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dimanche 1 décembre 2019

Le bruit.

Le bruit.


Il s'est fondé en Autriche, et déjà elle rayonne dans toute la vieille Allemagne, une ligue contre le bruit. Cette ligue, comme toutes les ligues, part d'un principe, et son principe c'est celui que le citoyen, chez lui, soupant avec sa femme et son petit chien ou lisant Hermann et Dorothée au coin de son feu, a droit au silence, a droit à ne rien entendre des bruits de la rue ni des bruits de l'appartement d'à côté, d'au-dessus ou d'au-dessous. Voilà le principe.
En conséquence, la ligue demande que la police interdise, particulièrement à partir de 7 heures du soir, tous chants, tous cris, toutes exclamations violentes, tout retentissement de trompe de chasse, toute explosion de revolver, même chargé à balles, ce qui est pourtant une excuse, etc.
Elle demande encore que des règles sévères soient imposées aux architectes et généralement tous constructeurs d'immeubles, de telle manière que le phonographe, le piano et même la grosse caisse du locataire A... ne puissent être entendu par le locataire B..., et réciproquement; de telle manière encore que le locataire B... ne puisse jamais savoir si la femme du locataire A... possède une voix de soprano aigu ou jouit d'une voix de contralto.
Inutile d'ajouter que la ligue contre le bruit demande des lois rigoureuses pour qu'il n'y ait plus dans les villes que pavés de bois, pour que les roues des voitures, y compris des camions, soient caoutchoutées, etc.
A la vérité (et la ligue, si elle est composée de réfléchis, comme il est évident qu'elle l'est, ne peut pas ne point s'en être avisé), on ne pourra jamais arriver à un silence absolu, puisque le silence nécessite le bruit.
Evidemment! Quand on a inventé le pavé de bois* et la roue caoutchoutée, il a fallu immédiatement mettre une cochette au cou des chevaux pour que le piéton qui traverse la chaussée fût averti de l'arrivée de la voiture sur lui et ne fût pas coupé en deux silencieusement; car il faudrait être de l'extrême gauche de la ligue pour être consolé d'être coupé en deux par la considération qu'on l'est dans le plus profond silence. De même, quand les divines automobiles, les plus silencieux moyens de transport, comme les plus rapides, ont été inventées, on les a munies de beugleuses, et de beugleuses d'autant plus sonores que le véhicule était plus rapide et plus muet. Le silence nécessite le bruit.
De même encore (mais ici je crois que l'on a agi au delà des nécessités), quand on a inventé les tramways électriques, on les a armé d'un timbre d'avertissement dont le bruit crépitant avertit le promeneur d'avoir à songer à l'économie de son ossature. Je dis ici que l'on a peut-être été au-delà des nécessités, car le tramway électrique fait assez de bruit de lui-même pour n'avoir pas besoin d'un bruit particulier à l'effet d'avertir le pédestre. Enfin, c'est une règle générale: le silence nécessite le bruit, et plus vous ferez de silence dans la rue, plus vous serez forcé d'inventer des bruits pour combattre et annihiler les inconvénients du silence.
Et voilà pourquoi jamais nous n'avons entendu plus de bruit de la rue que depuis qu'on a inventé le pavé sourd et les tractions silencieuses. C'est un cercle vicieux.
Je pense que les gens de la ligue me répondront en termes judicieux: nous ne sommes pas "la ligue du silence"; nous sommes "la ligue contre le bruit", et cela veut dire que nous sommes, non pas pour que tout soit muet, ce qui est impossible, mais pour que le grand bruit soit remplacé par un moindre bruit. Ce monde est, ou peut-être s'il s'y applique, le meilleur des mondes possible pour le moindre bruit possible, pour un minimum de bruit. Pour un murmure?
A la bonne heure; mais je préviens la ligue murmurante et partisan du murmure qu'il y aura des mécontents. Evidemment, le bruit est un supplice pour les neurasthéniques, et la fameuse cure d'altitude pour les névropathes est surtout, c'est mon opinion, une cure de silence. C'est pour cela que j'ai ri de tout mon cœur et que j'ai demandé ma note avec douceur, mais précipitation, dans un certain hôtel altitudinaire de Suisse. Il était altitudinaire et en air très pur, mais figurez-vous qu'à son altitude et à sa pureté atmosphérique, il avait ajouté un orchestre de tziganes! Il me parut que c'était la gaffe, la forte gaffe, la gaffe concertante et déconcertante.
Donc il est certain qu'aux neurasthéniques et aussi aux penseurs, aux méditatifs, aux philosophes, aux écrivains, aux peintres, aux sculpteurs, etc., le bruit est un poison. Aux musiciens aussi, malgré les premières apparences; car les musiciens sont comme ces fumeurs qui vont fumer dans le wagon des dames seules parce que la fumée des autres les incommode; les musiciens aiment leur bruit, mais ils n'aiment pas le bruit des autres. Oui, il est certain que, pour toute une catégorie importante des sociétés modernes, le bruit n'est pas autre chose qu'un poison.
Mais, faites attention, il y a beaucoup de gens pour qui le bruit est un besoin, pour qui le bruit fait partie de l'hygiène. "Fen de bruit, disent les Provençaux; faisons du bruit, nous avons besoin de bruit. Vive le bruit." Je comprends ce sentiment; je ne le partage pas du tout, mais je le comprends très bien. Le bruit, té, c'est de la couleur, comme le silence, c'est du noir, tout au moins du gris. On connait le mot classique de l'aveugle-né à qui l'on demandait quelle idée il se faisait de la couleur rouge: "Le rouge, répondit-il, c'est le bruit de la trompette." Parfaitement, et la fanfare, c'est la couleur éclatante que les oreilles peuvent percevoir. Le bruit excite, le bruit ranime, le bruit est tonique. Quelqu'un disait: "Le bruit, je ne déteste pas un peu de bruit; un peu plus de bruit qu'à l'ordinaire, il me semble que je prends du café." Très juste analogie de sensations.
Savez-vous une chose? C'est que le rural qui vient à Paris ne peut pas dormir de la nuit, sans doute; mais que le Parisien, le Lyonnais, le Marseillais, le Bordelais, transporté à la campagne, ne peut pas non plus dormir de la nuit. Il a quelque chose sur la poitrine, le poids du silence. Bien des gens ne verront pas sans une certaine inquiétude les efforts de la ligue contre le bruit.
Tenez! Les amoureux de la gloire! La gloire est un retentissement; la Renommée a aux lèvres deux trompettes, ce qui doit la gêner pour un jour; mais une déesse! Un auteur dramatique un peu "persécuté" me disait hier: "La ligue du silence! Encore des ennemis à moi. Ils sont jaloux du bruit que je fais.
- La conspiration du silence?
- Comme vous dites."
Il plaisantait peut-être, je n'en suis pas sûr.
Ah! la question est difficile!  Quand Sganarelle a rendu la voix à Lucinde et que Lucinde écrase Géronte d'un flot de paroles: 
"- Ah! docteur, s'écrie Géronte, rendez-la muette de nouveau.
- Cela m'est impossible, Monsieur; tout ce que je peux faire à présent, c'est de vous rendre sourd, si vous voulez."
Ce serait peut-être la solution. on ne peut pas tuer le bruit. Bien des gens ne voudraient pas qu'on le tuât. La ligue contre le bruit n'aura peut-être pour dernière ressource, en faveur des amis du silence, que de les rendre sourds. Je demande seulement une surdité intermittente.

                                                                                                                       Emile Faguet.

Le Mois littéraire et populaire, juillet-décembre 1911.

* Nota de Célestin Mira:

* Pavés en bois:

Fabrication des pavés en bois.





samedi 2 août 2014

Des femmes qui ne parlent pas.

Des femmes qui ne parlent pas.

Mon Dimanche a raconté comment les Anglais au moyen âge s'y prenaient pour imposer silence à leurs compagnes: en leur appliquant une véritable muselière, l'horrible Bride de la Mégère; si étonnant que cela puisse paraître, il est des femmes qui d'elles-mêmes s'imposent le silence et renoncent au plaisir du bavardage si cher aux dames... et aux messieurs.

On admet communément que les femmes parlent trop. C'est une opinion, l'opinion des hommes. Mais s'il est difficile d'obvier à cette intempérance de langage, il est encore plus difficile de les faire parler si elles ne le veulent pas.
D'ordinaire, quand une femme a fait silence pendant une demi-journée, elle est à bout de résistance. Et son entourage reçoit toute une bordée de petites phrases qui se hâtent comme des écolières en retard.
On connait, cependant, des femmes superbement silencieuses, des femmes qui n'ont pas parlé depuis des années. Ce sont des êtres d'une volonté vraiment admirable. Ces héroïnes ont dompté leur langue!
La plus célèbre des femmes qui ne disent mot est une Américaine: Lucrèce Hillman, de Jacobstown (New-Jersey).
Cette dame, depuis quatorze ans, n'a ni grondé les domestiques, ni taquiné son mari. Elle n'a pas d'enfants. Sans doute n'eût-elle pas résisté à la douceur de dire: darling (mignons) aux petits diables empressés autour de sa jupe!
Donc, depuis quatorze ans, Lucrèce est muette... muette pour punir son mari. Le malheureux a beaucoup contribué à faire voter une loi qui retire aux femmes de Jacobstown certains droits politiques. Les citoyennes de Jacobstown délaissaient un peu trop la maison pour s'entretenir au Ladie's club (cercle de dames) de question sociales. Et les hommes finirent pas se lasser de la mauvaise cuisine qui leur était imposée.
Depuis, Lucrèce a fait le serment de se taire. Elle ne parlera que le jour où l'on rendra justice aux malheureuses femmes opprimées. De fait, la malheureuse subit un esclavage volontaire, mais terrible.
Elle avait réussi, après le vote de la loi anti-féministe, à enrôler une centaine de femmes mariées dans sa ligue: la ligue du silence. mais les adhérentes lâchèrent pied, ou plutôt lâchèrent langue. L'une tint bon, un mois durant. L'autre fut muette quinze jours de suite. Mais la plupart retrouvèrent la parole après quelques heures de morne et torturante bouderie. Les bons soins des maris... ou les coups... mirent à la raison toutes ces ligueuses. Seule, Lucrèce demeura silencieuse, intraitable, méprisant aussi bien les tâches citoyennes que les citoyens mâles, autoritaires, despotes.

Muette par désespoir.

En France, quand les femmes ne veulent plus parler, ce n'est pas affaire de politique, mais de sentiment.
Dans un petit village situé près de Lyon, une paysanne, déjà âgée, vécut dix ans sans prononcer une syllabe. Son mari lui avait reproché, un jour, de se trop dépenser en commérages. Bonne ménagère, rude travailleuse, elle jura solennellement de se taire jusqu'à sa mort. Son "homme", dépité, repentant, eut beau lui faire des excuses publiques, la vieille ne changea pas de sentiment. Elle subit son horrible supplice avec un acharnement stupide. Et, comme disent les paysans, "quand on lui apporta le bon Dieu" (les derniers sacrements), elle se tourna vers la ruelle pour ne pas avoir la tentation de répondre à son curé. Seule, la mort pouvait délivrer cette victime du silence terrestre en lui offrant le repos de l'éternel silence.
En Normandie, ce fut encore une villageoise qui étonna le monde par sa renonciation aux joies du bavardage.
Riche fermière, haute en couleurs, bruyante et gaie, Jeanne C... dirigeait choses et gens de son petit royaume campagnard avec quelque vivacité. Elle supportait mal les servantes "répondeuses", et les "gars" lui témoignaient une respectueuse admiration, tant elle épargnait peu son mari et ses fils coupables de quelque infraction aux ordre de la "patronne".
Cette maîtresse femme accusa, un jour, son fils aîné de "manger son bien" au cabaret, et de ne pas s'adonner, comme par le passé, au travail commun. Le garçon, qui avait vingt-cinq ans, jugea ces reproches immérités. Il déclara, devant tous les domestiques attablés, que sa mère devenait par trop autoritaire et injuste.
- Tais-toi, fainéant! cria la fermière.
- Vous n'oublierez pas, mère, l'injure que vous me faites aujourd'hui! dit le jeune homme, en repoussant avec furie son couvert, je saurai bien manger d'autre pain que le votre!
Et il quitta la maison paternelle, emportant sur son épaule, à l'extrémité d'un bâton, le baluchon des émigrants. Huit jours durant Jeanne C... pleura la disparition de son garçon.
- Il est de mon sang, dit-elle. Je sais bien qu'il demeurera longtemps loin de nous. Mais puisqu'il nous a quitté pour un reproche que je lui ai sottement adressé, je fais le serment de ne plus prononcer une parole, tant qu'il n'aura pas pardonné à sa pauvre maman.
Et la Normande bruyante, bavarde, autoritaire, devint de ce jour une pauvre femme aussi effacée, aussi inutile qu'une nonne au cloître. Prières des siens, conseils des médecins et des prêtres ne parvinrent pas à fléchir la condamnée. Elle souffrit beaucoup, s'enfermant dans les étables ou dans les granges, comme une bête blessée. Elle cria sa peine dans la solitude, mais n'adressa pas la parole à ceux qui tentaient de la consoler.
Son supplice dura six longues années.
Un matin, la porte de sa chambre s'ouvrit brusquement. Elle était au lit, mourante, n'espérant plus rien de la vie. Elle se souleva de son chevet, regarda qui venait à elle. Puis elle cria:
- Ah! mon garçon! c'est toi! c'est toi!



C'était la première fois que, depuis six ans, Jeanne C... parlait à haute voix!
Et le gars, revenu, embrassa la pauvre maman qui s'était punie si durement, la maman aux cheveux gris, la pauvre petite vieille qu'était devenue la belle fermière haute en couleurs, trop puissante en vitalité.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 mai 1903.