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mercredi 10 février 2021

 Un Normand.


Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions à grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen; la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrées sur la vieille ville*.
Ici, la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains; et là-bas la "Pompe à feu" de la "Foudre"*, sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides d'Egypte.
Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semées d'îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formés d'un trois-mâts, de deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.
Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout à coup, il éclata:
- Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la chapelle au père Mathieu, ça c'est du nanan, mon bon.
Je le regardai d'un œil étonné. Il reprit:
- Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins: mais je vais vous donner d'abord quelques mots d'explication.
Le père Mathieu qu'on appelle aussi le père "La Boisson" est un ancien sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée principalement par des filles enceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse: "Notre-Dame du Gros-Ventre", et il la traite avec une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a composé lui-même et fait imprimer une pièce spéciale pour SA BONNE VIERGE. Cette prière est un chef-d'œuvre d'ironie involontaire, d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas beaucoup à sa patronne; cependant, il y croit un peu, par prudence, et il la ménage, par politique.
Voici le début de cette étonnante oraison:

" Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne des filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un moment d'oubli."
..........................................................................................................................................................

Cette supplique se termine ainsi:

"Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Epoux et intercédez auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au vôtre."

Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendu par lui sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent avec onction.
En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.
Mais vous verrez par vous-même.
Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns des autres comme des cabotins.
Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter Mathieu.
- Pour les maux d'oreilles, qué Saint qu'est l'meilleur?
- Mais il y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas mauvais.
Ce n'est pas tout.
Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le degré exact de son ivresse. C'est sa principale occupation; la chapelle ne vient qu'après.
Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le saoulemètre.
L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi précises que celles d'un mathématicien.
Vous l'entendez dire sans cesse:
- " D'puis lundi, j'ai pas passé quarante-cinq."
Ou bien:
- "J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit."
ou bien:
- " J'en avais bien soixante-six à soixante-dix."
Ou bien:
- "Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze! "
Jamais il ne se trompe. 
Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt, on ne peut se fier absolument à son affirmation.
Quand Mathieu reconnait avoir passé quatre-vingt dix, soyez tranquille il est crânement gris.
Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en des colères folles. Elle attend sur sa porte, quand il rentre, et elle hurle:
- " Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne! "
Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton sévère:
- " Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à d'main. "
Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix tremblante:
- " Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; je n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde! "
Alors, Mélie bat en retraite.
Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et répond:
- " Allons, allons! assez causé, c'est passé. Tant qu'j'aurai pas atteint l'mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te permets de m'corriger, ma parole! "

Nous avons gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans l'admirable forêt de Roumare.
L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.
On traversa  Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans le taillis.
Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos pieds.
Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté d'un clocher haut comme une ombrelle, s'adossait contre une jolie maison aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.
Une grosse voix cria:
- V'là des amis!
Et Mathieu parut sur le seuil. C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de longues moustaches blanches.
Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:
- Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie.
Puis, se tournant vers mon ami:
- Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi.
Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: " Mélie-e-e! " qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.
Mélie ne répondit point.
Alors Mathieu cligna de l'œil avec malice.
- A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis trouvé dans les quatre-vingt-dix.
Mon voisin se mit à rire.
- Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment avez-vous fait?
Mathieu répondit:
- J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar, c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier (on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à polyte:
- Si on buvait un verre de fine pour se réchauffer?
Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'm'aperçois que j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.
La porte s'ouvrit. Mélie parut, et toute de suite, avant de nous avoir dit bonjour:
- ... Crés cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.
Alors Mathieu se fâcha:
- Dis pas ça Mélie, dis pas ça: j'ai jamais été au mètre.
On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à côté de la petite chapelle de "Notre-Dame du Gros-ventre" et en face de l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.
Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et grisant qu'il préférait à tous les autres liquides; et nous fumions nos pipes, à cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.
Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'œil vers nous et répondit:
- J'vas vous donner ça.
Et il disparut dans son bûcher.
Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternée. Il levait les bras:
- J'sais oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je l'avais.
Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau:
- Mélie-e-e!
- Oùs qu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.
Alors, Mélie jeta cette explication:
- C'est-y pas celui qu't'as pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou d'la cabine à lapins?
Mathieu tresaillit.
- Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!
Alors il dit aux femmes:
- Suivez-moi.
Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.
En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.
Dès qu'elles l'aperçurent les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se signèrent et se mirent à murmurer des Oremus. Mais Mathieu se précipita:
- Attendez, vous v'la dans la crotte; j'vas vous donner une botte de paille. 
Il alla chercher la paille et leur fit un prie-Dieu. Puis considérant son saint fangeux, et craignant sans doute un discrédit pour son commerce, il ajouta:
- J'vas l'débrouiller un bien.
Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le bonhomme de bois, pendant que les deux bonnes femmes priaient toujours.
Puis, quand il eut fini, il ajouta:
- Maintenant n'y a pu d'mal.
Et il nous ramena boire un coup.
Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta et, d'un air un peu confus:
- C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.
Il but et reprit:
- Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.

                                                                                                                      Guy de Maupassant.

La Vie populaire, dimanche 14 octobre 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Rouen et Saint-Sever au XIXe siècle:


Rouen vers 1850.


A propos de Saint-Sever et de ses cheminées, voilà ce qu'en disait le docteur Le Pecq de la Clôture:

« On y voit […] une manufacture d’huile de vitriol [de l’acide sulfurique] dont le voisinage a beaucoup effrayé les citoyens dans les commencements de cet établissement […]. Il faut convenir que, lorsque les exhalaisons sulfureuses s’évaporent et sont portées par le vent sur quelque maison voisine, tous ceux qui l’habitent sont saisis de suffocations, avec mal de gorge, d’une sorte d’oppression asthmatique ».


* La Foudre était une filature de lin et de chanvre située à Petit Quevilly:



lundi 11 novembre 2019

Farce normande.

Farce normande.


La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands arbres sur les talus des fermes. Les jeune mariés venaient d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.
Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.
La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée; mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait mieux que les autres, mais plutôt encore, en normande réfléchie, parce qu'il avait plus d'écus.
Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante coups de fusils éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les fossés. A ce bruit, une grosses gaieté saisit les hommes qui gigottaient lourdement dans leurs habits de fête; et Patu, quittant sa femme, sauta sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.
Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruit, à travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la noce.
Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisante, qui semblaient dépaysés en ce lieu; les autres portaient d'anciens couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dit en peau de taupe; les plus humbles étaient couronnés de casquettes.
Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, bigarrés, flamboyants, ces châles; et leur éclat semblait étonner les poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les pigeons sur les toits de chaume.
Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.
La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.
Comme un serpent, la suite des invités s'allongeaient à travers la cour. Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette odeur qui grise comme de l'absinthe.
Devant la porte, les femmes tapaient sur leur robe pour en faire tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces ornements.
La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent personnes. On s'assit à deux heures. A huit heures, on mangeait encore. Les hommes déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.
Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand,  avec un verre d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les têtes.
De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim nouvelle aux dents;
Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des ballons, coupées en deux par le corset, gonflées de bas en haut, restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.
C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et toutes sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé. Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire retentissant les deux enfilées de convives.
Un vieux à cheveux gris appelait: "Les voyageurs pour Mézidon en voiture". Et c'étaient des hurlements de gaieté.
Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins,  préparaient des farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils trépignaient en chuchotant.
L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria:
- C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi!
Le marié, brusquement, se tourna:
- Qu'i z'y viennent, les braconniers!
Mais l'autre se mit à rire:
- Ah! i peuvent venir; tu quitteras pas ta besogne pour ça!
Toute la table fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres vibrèrent.
Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour braconner chez lui, devint furieux:
- J'te dis qu'ça: qu'i z'y viennent!
Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisait un peu rougir la mariée toute frémissante d'attente.
Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher; et les jeunes époux entrèrent dans leur chambre, située  au rez-de-chaussée, comme toutes chambres de ferme; et, comme il y faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent. Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brillait sur la commode; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui ne mettait point à son premier embrasement tout le cérémonial des bourgeois dans les villes.
Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un cigare, en regardant du coin sa compagne.
Il la guettait d'un œil luisant, plus sensuel que tendre; car il la désirait plutôt qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque, comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit.
Elle avait défait ses bottines, et maintenant, elle retirait ses bas, puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: "Va te cacher là-bas, derrière les rideaux, que j'me mette au lit".
Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux et ils jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans gêne.
Pour finir, il céda; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier jupon qui, glissant le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts chantèrent sous son poids.
Aussitôt, il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller, quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des Râpées, lui sembla-t-il.
Il se redressa inquiet, le cœur crispé et, courant à la fenêtre, il décrocha l'auvent.
La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des pommiers faisait des taches sombres à leur pied; et au loin, la campagne, couverte de moissons mûres, luisait.
Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le tirant en arrière, murmura: "Laisse-donc, qu'est-ce que ça fait, viens t'en".
Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère; et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.
Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.
Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura: "Nom de D...! ils croient que je ne sortirai pas à cause de toi?... Attends, attends!" Il se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de main, et comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.
Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra pas. Alors, elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa course après les braconniers.
Aussitôt, les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche du maître.
On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine:
"Qui va à la chasse, perd sa place."
Et plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait: "Oh! pour une farce! c'était une bonne farce! Ils m'ont pris dans un collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux!"
Eh voilà comment on s'amuse, les jours de noce, en pays normand.

                                                                                                       Guy de Maupassant.

La Vie populaire, 7 octobre 1883.

vendredi 16 décembre 2016

Le veuf normand.

Le veuf normand.

Un brave homme de paysan normand perd sa femme.
Il l'enterre, naturellement, puis au retour du cimetière, mange sa soupe au lard de bon appétit, se couche là-dessus, dort mieux que jamais et finalement continue son petit train-train de vie ordinaire. Quelques jours après, sa vache meurt.
Alors la scène change, le paysan s'arrache les cheveux, pleure toutes les larmes de son corps et, trois grandes semaines écoulées, ne peut encore parler sans attendrissement de la pauvre bête.
- Voyons, Gros-Jean, lui dit un jour le curé scandalisé par cette façon ondoyante et diverse de prendre les choses, ce que tu fais là n'est vraiment pas raisonnable. Comment, tu as à peine regretté ta femme pendant deux heures, et voilà près d'un mois que tu pleures ta vache!
- Pas raisonnable, M. le curé? Oh! que si, allez. Et la preuve c'est que depuis que j'ai perdu ma femme, j'ai trouvé plus de dix amis qui m'en ont proposé une autre, tandis que, depuis que j'ai perdu ma vache, personne ne m'en a offert une seule!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 3 mai 1908.