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vendredi 9 août 2019

Les colonies françaises à l'Exposition universelle.

Les colonies françaises à l'Exposition universelle.


Dans un précédent numéro, nous avons entretenu les lecteurs du Journal des Voyages de l'Exposition algérienne et de celle de l'Annam. Nous continuerons aujourd'hui notre promenade sur l'Esplanade des Invalides par une visite au Palais Central, dont nous avons donné la vue d'ensemble.
Cette Esplanade des Invalides est véritablement l'un des clous de l'Exposition. La Galerie des Machines et la Tour Eiffel sont, chacune de son côté, un objet d'étonnement pour qui les regarde de près, pour qui sait comprendre le secret de leur puissance et les énormes efforts de l'ingénieur, mais nous parlons ici à des géographes, et dès lors l'Esplanade est l'endroit le plus curieux à explorer. 
Avez-vous jamais vu rien d'attrayant, d'éblouissant comme les pavillons de nos possessions lointaines avec leurs multiples annexes? C'est un mélange d'architecture de tout ordre et de tous pays, de couleurs pâles, claires, vives, miroitantes, chatoyantes, de costumes imprévus de coupe et de tonalité. Au milieu de la foule grouillante qu'attirent les pavillons multicolores, des soldats émergent dont les uniformes ne ressemblent pas à ceux que nous avons l'habitude de voir. 



Il y a là vingt-quatre tirailleurs tonkinois, vingt-quatre tirailleurs saïgonnais avec deux sous-officiers indigènes, huit cipayes de l'Inde française avec leur sergent-major, six spahis africains, avec un maréchal des logis, huit sakalaves avec un caporal, plus trois officiers indigènes. Ces honnêtes militaires nous font assister à toute la gamme des colorations foncées. Leur visage varie du chocolat au noir d'ébène. Le regard, perçant chez les uns, a quelque chose de triste et de résigné chez les autres, les Annamites par exemple. 



Ces miliciens exotiques, qui montent la garde à la porte des pavillons, sont casernés à l'Ecole militaire. On a remarqué qu'ils ont presque tous un goût passionné pour la musique: l'accordéon et le flageolet ont toutes leurs sympathies, ainsi que celles des ouvriers indigènes, charpentiers ou décorateurs.
On a groupé dans le Palais central des Colonies tous les produits des colonies qui n'ont pas d'exposition spéciale. C'est un bâtiment de style composite, dû à M. Sauvestre, architecte en chef de l'Exposition coloniale, et à M. des Tournelles, ingénieur commissaire-adjoint. Les soubassements sont en briques et mortier. Sauf son ossature, le dôme central est tout en bois, et s'étend sur une longueur de 75 mètres. La largeur est de 18 mètres. Le dôme, haut de 50 mètres et flanqué de deux campaniles, surmonte une salle centrale, de chaque côté de laquelle sont deux longues salles latérales. Aux angles, des tourelles contenant des escaliers, qui mènent au premier étage. A l'entrée, à droite et à gauche, on a ménagé deux corps de garde pour les miliciens qui stationnent devant les portes du Palais. L'ensemble de l'édifice est léger, spacieux. M. Sauvestre a voulu en quelque sorte confondre les styles des diverses colonies sans qu'aucun d'eux pût dominer et effacer les autres. Les baies et les toitures sont originales. Les teintes adoptées pour la décoration sont garnies et d'un bel effet: rouge éclatant pour le bois et la surface murale, quelques lignes jaunes, du rouge foncé et du vert émeraude pour le toit.
Le seuil franchi, le visiteur se trouve en face d'une pyramide de bouddhas abrités par des palmiers et des bambous gigantesques. Tout autour, des trophées, des laques, des incrustations merveilleuses, des sièges, des habits, des tentures. Un fronton annamite très original surmonte la porte qui conduit au bureau des commissaires de l'Exposition coloniale. Les produits que l'on trouvera exposés dans les salles latérales viennent de l'Inde française, de la Nouvelle-Calédonie, de la Réunion, des dépendances de Madagascar, de la Guyane française, de la Martinique.
Lorsqu'il prend, au pied de la Tour Eiffel, le petit chemin de fer qui conduit à l'Exposition des Colonies, le voyageur débarque à l'Esplanade des Invalides, en pleine Algérie. La variété et l'étrangeté des costumes, le frappent tout d'abord.
Le Maure et le Turc portent la calotte rouge (chachia) autour de laquelle s'enroule un turban de couleur claire, la double veste et le séroual, culotte bouffante descendant jusqu'au genou et maintenu aux hanches par une ceinture rouge.
Les juifs se font remarquer par la blancheur générale de leur teint, et forment avec les nègres un double contraste.
La chachia violette, le turban noir, la veste et le pantalon de couleur terne les font reconnaître. Tandis que l'israélite porte sur sa peau blanche un vêtement de couleur sombre, monument de son ancien ilotisme, le nègre, cet autre ilote, montre une prédilection marquée pour les couleurs claires. Il porte invariablement le turban et le séroual blancs, et presque toujours une veste blanche.
A côté des classes citadines, le peuple des campagnes et des tribus représente la plus grande partie de la population de notre colonie africaine.
Au milieu des Algériens et des Berbères, se distingue l'Arabe pur sang, grand, mince, élancé, musculeux, cavalier et piéton incomparable, dont les membres souples et forts, offrent un mélange d'élégance et de vigueur.
"La figure ovale, est un peu tirée, avec des traits réguliers, le nez aquilin, l’œil vif, les dents éclatantes; seul le front, étroit et fuyant, manque de noblesse. Le grand air, la poussière, le soleil tannent la peau et lui donne cette belle teinte bronzée qui se marie si bien au dessin énergique du visage."
C'est surtout auprès du village kabyle, parmi les nomades, véritable aristocratie saharienne, que ce type se retrouve dans toute sa beauté. Ici, un berbère sortant de sa tente, aussi basse que spacieuse, apparaît drapé dans un burnous dont les larges plis enveloppent ses mouvements d'une ampleur majestueuse; son haïk blanc, serré par la corde en poil de chameau, encadre le visage dont il fait ressortir la chaude coloration. 



Plus loin, absorbé dans une indifférence contemplative, c'est un spécimen de type sémite; sa personne est maigre et allongée, le nez droit, les narines sont ouvertes, les yeux d'une profondeur saisissante et très rapprochés; les lèvres minces laissent apercevoir une bouche cruelle qui effraie; une barbe noire, assez rare, encadre le visage ovale, émacié et qui respire une intelligence très subtile et très attentive; une sorte de noblesse biblique se retrouve dans les attitudes et dans tous les gestes.
Le village est composé de maisonnettes, assez semblables aux hangars blanchis à la chaux où, dans nos fermes françaises, on renferme les instruments horticoles, les chèvres et les lapins. Ces modestes demeures, construites en terre battue, en bois et en tuiles et où l'on pénètre par une porte basse et étroite, ne renferment guère qu'une pièce, divisée en deux, obscure et mal aérée. Les visiteurs peuvent circuler sans encombre, dans ces gourbis, où sont jetés pèle-mêle des outils pour travailler le bois, tisser les burnous, broder les selles; des caisses défoncées, des pots en terre, des coffres, des tapisseries et des armes.
Il ne faudrait pas juger, par cette insouciance des habitants du village kabyle, que cette race laisse pénétrer dans sa vie privée et dans le foyer de la famille. Comme dans tout l'Orient, la vie privée est protégée en Kabylie contre l'indiscrétion des curieux. Les portes massives des maisons ne s'ouvrent jamais qu'à demi et retombent d'elles-même par leur propre poids. Les fenêtres ont des barreaux, les femmes ne sortent que rarement, et voilées, de ces sorte de prisons dont le maître a la clef. Mais l'élément nomade est le plus nombreux, autant par disposition héréditaire que parce que la nature impose ce genre d'existence aux Kabyles. La plus grande partie du Sahara et de la région des plateaux n'est pas susceptible d'une culture régulière et forme des pâturages intermittents, des terrains de parcours. La richesse des nomades consistant en troupeau, force est de recourir, pour trouver de la nourriture et de l'eau, à des migrations régulières, du sud au nord et du nord au sud, concordant avec le mouvement des saisons.
A l'approche de l'été, les caravanes vont vers le Tell, où elles arrivent après la moisson; à l'automne, elles reviennent sur les hauts plateaux et dans le Sahara.
La tente, si confortable qu'elle soit, est un médiocre abri; mais elle est portative et légère, et elle suffit au nomade, qui la préfère aux maisons de pierre dont il a horreur.
L'ameublement de la tente est d'une simplicité excessive: deux pierres pour former le foyer, des treillis (besaces pour mulets), où sont les provisions, des peaux de bouc goudronnées pour l'eau, une marmite en terre, quelques vases en bois ou en alfa, des nattes grossières et parfois un tapis rudimentaire. Certains caïds ont pu s'offrir le luxe des couverts de table; nous avons vu, chez les Kabyles de l'Esplanade des Invalides, que quelques couteaux auprès d'assiettes grossières. La nourriture ordinaire est le couscous, sorte de gruau que les femmes fabriquent elles-mêmes avec de la farine d'orge ou de froment; des galettes légères assez semblables à nos "crêpes" tiennent lieu de pain. Le lait, le miel et les dattes figurent pour une grande part dans l'alimentation.
Dans le fond de sa cabane, nous avons entrevu une femme kabyle procédant à la confection de ces galettes, pendant que son enfant, âgé de trois ans au plus, se glissait entre les jambes des visiteurs, avide de sortir de cette case obscure.
Partout, d'ailleurs, grouillent les enfants au visage bronzé: en voici un, revêtu d'un burnous blanc et coiffé d'un fez rouge dont la calotte est recouverte de broderies d'or; il peut à peine se tenir sur ses jambes et déjà il écarte bravement de ses petits bras ceux qui lui barrent le passage; deux fillettes dont l'aîné n'a pas douze ans, les mains, les sourcils et les joues couverts de fards rouges, noirs et bruns; un foulard blanc sur la tête, une robe légère retenue sur l'épaule par une agrafe en chrysocale, arrêtent audacieusement au passage tous les visiteurs, leur réclamant une aumône avec une assistance plus impérieuse qu'obséquieuse. Puis, c'est un bambin de sept à huit ans qui veut faire payer un sou aux visiteuses le droit de l'embrasser; comme il est fort gentil, elles ne se font pas prier et il les remercie par un gracieux salam Aleikoum.
On arrive dans la cour du village et l'on peut jeter un regard dans l'intérieur des maisonnettes, dont les murs blancs sont peinturlurés de caractères arabes et de dessins primitifs représentant des armes. Du plafond descendent des lustres, assez semblables à ceux de nos chapelles. Sur le sol, quelques tapis, sur lesquels les Kabyles s'accroupissent pour prendre leur repas; des vases en terre, un marteau, une hache, une petite casserole sur un réchaud. Contre la muraille, de loin en loin, des tentures d'un blanc terne, encadrées de bordures d'un rouge brun.
Mais, dans les maisonnettes, comme sous les tentes, la partie réservée aux femmes est défendue contre l'indiscrétion des profanes, et, lorsque l'un d'eux, trop effronté, fait mine de vouloir franchir cette barrière de la vie privée, le chef de la maison se redresse brusquement et par ses gestes et par ses objurgations essaie de faire comprendre que la curiosité doit avoir des bornes sinon pour les visiteuses, du moins pour les visiteurs.
Aussi n'est-ce point dans le village kabyle que doivent aller ceux qui veulent contempler les femmes algériennes. En dehors des tisseuses et d'une fileuse, dont le travail, patient et presque automatique, démontre le vrai caractère de cette race laborieuse et infatigable, on ne peut voir des femmes arabes qu'au café maure. 



Les Soudanaises et les Kabyles ne sortent de leur apathie que pour danser au son d'une mélodie monotone, exécutée par des instruments exotiques, à la fois lourds et bruyants. Saluons, toutefois, la Kabyle avec son voile gracieux, ses mains et ses ongles teints, ses sourcils ne formant, grâce au fard, qu'une seule ligne; ses traits fins mais un peu durs, et exprimant à la fois l'énergie et la défiance. Fromentin en disait avec raison: "Elles ont quelque chose de gauche et de magnifique dans les habitudes du corps qui leur permet de prendre, accroupies, des postures de singe, et, debout, des attitudes de statue."

Journal des voyages, dimanche 30 juin 1889.

jeudi 14 janvier 2016

Les écoles françaises d'Algérie.

Les écoles françaises d'Algérie
                   chez les Kabyles.




Jamais le public français n'a trouvé d'aussi belles occasions de se renseigner sur notre colonie algérienne: l'année 1891 aura été pour lui une année d'études africaines.
Cela a commencé par le rapport de M. le sénateur Pauliat; puis est venue l'interpellation de M. Dide au Sénat et quatre jours de discussions dans la haute assemblée; puis on a formé une commission d'enquête, et nombre de fonctionnaires algériens, même des chefs indigènes, ont été appelés à déposer devant elle.
Au parlement et dans la presse, toutes les questions algériennes: colonisation, relation avec les indigènes, répartition des impôts, administration de la justice, ont été discutés abondamment.
Les questions d'enseignement n'ont pas été omises. On s'est étonné, non sans raison, que nous eussions si peu d'écoles ouvertes aux indigènes: sur une population de 3.400.000 musulmans, nous ne sommes arrivés à instruire que 11.000 enfants; c'est à dire trois enfants pour mille habitants, tandis qu'en France cette proportion est d'environ 140. Toutefois on ne peut méconnaître qu'un certain progrès ait été réalisé depuis neuf ans; en 1882, le chiffre de nos écoliers musulmans n'était que de 3.172.
C'est surtout à partir de 1881, c'est à dire du premier ministère Ferry, que le mouvement s'est accentué. M. Ferry a pris une initiative hardie, en acquérant lui-même des terrains et en faisant procéder aux constructions d'écoles.
Puis un certain nombre de communes se sont piquées d'honneur.

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Le groupe le plus intéressant de nos écoles indigènes est celui qui s'est formé dans la grande Kabylie.
Les Kabyles ne sont point nomades ou demi-nomades comme la plupart des tribus arabes. C'est une population sédentaire, très attachée à ses montagnes, éprise pour la terre de la même passion jalouse que le paysan français. Elle habite des maisons de pierre couvertes de tuiles. Elle est adonnée à l'agriculture, laborieuse, économe, âpre au gain et à l'épargne.
C'est une population qui, en densité, est comparable à celle de nos départements du Nord.
Enfin, quoiqu'elle soit musulmane, elle n'a point le fanatisme de l'Arabe, inventeur du Koran et de l'islamisme.
Dès 1880, un des notables de la montagne, Si Lounis, à une réception du gouverneur général, lui demandait de l'eau et des écoles.
Un autre, un grand chef religieux, un des marabouts les plus vénérés, Ben-Ali-Chérif, qui joua un rôle important lors de l'insurrection de 1871, déclarait que l'ouverture d'écoles était "le seul moyen pour la France, de civiliser les populations et de se les assimiler par la conquête morale".
Enfin, M. Masqueray, chargé par le ministère de sonder les dispositions des montagnards, avait réuni dans des espèces de meetings les petits chefs des villages. Il avait été acclamé lorsqu'il leur avait annoncé des écoles, ouvertes aux pauvres comme aux riches, et où il ne serait pas dit un mot de religion: "ni chrétienne, ni musulmane."
Le terrain était donc bien préparé, et il n'est pas étonnant que près de cinquante écoles indigènes, environ le tiers de toutes celles que possède la colonie, se trouvent rassemblées dans cette région très restreinte de la grande et de la petite Kabylie.

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Nos dessins représentent trois de ces établissements: l'école primaire de Taourit-Mimoun, chez les Beni-Yenni; l'école manuelle d'Aït-Larba, dans la même tribu; l'école des filles de Thaddert-ou-Fella, dans la banlieue de Fort-National.

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La première est une des quatre ministérielles décrétées en 1881; les deux autre ont été créées aux frais de la commune mixte de Fort-National.
Les Beni-Yenni possèdent, en outre, une petite école congréganiste: fondée en 1874 par les jésuites, elle est dirigée aujourd'hui par les pères blancs du cardinal Lavigerie.
On voit que les Beni-Yenni, à ce point de vue, ont été favorisés. Ils le méritaient. C'est un petit peuple d'environ cinq mille âmes, répartis entre six villages. Ils habitent une crête abrupte au sud de Fort-National, élevée de près de mille mètres au-dessus du niveau de la mer et qui, cette année, a été couverte de neige pendant plus de trois mois.
Ils sont bons agriculteurs comme la plupart des Kabyles, et très industrieux. On a pu admirer à l'Exposition universelle de 1889 les spécimens de poteries, armes, bijoux, fabriqués dans leurs gourbis.



Les écoles primaires en kabylie;- L'école primaire de Taourirt-Mimoun, chez les Benni-Yenni - Phot. Leroux.

Leur école ministérielle comprend trois classes et environ 140 élèves. Nous donnons la vue d'une de ces classes, ornée de tableaux d'histoire naturelle, d'un globe et de cartes géographiques, d'appareils destinés à enseigner le système métrique.
Si les écoliers apparaissent plus serrés sur leurs bancs qu'ils ne devraient l'être en bonne hygiène, c'est qu'on a réuni des élèves des trois classes.
Ils sont coiffés de la chéchia ou calotte en feutre rouge sur leur tête rasée, vêtus d'un burnous de laine à capuchon; sous le burnous, une gandoura ou chemise de laine. C'est là tout leur costume, et c'est le même pour tous. Quelques-uns sont chaussés de ces sobat qui ne couvrent guère que les orteils; la plupart sont pieds nus.
On sera surpris de trouver parmi eux tant de types qui sont presque ceux de nos enfants de France. Il y a là de bonnes figures épanouies qu'on pourrait croire normandes ou lorraines. c'est que, dans ces berbères, il y a plus de sang européen qu'on ne le croit généralement. très peu ont le type délicat et fin de l'Arabe.
Ils ont l'air placides, même indolents; et, en effet, ils le sont plus que nos écoliers français. Même quand ils sont hors des classes, pas de jeux violents, pas de mouvements désordonnés, de turbulences de jeunes coqs comme chez les nôtres. Volontiers, ils passent leurs récréations assis par groupe, pelotonnés dans leurs burnous et se chauffant au soleil silencieusement.
Cette placidité ne les empêche point d'avoir l'esprit très vif, d'apprendre notre langue avec une rapidité merveilleuse, d'arriver en trois ou quatre ans à l'écrire correctement et à la parler presque sans accent.
Les petites filles et les petits garçons en costume européen qu'on distingue au dernier plan sont les enfants de M. Verdy, l'instituteur, et de M. Verdon, le maître-forgeron: ces messieurs sont, avec les pères blancs, les seuls français du pays.
Tous ces enfants, même les fillettes, suivent les cours, côte à côte avec les petits Kabyles; ceux-ci sont très fiers de leur compagnie et les parents en savent beaucoup de gré à la petite colonie française.
M. Verdy est un Franc-Comtois, natif d'Aissey (Doubs) et élève de l'école normale de Besançon. Il a tout les grades que peut conquérir un instituteur. Cependant, il a préféré aux postes de France cette espèce d'exil sur une crête de l'Atlas.
A l'angle du dessin, on remarquera ses deux adjoints: l'un français, l'autre indigène. Celui-ci, Ali-ou-Ramdan, qui porte le costume Kabyle, a fait ses études d'abord chez les jésuites d'Aït-Larba, puis au cours normal d'Alger.


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Une autre de nos planches représente l'école manuelle d'Aït-Larba, dirigée par M. Verdon. c'est un grand hangar très bien éclairé, muni de tous les outils d'un atelier de forgeron européen. On y travaille le fer.




Nos apprentis, avec leur chéchia inamovible sur le crâne, les pieds nus ou chaussés du sobat, le tablier de cuir autour des reins, se tirent à merveille de leur tâche. Leur maître est enchanté d'eux. Il prétend que de jeunes européens ne s'assimileraient pas le métier si rapidement que ces porteurs de burnous.
Un tel enseignement complète très heureusement celui de l'école primaire. Les Kabyles comprennent bien de quelle utilité est pour eux la connaissance du français; mais ils sont pauvres, très pauvres, et ils ont besoin d'arriver promptement à savoir un métier.
Voilà pourquoi ces lauréats de la grammaire, du calcul et de l'histoire de France, manient si allègrement le lourd marteau, la grande lime, les tenailles et le soufflet de forge. Il faut que bientôt ils gagnent leur vie et fassent vivre leurs parents. De plus, on se marie jeune dans la montagne; il faut acheter sa femme; on se trouve chargé de famille presque sans avoir eu le temps d'y penser. Donc, forge, forge, enfant kabyle!
Pour encourager nos jeunes apprentis, on s'arrange à leur donner tout de suite une rétribution: quelque quinze ou vingt francs par moi, ce qui est une petite somme dans le pays. En échange, ils fabriquent ou ils réparent les outils de la commune.

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Nous avons très peu d'écoles de filles, il n'y en a pas quinze dans toute l'Algérie, et nous n'instruisons guère qu'un millier de fillettes sur une population d'environ 1.700.000 musulmanes.
C'est que le problème est très difficile à résoudre. Les sectateurs de l'Islam ont plus de préventions contre l'instruction des filles que les Chrysale les plus arriérés. Ils la trouvent inutile, puisqu'elle s'adresse à des êtres inférieurs; nuisible, puisqu'elle tend à les émanciper; enfin, contraire à la religion, aux coutumes des ancêtres, aux bonnes mœurs.
Ils n'aiment pas que nous nous occupions de leurs affaires de ménage. Et comme ils marient, c'est à dire vendent, leurs filles à peine nubiles, ce n'est point la peine de les envoyer en classe.
A l'exception d'une seule de nos écoles kabyles, celle d'Aït-Hichem, toutes les autres, laïques comme celle de Bougie ou congréganistes comme celles de Djemâa-Sahridj ou des Beni-Ouadhia, ne sont peuplées que de fillettes très jeunes, appartenant à des parents très pauvres, et pour lesquelles, il faut presque donner à ceux-ci une indemnité.
A Aïn-el-Hammam, l'Administrateur, qui peut tout, avait réussi à rassembler sur les rangs vingt-cinq petites kabyles; mais il avait fallu accorder à chacun des vingt-cinq pères de famille une place de cantonnier. Des raisons d'économie ou de service ayant fait supprimer ces vingt-cinq emplois, immédiatement les vingt-cinq écolières disparurent.
L'école que représente notre dessin est l'orphelinat de Thaddert-ou-Fella. Celles des écolières qui ne sont pas orphelines sont filles de très pauvres diables ou de petits fonctionnaires indigènes, gardes-champêtres ou cantonniers; s'ils nous laissent leurs filles c'est un peu parce qu'ils n'ont pas les moyens de les nourrir.




Ces écolières sont soumises à un régime très austère. Au dortoir, pour lit, elles ont une planche et pour matelas un simple tapis. Leurs frais de nourriture revient à cinquante centimes par tête et par jour.
Eh bien, c'est encore trop doux pour elles. C'est par trop plus confortable que dans le gourbi paternel. Rentrées chez elles, la nostalgie les prend de ce lit de camp et de cet ordinaire de troupier.
Ce qu'elles regrettent, c'est la propreté, le bien-être relatif; c'est aussi les bons traitements, les bonnes paroles, les soins affectueux de leur directrice. Mme Malaval, une jeune veuve encore en deuil de son mari, a reporté sur ces écolières misérables, à demi-sauvages, mais pleines d'esprit naturel et de bonne volonté, toutes ses affections.
Elle les instruit assez bien pour que plusieurs aient conquis  leur certificat d'études; l'une d'elle a même le brevet élémentaire. Mais elle sait que ces titres ne leur ouvrent que de rares débouchés: tout au plus si deux d'entre elles obtiendront un emploi de monitrice indigène.
Elle cherche donc à faire d'elles de bonnes femmes de ménage, qui puisse un jour apprivoiser leur mari à moitié barbare par plus d'ordre et de propreté dans le gourbi, par des talents de couturière, par de savoureux petits plats à l'européenne.
Aussi, à tour de rôle, les fait-elle s'activer à la cuisine, au verger, au potager, à la basse-cour.
Nous la voyons ici, sous la frondaison des arbres africains, entourée de ses écolières petites ou grandes, pieds nus pour la plupart, pauvrement vêtues, mais la chevelure coquettement teinte en noir, à la sébra (c'est défendu à l'école mais les jours de sortie!); sous leurs yeux émerveillés, elle coupe des patrons, assemble des pièces d'étoffes, enseigne les points de couture les plus variés, fait manœuvrer la machine à coudre. Et avec leur air un peu indolent, au fond très attentif, avec leurs grands yeux de gazelle, elles regardent. Elle tâchent de se fixer à l'esprit tous ces raffinements du génie féminin de l'Europe..
Et un jour, rentrées dans leurs villages, ayant oublié beaucoup de leur arithmétique et de leur histoire, tout en gardant précieusement leur français, c'est surtout avec l'aiguille et la cuiller à pot dans les mains qu'elles seront les missionnaires de la civilisation européenne.
Elles appartiennent à une génération qui sera un peu sacrifiée, car elle sera dans le pays la première génération de femmes instruites; mais elles prépareront aux suivantes une destinée déjà un peu meilleure.
La femme kabyle, qui n'apporte pas de dot dans le ménage, qui au contraire a coûté son prix d'achat, n'est qu'une esclave que le mari peut exténuer de travail, corriger et battre, répudier et chasser à volonté.
Cependant la conquête française a déjà amené un premier résultat: le prix d'achat des femmes a augmenté! Le lent progrès de nos idées dans les têtes kabyles amènera sans doute, a la longue, un autre résultat: après le prix vénal, le prix moral de la femme kabyle pourrait bien subir une hausse.

                                                                                                                        Alfred Rambaud.

L'Illustration, 22 août 1891.