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mercredi 21 janvier 2015

Les amis de la richesse.

Les amis de la richesse.


Dans une petite ville que je ne décrirai pas parce qu'elle ressemble à toutes les petites villes, il y a une confortable boutique de boucher, et dans cette boutique un bon gros chien bien dodu et bien réjoui.
Ravageot, né d'une honnête et laborieuse famille de chien, fut destiné, dès qu'il eut fait ses dents, à l'état de boucher. Quand je dis "boucher" je force peut être un peu la note, c'est plutôt "aide-boucher" que je devrais dire. Au fait, ce n'est pas Ravageot qui assomme les bœufs et saigne les moutons; ce n'est pas lui non plus qui sert la pratique et perçoit les bénéfices: c'est lui qui mord le jarret du bœuf récalcitrant; c'est lui qui l'assourdit de ses cris, l'étonne de ses bonds, le circonvient, l'étourdit, lui fait croire qu'il a tous les chiens de la terre à ses trousses, et le conduit sans qu'il s'en doute à l'abattoir. C'est lui qui fait la sentinelle sur le pas de la porte. Négligemment accoté, les yeux demi-clos, il veille sur les viandes étalées et ne perds pas un geste des allants et venants; c'est lui qui évente les manœuvres sournoises des roquets, déconcerte la convoitise effrontée des terriers, et prévient les vols impudents des braques. Que de fonctions pour un seul fonctionnaire! Ravageot s'en acquitte à la satisfaction générale: aussi touche-t-il de magnifiques appointements; et il y a, parmi ceux de son espèce, des admirateurs et des envieux.
Rogatons par ci, rogatons par là, chaque jour quelque nouvelle aubaine; le boucher et son garçon, quand ils parent la viande, trouvent toujours à point quelque lopin qui dépasse et qu'il faut nécessairement rogner; et maître Ravageot de happer les rognures et de s'en lécher les moustaches. Quant aux os, on les lui donne à gueule que veux-tu; et quand je dis des os, je n'entends pas de ces os efflanqués et faméliques, de ces méchantes esquilles bonnes tout au plus pour les chats de gouttière et les chiens sans aveu: je parle de ces os savoureux, redondants et cossus, si appétissants à l’œil, si succulents au goût, que messieurs les bouchers les ont baptisés du joli nom de "réjouissance". On m'a même affirmé que le maître de Ravageot, faisant parfois des folies pour son chien, lui abandonnait en toute propriété d'énormes os à moelle.
Tant et si bien que maître Ravageot non-seulement vit dans l'abondance, mais encore peut faire des largesses de son superflu; et je connais des chiens très-distingués de manières et d'excellente famille qui ne rougissent pas de se régaler de la desserte de Ravageot.
Comme tous les personnages que leur grande fortune ou l'importance de leurs fonctions expose aux flagorneries, il voit de haut ses semblables et les juge parfois sévèrement. Il connait les détours du cœur canin, et s'il est généreux, il l'est sans illusion.


Voici venir le chien de l'épicier. Du coin de l’œil, Ravageot l'a vu venir; il sait d'avance que l'autre va dire du mal de la table de son maître, de son maître lui-même, de sa maîtresse, de la maison qu'il appelle "une baraque", comme font les domestiques renvoyés; qu'il va médire des pruneaux, plaisanter la mélasse: le tout pour arriver, par une série de transitions maladroites, à l'éloge de la boucherie en général, du boucher en particulier, des quartiers de bœuf, des longes de veau, des gigots et des côtelettes de mouton, et enfin M. Ravageot lui-même. Aussi, avant même que l'autre ait commencé son discours, Ravageot, d'un clin d’œil dédaigneux, lui a désigné un os dans quelque coin. Voilà, sans plus de vergogne, le solliciteur à l'oeuvre; et l'on entend encore le croc, croc, croc, de l'os broyé sous ses dents affamés, que l'on voit arriver d'un air dégagé un toutou fringant, les reins cambrés, les épaules effacées. C'est le chien d'un capitaine en retraite qui est revenu planter ses choux dans sa ville natale. Vous croyez qu'il va passer dédaigneusement devant ce gros compère qui semble d'un autre monde que lui.
Le gros compère sait que Toutou n'en fera rien; il sait d'avance qu'il lui touchera la patte avec respect, et que, quoiqu'il affecte dans sa tenue et dans ses propos une roideur et une brusquerie militaires, la flagornerie du fond n'apparaîtra que mieux à travers l'indépendance de la forme. Il connait par cœur les petites histoires  que Toutou va lui conter, ses visites au café en compagnie de son maître, son habilité à faire le beau sur les pattes de derrière, à tenir un morceau de sucre sur son nez et à le happer au commandement. Ravageot sait tout cela d'avance: aussi, à peine le mangeur de sucre a-t-il commencé son petit parlage intéressé qu'il lui montre sous l'établi ou dans le ruisseau, quelque victuaille; et M. le roquet ronge son os aussi gloutonnement que le ferait le chien d'un simple charbonnier.
Quant à Ravageot, il les regarde du haut de sa tête, et ricane de les voir si prestement nettoyer un os de côtelette.
S'il avait lu les économistes, il garderait ses os au lieu de les donner, et profiterait d'un mouvement de hausse pour s'en défaire avantageusement. S'il avait lu les moralistes, il donnerai cette provende aux pauvres honteux et ne la jetterait pas à la tête des écornifleurs. N'étant qu'un simple chien, il ignore l'économie politique et morale, et s'amuse en chien. Mais, du moins, quand il est bien repu, il laisse manger les autres, plus charitable en cela que le fameux chien du jardinier; car ce dernier, à en croire le proverbe, s'il ne mange pas sa pâtée, ne souffre pas non plus que personne autre y touche.

Magasin pittoresque, 1870.

mardi 20 mai 2014

Mortalité comparative des pauvres et des riches.

Mortalité comparative des pauvres et des riches.


Pour arriver à quelques éléments de comparaison pour la mortalité des riches et des pauvres, M. Benoiston de Châteauneuf a eu l'idée de faire des recherches statistiques sur la pairie française et anglaise, sur les vice-amiraux, lieutenants-généraux, présidents des Cours supérieures de Paris, directeurs-généraux, ministres et conseiller d'état, existant tous au 1er janvier 1820.
Les annuaires et almanachs royaux lui ont fourni, en outre, sur les souverains, sur les princes de l'Europe, sur le haut clergé, les renseignements dont il avait besoin. 
De cette manière, il avait réuni, à la fin de 1829, seize cents noms, sur lesquels il a pu opérer avec quelque confiance. Ces 1.600 personnes, parmi lesquelles figurent 157 souverains ou princes composant les dix famille couronnées de l'Europe, et huit autres qui, sans porter le nom de rois, règnent cependant sous les différents titres de ducs, grands-ducs, électeurs, landgraves, représentant à M. de Châteauneuf ce que la société a de plus élevé, lui ont paru pouvoir, quant à présent, servir à déterminer comment meurt le riche comparativement à la mortalité qui frappe le pauvre.
Du 1er janvier 1820 au 31 décembre 1829, c'est à dire dans l'espace de dix ans, les décès parmi ces 1.600 personnes privilégiées se sont distribués ainsi d'année en année: 57, 47, 49, 56, 61, 61, 46, 51, 50, 41; total, 502, c'est à dire à peu près le tiers de la totalité des vivants.
Le second terme de comparaison recherché par M. de Châteauneuf a été pris dans le 12e arrondissement de Paris, parmi les chiffonniers, balayeurs, terrassiers, journaliers, des rues Mouffetard, de la Clé, de l'Oursine, etc. Les décès de dix années pour 1.600 individus de cette classe misérable ont donné en somme une mortalité double. 
Restait à ajouter la mortalité des classes moyennes: c'est ce qu'a fait M. de Châteauneuf, et il est arrivé au résultat suivant; 
- de 25 à 30 ans, la mortalité pour la classe moyenne a été de 1,31 sur 100, celle des riches de 0, celle des pauvres de 2,22; 
- de 30 à 35 ans, 1,56 pour la mortalité commune, 0,85 pour celle des riches, 1,43 pour celle des pauvres.
- De 35 à 40 ans, les trois objets de comparaison ont donné les chiffres que voici, en suivant l'ordre qui a été indiqué: 1,71, 1,20, 1,85;
- de 40 à 45 ans, 1, 95, 1,99, 1,87;
- de 45 à 50 ans, 2,21, 1,59, 2,39;
- de 50 à 55 ans; 2,63, 1,81, 2,50;
- de 55 à 60 ans; 3,39, 1, 68, 4,60;
- de 60 à 65 ans, 4,41, 3,05, 5,76;
- de 65 à 70 ans, 5,85, 4,31, 9,25;
- de 70 à 75 ans, 7,80, 6,80, 14,14;
- de 75 à 80 ans, 10,32, 8,03, 14,59;
- de 80 à 85 ans; 13,15, 11,58, ...
- de 85 à 90 ans; 13,55, 16,28,...
- de 90 à 95 ans; 14,5.
Ainsi, pour la classe moyenne, la mortalité est entre 70 et 75 ans, de 7,80 sur 100; elle est de 6,80 pour les riches, et de 14,14 pour les pauvres. Le 31 décembre 1829, la chambre des pairs de France se composait de 313 membres dont les âges réunis formaient dix-huit mille cinq cent trente-cinq ans, et donnait un âge moyen de cinquante-huit ans cinq mois neuf jours.

Journal des Connaissances Utiles, avril 1834.

dimanche 25 août 2013

La femme la plus riche du monde.

La femme la plus riche du monde.

Monsieur le Directeur,

Je vois avec plaisir que vous réclamez la collaboration incessante du public pour votre si intéressante revue. Comme suite au curieux article d'un de vos rédacteurs sur les Millionnaires toqués, me permettrez-vous de vous communiquer sur le même sujet les renseignements suivants que je tiens de bonne source.
Ce n'est pas chez John Bull, mais cette fois, chez l'oncle Sam qu'il faut aller; et il ne s'agit pas plus du représentant du sexe laid, car ce serait une grosse erreur de leur attribuer le monopole des toquades. Non, la singulière personne que je veux vous présenter est Hattie Green, la femme la plus riche du monde. Elle possède la bagatelle de 375 millions de francs.




Eh bien, savez-vous comment elle vit ? Au lieu d'habiter New York, elle demeure, par économie, à Brooklyn, son immense faubourg. Elle vit là-bas dans une petite pension où elle paie 7 dollars par semaine ( soit 35 francs, ou environ 150 francs par mois; et songez que la vie est bien plus chère à New York qu'à Paris ! ) Pour ce prix, elle a une chambre minuscule et une cuisine; sa chambre est si étroite qu'elle ne peut y prendre ses repas; elle mange dans la cuisine, où elle lave aussi son linge elle-même et le fait sécher. Elle sort vêtue de vieux vêtements qui ont peut être été noirs jadis, et qui, aujourd'hui, sont seulement sales, râpés, raccommodés. Elle serre toujours contre sa poitrine un mystérieux sac noir qui ne contient généralement qu'un livre de piété ( elle va chaque jour à l'église ), un mouchoir et une lorgnette; mais d'autres fois, quand elle touche des coupons, il renferme jusqu'à 1 million.
D'ailleurs, il ne serait pas prudent de chercher à la dévaliser; elle a toujours sur elle un revolver, et elle sait s'en servir: elle tuerait un homme à vingt pas, affirme-t-elle.

Elle hait tous les hommes, mais plus particulièrement deux sortes d'hommes: les avocats et les receveurs des contributions, les uns et les autres, du reste, parce qu'il faut les payer. Aux receveurs, elle doit acquitter ses impôts; bien entendu, elle ne le fait qu'après avoir été menacée de toute la série des sommations. Aux avocats, elle en veut parce qu'elle a toujours sur le dos au moins une demi-douzaine de procès, comme l'illustre comtesse de Pimbesche. De plus, elle accuse les avocats d'avoir empoisonné son père; n'est-il pas mort, en effet, quelques heures après que l'un d'eux l'avait quitté ? Elle leur reproche aussi la mort de son mari, qui ne lui paru point naturelle. Elle les craint enfin pour elle-même; aussi n'a-t-elle jamais une entrevue avec aucun d'eux sans tenir son fidèle revolver à la main. Songez qu'elle a consenti à payer 2 dollars 1/2 ( 12fr50) pour un permis de port d'arme !

D'où lui vient son immense fortune ? De son père, un gros spéculateur de terrains. Son mari, car elle fut mariée pour les beaux yeux de sa cassette, ne lui rapporta rien et lui coûta beaucoup. C'était un viveur de New York, entêté de courses et de jeu. Elle le perdit sans regrets.
Aujourd'hui, elle a soixante-six ans; elle a une fille qui naguère héritait de 15 millions d'une parente, et un fils marié à une fille de millionnaire. Quand ils étaient petits, Hattie Green leur faisait tenir comme elle, un livre de comptes journaliers, et si elle y découvrait une erreur de 0fr10, elle menaçait de les déshériter.
Aujourd'hui, cette femme qui possède 375 millions, qui a par conséquent 15 millions de rentes; qui pourrait dépenser 41.095 francs par jour et 1.712 francs et 29 centimes par heure, vit seule, perdue dans sa défiance et son avarice, dépensant moins qu'une femme d'ouvrier.
- Les temps sont durs, déclare-t-elle; il faut que j'épargne pour mes parents.
Si vous la jugez digne d'être présentée aux lecteurs de Mon Dimanche , voici sa photographie que vous pouvez reproduire; je serai heureuse, monsieur le directeur, de vous avoir fourni ces documents sur les millionnaires toqués.

                            Votre dévouée lectrice
                                                                                                                   Annie Stewart.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 janvier 1903.