bouillon suffit pour faire précipiter le marc.
L'opération est terminée; les cafetières sont mises sur un plateau, près de la soucoupe contenant le sucre, à côté de deux tasses en faïence grossière et des deux petites cuillères en fer, qui nous sont destinées. Un serviteur dépose tout l'appareil devant nous, sur le banc de bois qui tremble et chancelle. Il transvase, avec précaution, la liqueur de chacune des deux cafetières dans chacune de nos tasses. Et nous voilà servis. Pas avec luxe; mais vous pouvez boire de bon cœur et jusqu'à la dernière goutte ce que contient votre tasse; c'est une liqueur saine, consciencieusement et proprement préparée et d'un arôme délicieux.

Torréfaction et pulvérisation.

Maintenant que vous en avez goûté, voulez-vous assister à la torréfaction et à la pulvérisation du café arabe? Le brûloir de tôle, cylindrique et hermétiquement clos, n'est pas plus en usage chez le kawadji que la cafetière-filtre. De même qu'il préfère préparer la liqueur de café par infusion plutôt que par filtration, de même, il s'en tient aux procédés primitifs de torréfaction à l'air libre.
Dans un coin de la cour, entre ces trois pierres disposées en forme de trépied sous un large plat de terre épais et noirci par un long usage, un nègre, accroupi, entretient un feu de charbon de bois, doux et bien égal. Avec la spatule de bois, qu'il passe successivement de sa main droite à sa main gauche, il remue incessamment le café vert qu'il vient d'étendre dans le plat. L'opération est lente; il ne faudra guère moins d'une demi-heure pour que la torréfaction soit à point. Et c'est tout au plus s'il y a un kilogramme de café dans le brûloir.
Mais en revanche, pas une goutte de l'huile sera brûlée; pas un atome ne s'évaporera; elle restera tout entière emprisonnée dans l'épiderme bronzé du grain. C'est aux précautions de cette torréfaction lente que le café arabe doit évidemment la meilleure partie de l'arôme qu'il conserve.

Pas de moulin.

Quant au moulin, universellement usité chez nous, il est encore remplacé ici par un appareil tout différent. Après avoir laissé refroidir son café torréfié dans une corbeille tressée de feuilles de palmier, le domestique nègre, armé d'un lourd pilon en fer forgé, le broie, jusqu'à ce qu'il soit réduit également en poudre fine, dans un profond mortier de bronze ou de cuivre rouge.
Cette poudre odorante, tout récemment pilée, passe toute de suite du mortier dans la cafetière du consommateur.

Ce que l'on voit dans un café arabe.


Les fumeurs de kif sont engourdis dans les coins ou rentrés chez eux cuver leur ivresse. A mesure que la nuit avance, des consommateurs jeunes et joyeux viennent remplir le café. La salle s'anime de bruit et de lumière. Des bougies brûlent partout, accrochées à toutes les saillies des murs, plantées dans des candélabres de bois ou dans les goulots des bouteilles vides; l'orchestre (trois tam-tams de dimensions différentes et une sorte de clarinette-hautbois) fait sonner et vibrer ses instruments; le joueur de tam-tam avec les doigts souples de sa main gauche détaillant le rythme et de la paume sèche de sa main droite frappant la mesure et accentuant le mouvement de la chanson d'amour ou de l'air guerrier que gémit le hautbois sous le souffle infatigable du chef d'orchestre.
Il y a trois rangs étagés de burnous de chaque côté et dans toute la longueur de l'établissement; le premier accroupi par terre, le second assis tant bien que mal sur le banc de bois qui tremble, le troisième, dans des poses et attitudes variées, sur le banc d'argile.
A côtés des musiciens, dans l'espace laissé libre au milieu de la salle, se tiennent les naïlia dont les danses gracieuses alternent avec les airs que scande la voix sonore des jeunes hommes. Chansons d'amour et chants de guerre, cris de triomphe après la victoire, imprécations après la défaite, les désespoirs et les joies, tout cela paraît se dire sur le même rythme monotone et lent. Mais prêtez un peu d'attention à ces rhapsodies, nous dit Sahari, à qui nous empruntons les détails précis qu'on a lu, vous serez étonné de la puissance harmonique qui s'y développe. Interrogez les Arabes, ils vous diront que leurs airs guerrier font piaffer et bondir les chameaux, bêtes paisibles par excellence.
C'est une habitude contractée, c'est presque une nécessité de l'existence arabe, surtout dans la région des oasis, où les nomades doivent, pendant six mois de l'année, renoncer aux joies de leur foyer, c'est une nécessité d'aller passer la soirée au café.
Est-ce pour s'y abrutir dans les excès de l'ivresse? Non, on ne boit pas autre chose que du café, du thé ou du lait. Jamais d'alcool. Et vous ne verriez pas le soir, un fumeur de kif  chez le kawadji.
On se réunit au café pour causer surtout; pour discuter les événements actuels et pour s'entretenir de ceux du passé.
Caché sous le burnous arabe et nouveau sultan Haroun-al-Raschid, que de chose M. Loubet aurait apprises sur les vrais besoin de l'Algérie en passant une soirée dans un café arabe, en compagnie d'un interprète indigène!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 mai 1903.

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