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vendredi 3 avril 2015

Ceux dont on parle.

Gémier.

M. Gémier joue généralement en veston et les mains dans ses poches: ce n'est pas très distingué, mais comme cela donne du naturel! Les grands rôles tragiques, les emplois de rois, de comtes, même de notaires, ne sont pas trop son fait: c'est dans les rôles de bourgeois ou d'homme du peuple qu'il excelle.
Il n'a pas de noblesse; il manque d'éclat et de violence, sa démarche n'est pas hardie, ses gestes sont très sobres; une directrice célèbre, Zulma Bouffar, a dit qu'il n'avait pas de voix, sans se tromper beaucoup. Que lui reste-t-il donc?
De l'esprit et de l'observation.
Il compose ses personnages avec une parfaite exactitude, et comme il met une intention dans chaque parole, il a confiance dans le spectateur pour comprendre son jeu et dédaigne les moyens faciles. c'est ce qui donne à son interprétation tant de discrétion. Cet acteur a toujours l'air d'en avoir beaucoup plus long à dire qu'il n'en dit: c'est un concentré.
Ainsi joue-t-il particulièrement bien les malheureux, les déshérités, que les mauvais sorts accablent. M. Gémier a obtenu ainsi la bénédiction de Mme Séverine. Peut-être n'a-t-il, pour être sincère, qu'à se rappeler: ses débuts ne furent pas faciles.
M. Gémier père tenant un débit de vins à Aubervilliers; Mme Gémier était "mère des compagnons du Devoir" autrement dit des compagnons charpentiers du quartier. Gémier fit ses classes à l'école communale de Saint-Denis, et remporta tant de succès qu'on l'envoya à l'école Turgot, où il ne fit rien de bon, car la toquade du théâtre commençait à le prendre. Bien entendu, ses parents voulurent lui faire passer cette envie; ils placèrent le comédien en herbe chez un chimiste où il brûlait du sucre pour les grandes raffineries.



Il suffit d'avoir vu Gémier pour deviner qu'il est entêté. A défaut du Conservatoire, il entra dans la claque de l'Ambigu, puis au Vaudeville: cet enthousiaste ne sut même pas y rester. Un beau soir, empoigné, il applaudit avant le signal; on le remercia.
Il quitta alors l'école de la claque pour celle de l'acteur Saint-Germain, sur les conseils de qui il se fit refuser trois fois de suite au Conservatoire. Finalement, il prit le parti de se passer des maîtres qui ne voulaient pas de lui, et fit ses débuts, d'abord au théâtre de Belleville, dans les Pirates de la savane, où il reçut jusqu'à quatre-vingt dix francs d'appointements par mois, puis au Château-d'Eau, où il aurait touché cent cinquante francs si le théâtre n'avait pas fermé avant la fin du mois, puis aux Bouffes du Nord: là, c'est presque l'aisance: M. Gémier avait deux cents francs par mois.
Ses tribulations ne sont pas terminées: parti en tournée, il se voit abandonner par son imprésario qui aime mieux quitter sa troupe que la payer. Enfin cette courageuse épave de la droguerie et de la scène est recueillie par le Théâtre Libre créé par Antoine; pourtant, la gloire n'est pas encore venue, et Gémier doit se contenter de figurer sur l'estrade, dans la Femme de Tabarin. On lui confie la création d'un rôle dans une pièce de Jean Jullien; mais, mécontent de lui-même, Gémier rend le rôle qu'il se croit incapable de jouer.
C'est en 1892 que ce vaillant artiste, comédien scrupuleux et sincère comme on l'est rarement dans sa profession, prit sa revanche avec la création du vieux cantonnier de Blanchette, et depuis, je ne crois pas qu'il se soit trouvé inférieur à ses rôles, puisqu'il n'a pas craint de jouer celui de directeur de la Renaissance.

                                                                                                                   Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 janvier 1905.

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