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dimanche 9 novembre 2025

 Gigantesque locomotive américaine.


La plus grande locomotive qui soit au monde, vient d'être construite en Amérique, pour les besoins des trains de marchandises de la Compagnie "Erie Railroad". Cette colossale machine n'est pas seulement remarquable pas l'importance de ses dimensions, elle s'impose aussi à notre attention, à cause de sa force, car c'est, comme on le verra, la plus puissante locomotives de l'univers.
Par la puissance et les dimensions de ce "freight engine", tous les records antérieurs sont battus. La locomotive du "Baltimore and Ohio Railroad", construite il y a environ trois ans et qui eut tant de succès, en 1905 (Nota: en fait en 1904!), à l'Exposition de Saint-Louis, est aujourd'hui bien distancée; c'était pourtant une superbe machine compound, la première du type Mallet articulé fabriqué en Amérique, qui entraînait des poids énormes sur des pentes très accentuées.
Ce puissant engin était porté par deux séries de six roues accouplées, il pesait 155 tonnes. Depuis sa mise en service, le Great Northern Railway des Etats-Unis avait reconnu l'utilité de cette machine, en fit construire deux d'un type à peu près semblable, mais encore plus fortes, pour servir à remorquer des trains de marchandises sur des lignes à fortes rampes.
La gigantesque locomotive de l'Erie Railroad est destinée, comme ses précurseurs du même genre, à monter des trains de marchandises sur les rampes accentuées, encore plus prononcées sur le territoire de cette compagnie que partout ailleurs, et particulièrement difficile à gravir à cause de leur longueur, puisqu'elles se développent sur des parcours très grands. Sur la ligne de Susquehanna* au golfe Summit, par exemple, une de ces pentes atteint un développement de près de 15 kilomètres; pour la gravir il fallait ajouter deux, et souvent trois locomotives de renfort à la machine du train, et encore la pénible besogne se faisait-elle avec toutes sortes de difficultés.
C'est pour éviter ces difficultés ainsi que les ennuis à la manœuvre, et pour supprimer les pertes de temps qui en découlaient, que l'Eric Railroad a commandé aux ateliers de l'American Locomotive Company la formidable machine, que nous allons décrire, qui, par ses dimensions et la puissance de ses organes, est bien établie pour produire, sans effort, la besogne de quatre fortes locomotives. La nouvelle machine, actuellement en service, va servir de type à deux autres semblables, qui, comme elle, pourront traîner, sur terrain plat, un convoi de 10 000 tonnes à la vitesse de 16 kilomètres à l'heure. Ces robustes locomotives seront capables, dans les plus fortes rampes de l'Amérique du Nord, de fournir la besogne de quatre à cinq fortes machines. Elles pourront chacune remorquer facilement un train composé de 250 wagons ou plateformes, chargés de métaux, minerais et charbon, et allongeant la longue et interminable théorie de ces véhicules de marchandises.
La nouvelle locomotive de l'Erie mesure près de 27 mètres de longueur totale. Elle pèse avec son tender, 265 tonnes en chiffres ronds, c'est à dire le double des plus lourdes locomotives européennes et 110 tonnes de plus que la formidable machine exposée à Saint-Louis. 


Locomotive géante de l'Erie Railroad Company.


Cette machine est du système compound articulé de l'ingénieur Mallet; elle se compose, comme le montre notre illustration, de deux machines alimentées par une même chaudière. L'ensemble est monté sur un chariot que traînent seize roues divisées en deux groupes de chacun huit roues accouplées, disposées de telle manière que le poids de la machine et de la chaudière est également réparti.
La chaudière est montée sur la partie fixe du chariot principal de la locomotive, où se trouvent également les cylindres à haute pression. le chariot de tête ou avant train est articulé; sur la partie basse, formant plate-forme en saillie, sont montés les cylindres basse pression. Quand la locomotive s'engage dans une courbe, les articulations placées entre les deux chariots permettent à l'avant de la machine de tourner à droite ou a gauche, de façon à épouser la courbe, sans la moindre difficulté, de telle sorte que cette locomotive, malgré sa grande longueur, peut travailler sur des courbes à petit rayon tout comme une machine de moindre dimensions.
Pour fournir la vapeur nécessaire au fonctionnement d'une aussi grande machine, il faut un puissant bouilleur; aussi la chaudière, dans laquelle un homme tiendrait facilement debout, mesure 2,75 mètres de diamètre. Elle a près de 12 mètres de longueur, et pèse 52 tonnes: mais avec les 20 000 litres d'eau qu'elle contient, son poids est porté à 72 tonnes. La surface totale de chauffe atteint 570 mètres carrés. Les tubes intérieurs, au nombre de 404, ont 60 millimètres de diamètre et 7 mètres de longueur.
Cette chaudière est, sans contredit, la plus grande qui ait été fabriquée pour une locomotive. Le foyer mesure 3,40 mètres de longueur et près de 3,20 mètres de largeur; la surface du cendrier est de 100 pieds carrés. Quand au tender, il atteint de fort respectueuses proportions; il pèse à lui seul 81 tonnes, sans compter les approvisionnements qu'il porte. Ces derniers consistent en 35 000 litres d'eau et 15000 kg de charbon, boisson et pain noir nécessaires à l'alimentation du monstre, pendant un voyage ordinaire. Le tender est supporté par huit roues, réparties quatre par quatre, en deux groupes.
Il n'est pas possible d'entrer dans le détail des divers organes de la machine; ils n'ont, d'ailleurs, rien de particulier. Cette locomotive est remarquable par son poids, ses dimensions et la puissance de l'effort qu'elle peut produire, puisque sa force de traction en terrain plat lui permettrait de traîner un convoi de marchandises de 2 kilomètres de longueur.

                                                                                        Will Darvillé.

La Nature, Masson et Cie, Paris 1908.




* Nota de Célestin Mira:

* Locomotive Mallet:


Locomotive compound Mallet articulée, du nom d'un ingénieur suisse, photographiée en Arizona.



* Susquehanna:


Action de l'Albany et Susquehanna Railroad.
.






Passage d'un train sur la rivière Susquehanna gelée en 1852.
Le premier pont ne fut construit qu'en 1866. La traversée de la
rivière était assurée par des bacs, tant pour les passagers que
pour les wagons, entre Havre de Grace et Port Deposit,
soit 1,3 km environ. Durant le gel de la rivière, des rails furent
 posés sur la glace pour faire rouler les wagons!!


mercredi 7 mars 2018

Le mécanicien de chemin de fer.

Le mécanicien de chemin de fer.


C'est bien un type essentiellement moderne, un des agents indispensables de notre civilisation contemporaine, que ce mécanicien dont un mouvement suffit pour lancer en avant le train qui nous emporte à nos plaisirs ou à nos affaires.
Debout sur la plateforme de sa machine, une main sur le régulateur, l'autre au volant de changement de marche, qui ne reconnaîtra cette apparition rapidement entrevue par la portière du wagon et dont notre gravure a pour but de fixer l'image?





Il nous a paru intéressant de collectionner, en les reproduisant avec une scrupuleuse exactitude, de ces documents humains dont le caractère et la physionomie changent à chaque génération, et dont les modifications sont si curieuses à suivre.
Le mécanicien d'aujourd'hui, par exemple, diffère de celui d'il y a trente ans presque autant que celui-ci différait du conducteur de diligences; les conditions de son travail ne sont plus les mêmes et nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'elles se sont singulièrement améliorées: sa sécurité est devenue presque absolue, grâce au meilleur état des voies, au perfectionnement des signaux et à l'emploi des freins continus; abrité par une toiture, il n'est plus exposé au vent et à la pluie; enfin, au lieu de conduire un même train d'un bout à l'autre du parcours, il ne procède plus que par courtes étapes, séparées par des temps de repos.
Sur la ligne du Nord, par exemple, où nous avons puisé nos renseignements, le mécanicien de train express partant de Paris ne dépasse pas Amiens, Tergnier ou Laon, d'où il revient sur Paris; il ne fournit donc qu'un parcours quotidien d'environ 260 à 280 kilomètres, soit cinq à six heures de travail, y compris le temps passé aux nettoyages, avant et après la marche. Ses appointements fixes sont de 150 à 175 francs, mais il arrive aisément à gagner 250, 300 et même 350 francs par mois, grâce à sa participation aux économies qu'il réalise sur le combustible et le graissage.
C'est une machine de train express que représente notre gravure. Ses quatre roues motrices accouplées ont 2,10 m de diamètre, en sorte qu'elle avance de 6,60 m à chaque allée et venue des pistons. Elle pèse, vide, 30.000 kilos et, comme les locomotives se vendent à raison de 1,40 fr. à 2 francs le kilo, selon les cours, son prix est de 60 à 80.000 francs. Si nous ajoutons que la Compagnie du Nord possède quinze cents locomotives de différents types et qu'une machine brûle de 8 à 12 kilos de charbon par kilomètre parcouru, on aura une idée de ce que coûte une telle cavalerie et de ce qu'elle consomme.
Comme toutes les machines du réseau du Nord, celle-ci porte une inscription exprimant sa puissance en unités conventionnelles. Quatre de ces unités représente la force nécessaire pour remorquer, à la vitesse d'un train de marchandises, un wagon chargé de dix mille kilos ou deux wagons vides. Une machine de quatre-vingt unités peut donc traîner 20 wagons vides; construites en vue de la vitesse, les machines d'express ont une puissance de traction moindre que les locomotive à marchandises dont les différents types sont de 100, 150 et 180 unités.

                                                                                                                       I. L.

Journal des Voyages, dimanche 15 mai 1887.

mardi 14 avril 2015

Sur une locomotive.

Sur une locomotive.


Le souvenir de l'épouvantable catastrophe de la garde du Nord, survenue à la veille de la Noël dernière, est encore dans toutes les mémoires. Nous avons voulu que nos lecteurs pussent juger de la tâche imposée aux chauffeurs et mécaniciens et savoir si cette tâche ne provoque pas chez les agents des trains le surmenage, cause de tant de catastrophes. Aussi un de nos collaborateurs a-t-il fait les voyages de Paris à Calais et d'Amiens à Paris sur une locomotive, aux côtés du mécanicien et du chauffeur dont, durant quelques heures, il a partagé la vie et recueilli les impressions.

Mercredi dernier, à neuf heures trente quatre, un inspecteur m'invitait, en gare du Nord, à prendre place avec lui sur la machine 642, attelée au train Paris-Calais, le train le plus vite de France. Par deux bonds, la locomotive franchit 297 kilomètres en trois heures quarante-cinq.
La machine 642, une Compound améliorée par du Bousquet, est le dernier des bijoux de force crées par l'industrie des chemins de fer.
Le mécanicien Florentz et le chauffeur Niederhoffer nous accueillent d'un salut bref. El l'on me poste derrière le capitaine.
Un coup de sifflet. La machine est mise en marche avec une telle douceur que je n'éprouve pas la sensation de partir. Nous sortons des embarras de la gare, nous quittons Paris, nous traversons la banlieue en une coulée de force progressive. Puis la locomotive semble actionnée par le seul plaisir de fouler le rail. Le panache de sa cheminée devient horizontal. Elle vole entre les deux voies lactées que tracent des milliers de petits supports en porcelaine, fruits des poteaux télégraphiques. Les haies, à droite et à gauche, se déroulent comme des écheveaux de laine sans consistance. Et nous méprisons les petites maisons rencontrées.

Le père Florentz.

Sur le tender de la machine ensoleillée volettent des milliers de petits diamants, diamants de charbon et diamants d'eau. La houille en poussière, en gaz, en senteur, nous pénètre et nous huile.
Debout derrière la vitre en œil-de bœuf, les doigts posés sur l'acier des manettes, le mécanicien Florentz épie la voie. C'est un bonhomme fiorituré de poils blancs, aux oreilles larges, à la barbiche tombante. Des yeux très fins, fouilleurs et malins, cloués sur une figure discipliné de vieil agent. Deux centimètres de cigare au coin de la bouche.
Florentz se tient derrière sa machine comme un organiste derrière le buffet d'orgues. De temps à autre, il se penche hors sa machine pour percevoir les signaux. Ils sont partout les signaux: au ras du sol quand le train grimpe une côte; à droite dans les champs, si nous glissons dans une courbe; à gauche, masqués par la locomotive ou logés haut dans le panache de fumée. Notre force grondante, notre joie de courir n'est limitée que par ces mesquines figures de tôle. Nous les implorons du sifflet. Et quand elles veulent nous interdire l'horizon, le père Florentz se précipite sur le régulateur, sur toutes les manettes, sur tous les transmetteurs de sa volonté. Alors la machine se défend à peine, et d'une vitesse de 100 kilomètres à l'heure nous nous humilions à l'allure d'une patache.
Nous franchissons Chantilly comme on troue une haie. Et la casquette blanche du chef de gare a les apparences humbles d'une pâquerette au bord du chemin.

Niederhoffer le chauffeur.

Un gars brun, d'une robustesse maigre. Larges dalles blanches sous la moustache courte. Le mécanicien debout solennel, semble dire la messe. Lui la sert... comme un diable.
Et si la 642 obéit si bien aux doigts du père Florentz, c'est que Nierderhoffer lui dose sans cesse l'énergie, l'éperonne de houille.
Elle consomme neuf kilos de charbons et quatre-vingt-cinq litres d'eau par kilomètre, mais elle mangerai, boirait bien davantage servie par un chauffeur médiocre.
Faire le feu est un art, prétend le rentier taquineur de pincettes. Construire le lit de chaleur sur lequel s'étendent les tuyaux de chauffe d'une locomotive, de façon à maintenir la couche de flammes uniformément plate, est un don rarement départi.
Le chauffeur pioche, arrose les blocs gras, casse les briquettes. Toutes les trois minutes, il doit offrir son visage au baiser grésillant du foyer.






Fatigue et impression.

Le gant crispé sur la chaînette-rampe unissant le tender à la machine, j'ai "pris" les tournants de la voie sans subir trop de heurts.
Par contre, je fus habité, tout le voyage durant, par deux températures ennemies. ma gauche, placée dans le rayonnement du foyer, se livrait tout à la caresse d'une tiédeur estivale. Ma droite, voisine du fleuve d'air longeant avec violence les flancs de la locomotive, était chez les Esquimaux.
Si j'essayais de découvrir au loin les signaux bordant la voie, je recevais au visage le cinglement des lanières d'air déchiré par la locomotive. Et j'estime que par un froid de 0° la tâche du mécanicien d'express, penché hors l'abri de sa machine, est une tâche suppliciante.
J'arrivais à Calais, ravi, transi, fourbu.



Retour.

J'appris, alors, que mon expérience était légèrement faussée. j'avais vu choses et gens en ministre enquêteur et non en reporter.
En faisant monter sur la 642 le rédacteur de Mon Dimanche, la Compagnie du Nord m'avait traité trop fastueusement. Cette machine, conduite par Florentz et Nierderhoffer, eut en effet l'honneur de remorquer le train présidentiel pendant les fêtes franco-russes. C'est la locomotive du tzar.
Je n'avais donc pu étudier qu'un personnel d'élite travaillant sur une machine du dernier type. Qu'on en juge par ces détails. La 642 a coûté cent quinze mille francs. Son mécanicien gagne plus de six cents francs par mois et son chauffeur, primes comprises, de quinze à vingt louis.
Je fus donc tout heureux, en regagnant Paris, de grimper sur une locomotive moins parfaite.
A Amiens, nous prenons place à bord d'une machine ordinaire, à 5 h. 21 du soir. Il nous reste à franchir d'une traite, pour atteindre la gare terminus, cent trente et un kilomètres.
Sur le tender, je vais assister, pendant près d'une heure trois quarts, à la lutte du chauffeur contre la boulimie de sa monture. Il fait noir. Sous la lumière huileuse tombant d'un quinquet prisonnier de mailles métalliques, l'homme ne fait que broyer, triturer la houille pour jeter dans le foyer.
Son champ de chauffe est mal préparé. Il le laboure sans cesse de la fourche, le comble de briquettes. C'est en vain. Il se produit toujours des trous dans le feu. Et le chauffeur n'arrive pas à diminuer la consommation express du charbon.
Le mécanicien surveille la voie, épie les feux.
J'imagine ces deux hommes agissant leur métier par une nuit d'hiver. Le mécanicien, penché hors sa guérite en fer, la face harcelée par les fléchettes du grésil, cherche à lire les signaux. Le chauffeur lutte contre la houille, les doigts gourds, saignants, jeté par les cahots du côté droit au côté gauche du tender. Quelle tâche!
La machine qui nous porte est une grondeuse. Son sifflet menace, hargneux.
Elle nous conduit à Paris, à sept heures, conformément aux exigences de l'horaire.




Conclusion.

A enquête express, conclusion rapide. Les mécaniciens et chauffeurs que j'ai accompagnés ne donnent à la Compagnie que sept ou huit heures de travail par jour. Ils sont placés hors la loi Berteaux qui réduit à dix heures le journée de travail dans les chemins de fer. Je n'ai pas vu à l'oeuvre les agents des trains omnibus et des convois de transport qu'intéresse la promulgation de la loi de dix heures. Mais j'ai pu juger, ici et là, sur l'élégante machine 642 ou sur la locomotive brutale que le labeur de tous les mécaniciens et de tous les chauffeurs des chemins de fer mérite d'être réglementé, avec le souci de récompenser des hommes qui dépensent largement leur vie.

                                                                                                                Léon Roux.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 janvier 1905.

samedi 19 octobre 2013

Chauffeur sur la "979".

Chauffeur sur la "979".


A huit heures du matin, ainsi que l'ordre m'en avait été donné la veille par l'ingénieur en chef de la Compagnie de l'Ouest, je me trouvai, samedi dernier, au dépôt des machines de la gare des Batignolles.
J'étais, pour la circonstance, revêtu du costume que portent ordinairement les mécaniciens et les chauffeurs, et j'étais, de plus, possesseur du titre de chauffeur stagiaire que confirmait l'autorisation suivante:

                                         Compagnie des chemins de fer de l'Ouest.

                                         CIRCULATION SUR LES MACHINES.

                                         N° 16

                                                             Monsieur Daniel,
                                                          Chauffeur stagiaire, 
                                           autorisé à monter sur les machines,
                                                         à ses risques et périls.
                                                  1re et 3e divisions de traction.
                                                                Le directeur de la compagnie.

La présente autorisation est personnelle: elle devra être revêtu de la signature du titulaire et renvoyée à la direction à l'expiration de sa durée.

Devant les machines.

Lorsque, pénétrant dans la vaste rotonde qui sert de remise aux machines, je regardai autour de moi, j'éprouvai une vague sensation de crainte. Environ vingt machines, la plupart sous pression, faisaient, au milieu de la fumée noire et âcre du charbon, retentir leurs sifflets aux notes assourdissantes; il me semblait qu'afin de punir ma curiosité, tous ces monstres allaient, farouchement, s'élancer sur moi.
Je ne tardai pas à être tiré de mon inquiétude par cette brève question, formulée par un employé:
- Qui demandez-vous ?
- Le chef de dépôt.
- Tenez, il est là-bas, sous le troisième portique.
Quelques minutes plus tard, le chef de dépôt, prévenu de mon arrivée, me conduisit hors de la rotonde, sur la voie de sortie, vers la machine portant le n° 979 et me présentait à ceux qui devaient, jusqu'à Sotteville-lès-Rouen, être mes compagnons.
- Jacquemin, dit-il au mécanicien, et vous aussi, Chagny, voici un stagiaire qui part avec vous sur la "979"; mettez-le au courant du nouveau type de la machine, et vous me direz demain en rentrant ce que vous pensez de lui. Dites donc, ajouta-t-il, dépèchons un peu, il va bientôt falloir partir.
Et, vivement, il s'éloigna.
Et me voilà devant ce colosse d'acier, un peu interloqué, je l'avoue, mais faisant néanmoins assez bonne contenance, affectant même de regarder le monstre en connaisseur, et, de temps en temps, hochant la tête d'un air entendu.
Mon examen terminé, j'observe mes deux compagnons: ils sont tous deux vêtus comme moi: bourgeron et cotte de toile bleue, casquette bien adhérente à la tête; seule une paire de lunettes de mécanicien, que je porte, témoigne de mon noviciat; aussi n'orne-t-elle pas longtemps mon visage. Parisiens tous deux, ils peuvent avoir de trente à trente-quatre ans: Jacquemin, le mécanicien, figure intelligente, franche, parle avec beaucoup d'assurance et donne des ordres en homme habitué aux décisions rapides et aux exécutions immédiates; au surplus, son chauffeur, type de faubourien, vif, à l'esprit alerte, semble le seconder admirablement et avoir pour son mécanicien un véritable culte.

Sur la plate-forme.

Las de rester sur le sol et de tourner autour de la machine, j'escalade les deux marches qui mènent à la plate-forme, et j'attends que mon mécanicien veuille bien me commander quelque chose.
Il est occupé, en ce moment, à graisser tous les organes de la machine et à s'assurer de leur bon fonctionnement. Je le cherche des yeux, il est dessous...entre les roues ! Brrr... si la machine marchait !
Enfin, il a terminé sa minutieuse visite, et, remontant près de moi, il m'indique les différents perfectionnements qui ont été apportés à ces nouvelles locomotives.
- Je ne l'ai que depuis quatre jours, me dit-il, elle est toute neuve; je la conduis "sur les omnibus" pour la "rocher", mais d'ici deux ou trois jours, elle sera faite et je pourrai reprendre mon service avec elle, sur les express; vous la verrez à l'oeuvre tout à l'heure; en voilà une coureuse!


En disant cela, il la regarde avec une bonne joie dans les yeux, comme un cavalier qui caresserait l'encolure d'un beau cheval récemment acquis.
Je comprends alors que le mécanicien est véritablement l'âme vivante de cette machine dont tous les organes lui obéissent, ainsi que les membres obéissent au cerveau.
Cependant, le chauffeur, qui vient de recharger son feu, de s'assurer au manomètre du nombre d'atmosphères et de consulter son niveau d'eau, déclare que tout est prêt.
Nous attendons l'ordre du départ.
Il est 9 h.35 lorsque l'on nous crie:
- Demandez la voie.

La machine se met en marche.

Deux coup de sifflet et, quelques minutes après, le signal avancé, puis le signal carré, s'ouvrent pour nous donner passage, et à une allure très modérée nous filons vers la gare Saint-Lazare.
J'éprouve alors une sensation de joie énorme; seuls sur notre machine, nous ressemblons à des cavaliers prenant un galop d'essai; de fait, la machine à l'air de gambader.
-Ça ne durera pas: quand elle aura une quinzaine de wagons derrière elle, vous verrez qu'elle ne dansera plus.
Sous le tunnel des Batignolles, nous sifflons pour demander la voie qui doit nous conduire au train 19. L'aiguille est faite.
Nous sommes bientôt à quelques mètres du train 19: Paris au Havre, et tout doucement, sans secousse, nous accostons; l'instant d'après, nous sommes attelés;
Penché en dehors de la machine, je suis avec intérêt le va-et-vient des voyageurs affairés, des parents qui, montés sur des marchepieds, ne peuvent se résoudre à abandonner le membre de la famille qui s'éloigne jusqu'à la Garenne-Bezons peut-être.


Derniers préparatifs.



S'adressant à moi, le sous-chef de gare me dit:
- Faites-moi l'épreuve, compagnon.
Je vous demande un peu ce que vous auriez fait à ma place, en fait d'épreuve ?
Heureusement Jacquemin a entendu, et refoulant l'air des tuyaux du frein Westinghouse, il fait l'essai du frein.
Sure la machine, le "petit cheval" ne fait plus tuf-tuf, tuf-tuf, mais le sifflet d'alarme retentit, vibrant. Un joint n'est pas bien fait; on renouvelle l'expérience et, cette fois, tout va bien, les freins sont desserrés, et le tuf-tuf  résonne de nouveau.
Nous attendons l'heure du départ; et autant cette heure semble préoccuper le sous-chef de gare, le chef de train et mes deux compagnons, autant elle laisse froid les facteurs, dont cependant tout dépend en cet instant. Nonchalamment, ils chargent dans le fourgon, tout en causant entre eux, les bagages des voyageurs, et, comme le pourboire est depuis longtemps reçu, ils manquent d'enthousiasme; c'est à qui flânera le plus, malgré les objurations du sous-chef qui se démène inutilement au milieu de cette apathie. Enfin, grâce à eux, nous partons avec six minutes de retard.


Pas d'accident aujourd'hui !

Le temps est magnifique; placé à la droite de la machine, juste derrière le mécanicien, je me fais tout petit, j'ai peur de géner.
Jacquemin, tel un pilote qui sort du port, est d'une prudence extrême; la main gauche à son sifflet, la droite au robinet du frein, il consulte la voie à travers le voyant. Jusqu'à la Garenne-Bezons, où nous abandonnons la ligne de Saint-Germain, il parle à peine et ne cesse de porter ses yeux devant lui; là, cependant, il respire un peu et me dit, joyeux:
- Maintenant le plus fort est fait, nous n'aurons pas d'accident aujourd'hui.
- Eh bien tans mieux! Vraiment,  j'aime autant cela.
Puis, tout en restant à son poste, nous causons; je l'y incite d'autant plus que je n'ai pas endossé le bourgeron et la cotte pour le plaisir de voyager sur une locomotive, mais pour me rendre compte de visu du fonctionnement des trains, de la situation faite au personnel par les compagnies et du danger que peut courir le voyageur au cas où, en un moment d'aberration, le mécanicien n'observerait plus religieusement le règlement.
Dans ce dernier cas, Jacquemin me fait remarquer que son chauffeur est aussi apte que lui à diriger la machine.
- Mettez donc du charbon dans le foyer, me dit-il.
Eh bien, je ne suis pas plus bête qu'un autre, et je mets du charbon sur le feu; seulement... je le mets mal, voilà tout.
Mon compagnon le répand assez bien, mais il en a tellement l'habitude ! Il y a environ six ans qu'il est à la Compagnie;
- Est-ce que le métier de chauffeur est bon ?
- Oh! Il n'y a pas à se plaindre, on gagne bien sa vie; dame! vous savez, c'est pas toujours rose; mais du moment que l'on sait avoir du pain assuré, on travaille de bon coeur.

L'intérieur d'un tunnel.

Nous sommes en gare de Bonnières; le sifflet du chef de gare retentit, auquel répondent la trompette du chef de train et le sifflet de la machine.
- Je vous préviens que nous allons arriver sous le tunnel de Bonnières, il est long!
En effet, il est long, et j'avoue que dans cette obscurité profonde, je ne me sens pas rassuré; le bruit du train, répercuté par l'écho, rend toute conversation impossible.
Tout à coup, je me sens pris par le bras et, au même instant, Jacquemain, ouvrant la porte du foyer, du doigt me désigne la voûte.
L'effet est grandiose; du sommet de la voûte d'immenses stalactites pendent pendant 1.800 mètres.
- Est-ce joli? me demande-t-il à la sortie.
- Non , c'est simplement beau. Si un accident arrivait là-dessous ?
- Oh! Ce serait épouvantable. A l'allure où nous marchons, une grosse pierre en travers de la voie suffirait à nous faire dérailler. Vous figurez-vous dans cette obscurité profonde, la locomotive éventrée en travers de la voie, les wagons télescopés broyant tout sous l'effondrement des plafonds, des cloisons, des banquettes, les cris de douleur et de désespoir des blessés, et la terreur des survivants essayant de fuir, se heurtant aux murailles du tunnel, tâtonnant désespérément dans cette nuit incessante ? On préfère n'y pas penser...et ce qui nous rassure, c'est que l'on a pas souvenir d'un déraillement dans un tunnel.
A Gaillon nous prenons une voiture cellulaire qui nous occasionne un retard de quatorze minutes.
Et comme depuis longtemps nous avons rattrapé les six minutes de retard de Paris;
- Bon! d'ici Sotteville, je vais tâcher d'en regagner dix, c'est tout ce que je puis faire, dit Jacquemain.

Ce qu'on gagne à rattraper le temps perdu.

De fait, en arrivant à Sotteville, nous n'avons plus que quatre minutes de retard.
- Dix et six font seize; à 8 centimes la minute, j'ai gagné 128  sous, me dit Jacquemain tandis que Chagny détache la machine du train; puis, supputant du regard ce qu'il a bien pu économiser de combustible, il ajoute:
- J'ai environ 3 francs de charbon, ce qui fait 4 francs 30, plus mes cinq francs de fixe; eh bien! j'ai gagné mes 9 francs cinquante à peu près. Allons! ça va!
Et il se frotte les mains joyeusement.
- Eh! Chagny, sommes-nous prêts
- Oui.
- En route alors.

Quelle bonne machine.

Nous sifflons, et bientôt, après trois aiguillages consécutifs, la "979" vient, en soufflant un peu, comme un cheval fatigué, prendre sa place au dépôt des machines.
- Tu vas vider le foyer, Chagny.
- Oui, j'irai vous retrouver au réfectoire après le bain.
Et tandis qu'il procède au déblayage du foyer, Jacquemain se glisse sous la machine, en fait le tour, l'inspectant partout, promenant sa main sur les boites à graisse, lui faisant subir un minutieux examen auquel coopèrent la vue et le toucher.
- Allons, ça va bien! dit-il en sortant d'entre les roues. Quelle bonne machine!

Nègres blancs.

Nous allons ensuite à l'exploitation où le chef de dépôt nous remet à chacun un bon de bain.
Les baignoires et les cabines de la Compagnie sont certainement plus soignées que celles de bon nombre d'établissements de bains de Paris.
Après m'être, de nègre que j'étais, rendu à ma couleur naturelle, je rejoins mes compagnons au réfectoire où ils m'ont précédé.
Mais là, j'éprouve une désillusion: en une vaste pièce aux murs bien blancs, deux grandes tables recouvertes de toile cirée blanche attendent les déjeuners; mais pour déjeuner ou dîner sur ces tables il faut soi-même apporter son repas.
Devant mon étonnement, un vieux chauffeur me dit:
- Ah bien! mon garçon, ce serait du joli si la Compagnie tolérait un cantinier ici! On l'accuserait de nous voler tout en nous empoisonnant.
- Ça, c'est bien vrai, disent les autres.
Enfin, comme je ne puis pas rester sans déjeuner, j'invite mes compagnons à laisser là leurs paniers et à venir en ville avec moi. 



Le patron de l'hôtel du Grand-Cerf est bien un peu étonné de voir ces trois chauffeurs venir déjeuner chez lui, mais...l'argent des chauffeurs est blanc. Au dessert, les langues se délient et, au lieu de tomber à bras raccourcis sur le Compagnie, ainsi que je m'y attendais bien un peu, Jacquemain et Chagny s'entendent pour me dire que, quoique fatigant, le métier est assez bien payé, et qu'à part quelques difficultés avec l'exploitation à propos d'amendes infligées un peu largement, on a vraiment pas trop à se plaindre.
- Est-ce ainsi pour toutes les compagnies ?
- Ah non, sûrement, ainsi sur le...
Un nouvel arrivant m'empêche d'entendre le nom de la Compagnie.
- Tiens, Bizieu!
- Ah, Daniel! 
- Eh bien! qu'est-ce que tu fais à Sotteville?
- Je suis chef mécanicien à l'Ouest; mais et toi? Quel est ce costume ?
- Moi, je suis chauffeur à l'Ouest.
Bizieu, qui a été mon condisciple dans une école du gouvernement, sait parfaitement que ma profession est celle de journaliste et de reporter, aussi éclate-t-il de rire, ce qui me navre, car mes deux braves compagnons me regardent, ahuris, se demandant quelle est cette mystification.
Mon ami Bizieu les rassure, mais je vois bien que je ne suis plus pour eux le "compagnon", mais le simple voyageur; de ce chef je leur deviens indifférent.
Pour moi, au contraire, non seulement je ne les trouve pas indifférents, eux, mais je pars gardant de cette journée le souvenir le plus réconfortant, car j'ai vu ce que pouvaient faire de quotidiens prodiges l'intelligence et le dévouement unis à la volonté.
Et, volontiers, je jetterais devant ces soldats obscurs, à qui personne ne songe, ce cri que l'empereur Guillaume ne put retenir devant les héros de Saint-Privat.
- Ah! les braves gens !

                                                                                                            G. Daniel.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 février 1903.