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mercredi 17 janvier 2018

Téléphone.

Téléphone.


Que l'on aura du mal à régler la question du travail des femmes!
Ah! si nous étions en Amérique! Là, nous apprennent les journaux, on ne compte plus ni les doctoresses, ni les avocates, ni les fonctionnaires féminins de tout genre.
Il est vrai que l'Américaine a mordu très carrément à la vie publique, et cela tient assurément à la façon plus libérale dont elle est élevée.
La jeune fille sort, voyage toute seule; de bonne heure on l'habitue à compter sur elle-même, à se défendre, et rapidement elle suffit à ses besoins et se protège efficacement contre les dangers de tout genre qui la menacent.
Je ne dirai pas qu'elle vaut mieux que nos jeunes filles; celles-ci sont plus gracieuses, plus femmes, mais combien moins armées pour la lutte pour la vie.
Nous les tenons en tutelle, mais les habituons à agir, à ne penser, pour ainsi dire, que par notre intermédiaire; la jeune fille française n'échappe à l'autorité maternelle que pour subir l'autorité conjugale.
A quel moment est-elle libre? Jamais.
Si: lorsque par un triste hasard, elle devient veuve.
C'est bien pis alors; voici que tout à coup l'assaillent de terribles et écrasantes responsabilités; sans préparation, elle devient chef de famille, chargées de pourvoir à toutes les nécessités morales et matérielles de ses enfants.
On ne lui a rien appris: que voulez-vous qu'elle sache? Elle a apporté une dot. C'est la grosse affaire dans notre pays.
Elle est devenue une gentille petite marchandise, bien irresponsable, bien insouciante de ce qui pourra survenir dans la suite; est-ce que tout cela la regarde?
En Amérique, comme en Angleterre, les jeunes filles se marient sans dot; aussi ceux qui les épousent, n'étant troublés par aucune considération intéressée, savent-ils exactement ce qu'ils font.
Ils choisissent mûrement celles qu'ils jugent devoir être une compagne dévouée en même temps qu'un associé sérieux, et je n'ai jamais entendu dire que les ménages anglais ou américains fussent moins unis que les autres.


***

Mais je m'aperçois que je m'égare. Je voulais simplement vous parler de la condition des petites téléphonistes.
Jusqu'ici j'avais cru, vous aussi, avouez-le, que nous étions les victimes de ces jeunes personnes.
Je m'imaginais qu'ayant fait naître nos exaspérations, elles se plaisaient à les prolonger pour s'en divertir entre elles.
Tout le monde sait que dans les chemins de fer, au lieu de les augmenter, on permet aux employés dont on est très content de percer à tout instant des petits trous dans les billets des voyageurs.
Cela met en furie les dits voyageurs que l'on dérange cent fois; cela ne sert pas à grand chose comme contrôle à la Compagnie, la preuve c'est que les pays sérieux repoussent ce tyrannique usage, mais cela amuse énormément les employés, et il n'y a d'exemple qu'un seul, fût-il chargé de famille comme un canon de mitraille, ait hésité entre une augmentation et le plaisir de percer des petits trous.
J'estimais qu'il en était ainsi pour les petites téléphonistes et qu'on leur tenait ce langage:
- Vous aurez beaucoup de travail; mais songez que tout à loisir vous pourrez tourmenter le public et vous tordre en l'entendant rager. Allez-y carrément, et s'il vous injurie, il lui en cuira, nous lui rappellerons que vous êtes des fonctionnaires de l'Etat!!!
Oui, je croyais cela tandis que les récepteurs suspendus pendant des quarts d'heure aux oreilles, j'écumais penché sur la tablette de transmission, n'entendant pour toute réponse que les jabottements privés de ces dames et demoiselles.
Oh! le cou sous la guillotine, j'aurais soutenu que nous étions les victimes; eh bien! je me serais trompé. Vous étiez dans l'erreur aussi, vous tous qui pensez comme moi; les victimes, paraît-il, ce sont ces pauvres petites téléphonistes.
On a découvert cela en Amérique, comme le quinquina, le tabac et l'art d'amasser des rentes en faisant plusieurs fois faillite.
Donc il paraît que les demoiselles du téléphone sont atteintes d'un mal spécial, à cause d'elle baptisé téléphonite.
Symptôme: un bourdonnement d'abord dans les oreilles.
Effet: douleurs de tête et finalement abcès au tympan.
Pourquoi tout cela? parce que les malheureuses passent, qui l'eût cru? toute la journée debout l'oreille au récepteur, et que toute cette électricité finit par leur causer un insupportable énervement, étant donné qu'elles sont trop nombreuses dans leurs salles et ne respirent pas en quantité suffisante l'air qui leur serait nécessaire.

***

Il y a longtemps déjà que je me méfie de tant d'électricité, et j'étais convaincu qu'à la fin cela nous jouerait de mauvais tours.
Comment voulez-vous équilibrer votre système nerveux lorsque le fluide dangereux vous enveloppe de toutes parts?
Vous l'avez au-dessus de votre tête; partout des fils.
Sous vos pieds, les égouts en sont pleins et l'on fait des tranchées sous les trottoirs pour canaliser l'électricité nécessaire à la production de la lumière.
Nous sommes éclairés à l'électricité; les sonnettes s'actionnent par l'électricité; vous montez dans un tramway, il est mû par l'électricité; vous avez des douleurs, on va vous électriser; vous madame, vous plaignez sur vos joues rose un duvet un peu fort, quel remède nous indique notre excellente cousine Jeanne, l'électricité toujours; on n'a même plus peur de l'orage qui terrifiait nos grand'mères.
- Connu, l'électricité!
Et dans ces conditions vous avez si mauvais coeur que de vous plaindre des pauvres téléphonistes!
Elles sont assommantes, c'est vrai; mais combien excusables!
Tant d'électricité, comme je vous le disais.
Quoi qu'il en soit, il se crée comme une agitation autour d'elles; on s'intéresse à leur sort que l'on voudrait améliorer. Si l'on y parvient pas, la question du travail féminin aura fait un pas en arrière, car le téléphone servait à donner un emploi à bien des jeunes filles fort intéressantes que leurs parents avaient laissées sans ressources.
Il importe qu'une enquête sérieuse soit faite, que satisfaction soit donnée autant que possible aux sympathiques jeunes filles, lesquelles s'engageront en échange à ne plus nous taquiner, et tout alors ira pour le mieux dans le meilleur des mondes électrique.

                                                                                                                    Simon Levrai.

Le Petit Journal, dimanche 11 août 1895.


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