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samedi 23 juin 2018

La foire aux jambons.

La foire aux jambons.


L'animal qui se repaît de gland est une grandeur déchue: on n'a jamais précisément admiré la noblesse de ses formes, ni l'élégance de ses habitudes; mais les voluptueux citoyens de Chypre eurent d'excellentes raisons pour le consacrer à Vénus; en Crète on le vénérait si fort qu'on n'osait le tuer; d'autres peuples l'attelèrent pompeusement au char de Cérès; Rome, on ne sait trop pourquoi, en fit un symbole de paix, et le plaça près de l'aigle sur ses étendards.
Tant d'honneurs peuvent compenser dans l'histoire de cet utile quadrupède, les haines égyptiennes et judaïques, mais la gloire est partie, et il ne reste que le mépris, ou tout au moins, l'indifférence. La succulence de sa chair, peu goûtée aujourd'hui des gens dont le palais est savant et délicat, fit long-temps les délices du vieux genre humain: on la voit figurer dignement dans les festins homériques; Achillle recevant sous la tente les redoutables Nestor, Ulysse et Ajax, leur sert le ventre gras d'une femelle qu'il a fait griller lui-même sur la braise; Athénée, le Brillat-savarin des grecs dégénérés, parlant en termes pompeux des préparations culinaires où l'on fait entrer cette viande, déclare que l'honneur d'un repas et les véritables délices du gourmand, c'est un jambon doctement salé ou fumé. Sur les dix lois romaines qui concernent les bestiaux, neuf s'occupent exclusivement du porc; plus d'un négociant romain fit de si brillantes affaires dans cet article, qu'il put, au grand scandale de quelques puritains, acheter les plus hautes dignités de l'empire. Le vertueux Caton, cependant, fit la statistique du lard qui entrait annuellement à Rome, et Varron rend à nos aïeux les Gaulois cette justice, qu'ils confectionnaient merveilleusement un jambon.
Je pourrais bien vous citer encore la loi salique, les capitulaires, et qui plus est, les registres de l'abbaye de Saint-Rémy à Reims, ou de fort belles ordonnances de Clotaire 1er; mais j'ai hâte d'arriver à des temps plus modernes.
Avant 1475, vendait qui voulait, à Paris, la chair de porc préparée et cuite: oyers, maîtres-queux, saulcissiers ou saucisseurs, étaient parfaitement libres à cet égard. Il n'y eut d'interdiction prononcée en cour de parlement, par arrêt du 2 avril 1419, que contre les chandeliers et les corroyeurs: c'était justice; mais bientôt on signala de graves abus. Robert d'Estouville, grâce à la prévôté de Paris, fulmina contre les gens qui confectionnaient chacun à son plaisir et volonté, sans ordre ni police, sans visitation des chairs, se permettant fautes, fraudes et malices audit métier; il décida qu'à l'avenir, ils ne vendraient aucun fruit, choux, navets, beurres, fromages, harengs, ni marée, par ce qu'aux jours où se vendent ces marchandises, on hache et appareille la chair dont on fait les saucisses; qu'enfin, nul n'y mettra que chair de porc frais hachée bien menue, pour bien prendre le sel, et encore bonne viande loyale, suffisante à bonne mouelle. Bref, la digne corporation des charcutiers reçut son institution en 1475, avec des statuts minutieusement élaborés.
Ce fut le signal d'une guerre atroce qui dura cent cinquante ans, entre le nouveau corps du métier et les bouchers, pâtissiers, traiteurs, rôtisseurs, épiciers, aubergistes, tous usurpateurs infatigables des prérogatives de la corporation. Ces gens-là prétendaient saler eux-mêmes leur lard; bien plus, ils osaient faire cuire des jambons au mépris du texte formel qui permettait seulement d'en faire du pâté, à la condition expresse de cuire la viande et la pâte en même temps. Le conseil des échevins, le Châtelet, le parlement, le roi lui-même, suèrent plus d'une fois en leur lit de justice, ils durent souvent maudire l'organisation du travail qui engendrait tant de procès. Au reste, la corporation se recrutait avec soin. Pour passer maître, un apprenti devait être catholique, de bonne vie et mœurs, bien noté; après quoi, il fallait faire son chef-d'oeuvre, c'est à dire tuer solennellement un porc en présence de vingt jurés; puis l'habiller proprement, le couper, le dépecer; puis, payer une livre tournois à chacun de messieurs les jurés pour son droit de présence, douze livre à la boîte de la confrérie, dix à M. le procureur du roi au Châtelet, vingt-et-une au roi, etc.; le tout pouvait monter à six cents livres.
Le choix des syndics et jurés offrait ceci de remarquable que par arrêt formel du parlement le candidat ne pouvait donner aucun repas à ses électeurs, ni avant, ni après, sous peine de nullité de l'élection. Aussi les syndics et jurés étaient de terribles gens, qui se fourraient partout, voyaient tout, goûtaient à tout, verbalisaient du matin au soir, condamnaient à être arses (brûlées) les marchandises défectueuses, comme indignes d'entrer dans le corps humain. Un pauvre diable de rôtisseur ayant nom Jean Morel, fut poursuivi à outrance et condamné à une grosse amende, parce que, dit le jugement, saisie fut faite sur lui, d'un porc mort entier. Les adversaires actuels de la concurrence n'apprendront pas sans plaisir qu'un charcutier ne pouvait, sous peine de fermeture, courir sur ses confrères en répandant et distribuant des billets ou annonces de vente de marchandises. Au travers de toutes ces duretés, de ces formes tracassières et tyranniques, il régnait pourtant une certaine douceur dont le délinquant était toujours l'objet quand on le savait malheureux. Il y avait souvent remise de l'amende; on voulait surtout l'effet de la condamnation, comme pour l'honneur des principes, et, bien que la confiscation des marchandises saisies fût de droit, le jugement porte presque toujours que par grâce, et pourvu que cela ne tire pas à conséquence pour l'avenir, cette marchandise sera rendue. Un autre fait, qui ressort à chaque page de notre vieille législation marchande, c'est la sollicitude vraiment paternelle, on pourrait même dire la tendresse de langage dont la classe nécessiteuse y est continuellement l'objet.
"Il se vend, dit louis XII, le père du peuple, dans ses lettres patentes datées du bois de Vincennes, le 18 juillet 1513; il se vend et détaille chair cuite par morceaux et à la livre, pour subvenir au menu peuple, la plupart duquel pauvre menu populaire n'ont et ne tiennent feu ni lieu; mais se pourvoient chaque jour solon leur petit pouvoir, faculté et puissance, auprès desdits chaircutiers; et attendu qu'iceux chaircutiers sont tenus par réglemenz d'acheter à gens vendant chair tuée, à leur mot et plaisir, et à si haut prix que le menu populaire est doublement foulé, permettons de se pourvoir en tous lieux de porcs vifs, et où bon leur semblera."
Et aujourd'hui, le pauvre menu populaire achète-t-il d'autres viandes que celle des charcuteries? Encore, si son pouvoir, faculté et puissance, ou plutôt si la cherté de la viande lui permettait de se pourvoir à chacun jour! Pour comprendre ce que la privation de cet aliment a de cruel sous notre climat, il ne faut point entrer dans les splendides magasins de charcuterie où brillent et le cristal et le bronze doré, les peintures roses au plafond et les devantures en glaces, descendez plutôt dans quelque  officine obscure et de bas étage, au fond des faubourgs, en hiver, le soir d'un dimanche; de pauvres vieilles femmes, l’œil affamé, marchandant là un os garni d'un peu de chair salée, on ne sait trop de quelle façon, mais coriace et indigeste. Enfin, c'est de la viande, elle a de la saveur, on l'emporte presque furtivement sous le tablier. Voilà le régal du dimanche, telles sont les sensualités et les joies du pauvre honnête qui ne va point aux barricades et il y a beaucoup de ces pauvres-là.
Lorsque Pâques arrive, l'usage impérissable est de se décarêmer; aussi les marchands forains apportent-ils au peuple sa viande favorite, pendant la semaine sainte, et de temps immémorial, la foire aux cervelas, saucisses et jambons se tenait probablement sur le parvis Notre-Dame, depuis la construction de cet édifice, mais si le chapitre tirait un certain revenu de ce marché, le bruit et le tumulte troublaient fort les officiers du jeudi absout, et les chanoines obtinrent en 1684 qu'il aurait lieu le mardi saint. Lorsqu'on éleva le portail actuel de l'Hôtel-Dieu, la foire fut transférée aux quais des Grands Augustins, mais les propriétaires se plaignirent aussi de l'encombrement et du tapage: nouvelle émigration, d'abord au marché des fourrages, faubourg Saint-Denis, puis à l'entrepôt  des Marais, puis enfin cette année au boulevard Bourdon, entre le canal et le grenier dit d'abondance. 
La foire dure trois jours, elle est hantée par la classe ouvrière; on y voit quelques bonnes ménagères de la bourgeoisie: plusieurs équipages même stationnent aux alentours. Les affaires sont en progrès depuis vingt ans; il s'y est vendu jusqu'à 200.000 kg de viandes fumées, et ce chiffre a dû s'élever à plus de 250.000 cette année, ce qui explique une diminution de 10 centimes environ, observées sur les marchandises, en général. L'octroi prélève 25 centimes par kilo; mais la police municipale se contente d'un franc par place pour frais de garde pendant la nuit; des vols étaient autrefois signalés, aujourd'hui tout se passe dans le plus grand ordre, personne ne couche dans les voitures.
A droite, les grandes futailles, envoyées de l'Alsace et du Béarn, les jambons propres et luisans: ce qui arrive de l'Est est plus sec, plus savoureux et fumé à outrance; le Sud a plus de finesse, la chair est plus molle et plus tendre. L'Anjou, qui a paru pour la première fois, se rapproche de cette seconde variété. Les prix vont de 1 fr. 90 c. à 2 fr. 20 c. En tout 75 boutiques, 105 charrettes lorraines et normandes en majorité, sont rangées en bataille, à gauche, le long du canal, avec un chargement moyen de cinq à six cents kil.; c'est le côté qu'affectionne le menu populaire; il y trouve le saindoux à pleines vessies, du petit lard salé, de longs et minces saucissons qui se débitent pas huitième de kilo-gramme, des poitrines et des moitiés de têtes séchées ayant la consistance du bois, des jambons enfin, ou des morceaux de jambons simplement salés ou fumés tant bien que mal; le prix des denrées appétissantes de ce côté varient de 1 fr. 40 c. à 1 fr. 80 c. Quant aux balances, on les ajuste comme on peut; peut-être serait-il sage de tenir la main à ce qu'elles fussent plus près de l'acquéreur et mieux posées; c'est bien assez de difficultés que fait naître l'infernal système des grammes et hectogrammes, non compris les querelles. Au demeurant, de bonnes figures, de bonnes gens très paisibles, aimant à rire et se gaussant parfois avec la pratique, laquelle ne demande pas mieux. Par exemple, nul soin, nulles précautions, nulle propreté: des tables affreuses, d'horribles baraques. La police fait visiter les marchandises à l'arrivée, elle est impitoyable avec tout ce qui est mauvais ou seulement douteux, mais les vieux réglemens d'Estienne Boyleau au treizième siècle, étaient plus exigeans encore, il enjoignaient "nappes blanches et tabliers blancs n'ayant à rien servi depuis le blanchissage, et ce, sous peine d'amende au profit et pour soutenir les povres vieilles gens du mestier, qui seront décheutz par fait de marchandise ou de vieillance." 
Les arrosages sont fréquens, et cette année ils ont été fort utiles; mais que deviendraient les marchands, les chalands et la marchandise en cas de pluie? Un seul négociant a eu l'esprit de déterrer un de ces anciens et immenses parapluies des halles, couverts de toile peinte à l'huile en gros rouge, avec douze pieds d'envergure. Puisque cette foire devient plus importante, puisqu'elle est utile au peuple, il faudrait l'encourager, lui construire un hangar mobile dont les frais seraient en grande partie couverts au moyen d'un faible péage; on retrouverait le surplus en épargnant un peu sur quelque feu d'artifice ou sur les fraises souvent très coûteuses des banquets officiels. On trouve si facilement des planches pour construire les orchestres et les théâtres des fêtes publiques; l'octroi, d'ailleurs gagnerait davantage s'il y avait plus de vente. Quant à la charcuterie patente, de quoi se plaindrai-t-elle? Ne fait-elle point d'acquisition à cette foire? N'y est-elle point représentée par quatre-vingt maisons de Paris qui y font vendre?
Les charcuteries de Paris sont au nombre de 375, et la banlieue en compte à peu près autant. Quarante bouchers d'une variété toute spéciale, et qui ont conservé le nom bien vieux et bien original de gargots, se chargent de tuer 70.000 porcs par an, qu'ils viennent vendre deux fois par semaine au marché des Prouvaires*, leur quartier-général; ils abattent à Nanterre, dans un établissement très bien surveillé. 30.000 autres porcs sont amenés vivans dans les abattoirs de la capitale. Cela forme pour l'approvisionnement 8.000.000 de kilogrammes au prix moyen de 1 fr., prix d'achat. Seine-et-Oise, Aine, Oise, Somme, Seine-Inférieure, Eure, Eure-et-Loir, Sarthe, Calvados et Charente fournissent Paris; un soixante-quinzième de l'approvisionnement, tout au plus, est tiré des autres circonscriptions départementales. La charcuterie parisienne, grâces aux rudes leçons qu'elle a reçues en 1834, est fort bien disciplinée; ses vieilles fautes ont donné lieu à la très sage et très sévère ordonnance du 19 décembre 1835, à laquelle tout le monde se soumet docilement, parce qu'on a enfin compris que plus la confiance serait grande, plus l'industrie serait profitable. Les progrès de la médecine vétérinaire ont fait justice de beaucoup de sottises. Nous n'en sommes plus au temps, par exemple, où, pour une petite excroissance sur la langue d'un porc, on le condamne à être ars sans rémission; où le boudin de sang était prohibé comme périlleuse viande; mais des chaleurs intenses et profondes peuvent altérer certaines préparations, et c'est alors que la police déploie une activité, une vigilance très louables. Plus de vases en cuivre; ce dangereux métal a été expulsé des officines par l'ordonnance de 1835; il est vrai de dire que beaucoup y avait antérieurement renoncé.
On s'enrichit peu dans la charcuterie, ce qui n'empêche pas le luxe de s'y introduire; mieux vaudrait le progrès! Nul ne songe à faire autrement ni mieux, et pourtant, suivant un mot parlementaire à la mode, là, il y a aussi quelque chose à faire. Il est certain que si l'un des vieux administrées d'Estienne Boyleau revenait parmi nous avec la fantaisie de tâter encore une fois aux merveilleuses saucisses qui, au treizième siècle, faisaient les délices des repas du matin, il lui faudrait chercher jusqu'au fond de nos provinces quelques bonnes Gauloises pur sang, disposées à confectionner, à cuire et à servir tout brûlant son mets favori, hélas! parfaitement inconnu des pauvres Parisiens modernes.

                                                                                                           Paragarafaramus.

Le Salon littéraire, jeudi 20 avril 1843.


* Nota de Célestin Mira:



Abattage du porc au moyen âge.



Débit de viande porcine.
D'après Tacuinum sanitatis d'Albucasi,
1ère moitié du XV siècle.



Pornokratès, 1878
de Félicien Rops.

* Marché des Prouvaires: Le marché des Prouvaires, appelé aussi Halle à la viande, était situé dans le quartier Saint-Eustache, dans l'actuel 3ème arrondissement de Paris.


Criée de la viande de boucherie
au marché des Prouvaires.







mercredi 22 juin 2016

La foire de Montmartre.

La foire de Montmartre.

La fête annuelle de Montmartre, au profit de la caisse des écoles du dix-huitième arrondissement vient de s'ouvrir.
Les installations des forains les plus bruyantes, ont été reportées sur le boulevard de la Chapelle. Le boulevard de Clichy devra rester absolument libre; enfin ne sont tolérées, boulevard Rochechouart, que de petites baraques occupées principalement par des commerçants.
Sont interdits: les somnambules, les femmes colosses, phénomènes, les jeux de hasard, les tombolas, loteries, sauf celles de volailles et de porcelaine, les musées anatomiques, les charlatans, les dentistes.
Les parades doivent être terminées à onze heures, et toutes les baraques fermées à minuit.
Notre gravure représente un coin mouvementé de cette foire dont l'installation a soulevé l'an dernier la colère assez compréhensible des gens tranquilles qui aiment le repos chez eux et le silence dans la rue.




Ceux-là ne comprendront jamais le côté pittoresque et séduisant de ces fêtes qui font la joie des petits et des humbles; de ceux qui, faute de mieux sont heureux de jouir gratis d'une distraction trouvée au passage, et d'oublier les soucis de la vie pénible et dure, en regardant tourner au son des rythmes joyeux ces beaux chevaux de bois qui ne ruent jamais, et sur lesquels les plus féroces membres de la ligue antiforaine ne pourraient certes point jurés qu'ils n'y sont pas montés au moins une fois dans leur vie.

Le Petit Moniteur illustré, dimanche 16 novembre 1890.

vendredi 9 octobre 2015

Une foire vendéenne.

Une foire vendéenne.


La Vendée a conservé ses anciennes coutumes, et son principal trafic se fait au cours de ses foires, célèbres dans tout l'Ouest. Le principal centre de commerce n'est pas La Roche-sur-Yon, chef-lieu du département. La Vendée lui préfère Challans et Fontenay-le-Comte, où les foires mensuelles atteignent un grand développement. Nous conduisons donc le lecteur à Fontenay, au moment d'une réunion d'automne.

Il est huit heures du matin. Le soleil est déjà haut sur l'horizon, quand le train, dans lequel j'avais pris place, donne un coup de sifflet... C'est Fontenay-le-Comte. La gare offre une rare animation. Le train bondé de voyageurs s'est arrêté, et lentement, car le Vendéen ne se presse jamais, les gens du Marais descendent, serrent vigoureusement les mains qui se tendent, et, avec leur nonchalance habituelle, se perdent dans la longue rue qui va se mourir au promontoire de la place Crète. Je remarque qu'ici, tout le monde se connait. Les hommes saluent d'un signe de tête les Vendéennes qui passent, d'un clignement d'yeux le compatriote qu'on croise. Le Vendéen ne brusque jamais ses mouvements. Il est lent, et n'aime pas à se fatiguer. Un double courant se dessine: les uns vont au champ de foire, vaste place qui s'ouvre devant la remonte, où bœufs roux du marais, tores (jeunes vaches), porcs pesants, font un étrange concert, dominé par la voix rauque des maquignons
-Combien ton bedet (petit veau) ?
-Quarante pistoles.
On discute, sans se disputer jamais. Le Vendéen n'aime pas la colère, mauvaise conseillère. Enfin, les parties sont d'accord. Tope là! Le marché est conclu. Le charme de cette vieille France, c'est la loyauté des achats. Le vendeur trouverait-il un acquéreur offrant davantage qu'il ne lui viendrait point à l'idée de jouer un tour au premier client.
De ci de là, apparaît la silhouette du courtier. Celui-là est bien connu à la foire. Il vient tout droit de Paris. Hier, il était aux Moutiers, demain il sera à Luçon. Il est le délégué d'un gros boucher de la Villette ou de Grenelle. D'un coup d’œil, il a pesé sa marchandise, évalué son bénéfice, et fait son prix. Avec lui, c'est à prendre ou à laisser. Il achète quarante, cinquante têtes dans sa matinée, et le soir le convoi sera logé dans des wagons et expédié en gare de Paris. C'est le roi du marché. Type: camelot de la rue Montmartre, mâtiné de Normand.
Au bout du champ de foire, voilà le marchand d’œufs en gros, qui fait sa fortune en adressant à l'Angleterre des milliers de douzaines chaque jour. Il est en grande conversation avec une cabanière du Marais, les joues roses, respirant la santé, les cheveux noirs, bien lisses, abrités sous la grande coiffe maraichine. Ne vous y trompez pas, ce n'est une paysanne que des dehors. Elle a trente ans, et jusqu'à 16 ou 17 ans elle a été au couvent et a pris ses brevets. Elle élève ses poulets et ses gorets (porcs), mais elle a acheté encore à la dernière Saint-Michel, pour 75 000 francs de terre. Sa coiffe vaut deux cents francs. C'est un bijou ajouré, de fines dentelles. Sa robe est de serge noire, elle a jeté un fichu sur ses épaules, mais ce fichu est de soie, et une belle chaîne d'or enveloppe son cou. Dans son break, elle a apporté dix grands paniers d’œufs; elle sait faire mousser son article. Et elle s'anime en causant avec le marchand. Son mari est en jaquette ou en veston, avec de gros souliers de charrue. Si vous l'aviez vu tout à l'heure, il avait tout à fait l'air d'un paysan de la plaine, sous sa blouse bleue qui lui tombe sur les genoux, avec des poches énormes, qu'il transformera bientôt en garde-manger.
La foire aux bestiaux dure deux ou trois heures. Quand elle est finie, chacun regagne la grande rue de la gare, les hommes envahissent les cafés, les femmes vont auprès des marchandes et dans les rues, c'est un brouhaha insensé, un va-et-vient, tandis que circulent sans cesse les hauts cabriolets des fermiers du Marais et de la Plaine.




Entrons dans un café. Les gens de la ville font table à part. Les paysans du Bocage, à la figure ridée, aux petits yeux malicieux, la belouse agrafée, jouent à la manille à quatre. La Plaine et le Marais fraternisent. On compte des louis d'or en buvant du muscadet du pays nantais, qui pétille. Les achats se multiplient, les visages s'allument dans la fumée des cigares et des pipes. On brasse, là, de grosses affaires, mais sans fièvre, avec une placidité britannique. Tels de ces gens, en chapeau rond de feutre mou, enfoncé comme ceux des maçons, vêtus de toile bleue, emportent dix mille francs dans leur portefeuille. Et le liquide disparaît. Chacun y va de sa tournée, avant de regagner le cabriolet. Et des louis jaillissent de vieux porte-monnaie géants, si rebondis qu'on les croirait remplis de sous.
Des femmes, on n'en parle point. Celles-ci sont en bas de la place Crète, et la Sèvre asséchée les sépare de leurs époux. La Vendéenne ne va jamais au café.
Franchissons le Pont-Neuf. Des Fontenaisiens regardent couler une eau vaseuse qui filtre à travers les pierres, et mélancoliquement contemplent le vieux pont des Sardines, bâti en 1666. Le Pont-Neuf a détrôné celui où jadis les marchandes de poisson avaient installé leur encan. Jamais l'habitant de la campagne ne s'arrêtera seul sur le Pont-Neuf. Rien ne l'étonne, rien ne l'intéresse que sa terre et ses troupeaux. Il est resté l'homme du moyen âge, la politique seule secoue sa torpeur.
Au bas de la place Crète, la foire bat son plein, la foire aux bibelots. Tous les ambulants s'y sont donnés rendez-vous: bazars à deux sous et baraques aux attractions. C'est la fête de Neuilly, en petit. C'est aussi un musée vivant de nos vieux costumes de l'Ouest. D'abord voici la cabanière, la dame aux brevets, la huttière, à la physionomie bien pensive, qui vient des marais de la Sèvre. Sa coiffe, moins haute, est moins orgueilleuse, elle s'élargit en deux cornes. A son cou, elle a ajusté un collier. Sa robe finit en un corselet étroit et bigarré de perles. Un grand tablier complète sa silhouette. Elle est plus vive, comme la paysanne de la Plaine, ou la belle fille du Poitou, plus coquette, avec son joli fichu bordé de velours. Sa coiffe gatinelle qui se redresse en arrière et retombe en ailes légères, son corsage échancré laissent voir sa peau mate.
Et tous ces types si divers de bonnets qui passent: bonnet abondant, noué au cou, vrai capuchon de la vieille femme de la Plaine, au corsage lacé, et au parapluie de l'escouade, qui trotte malgré ses quatre-vingt ans, bonnet fripon et tout petit des servantes, bonnet à longues brides des fontenaisiennes, l'épopée des bonnets et des coiffes contrastent avec l'uniformité des feutres masculins.




Et tout ce monde, la femme est si bavarde, papotte et javotte, dévalisant les étalages, achetant boutons, lacets, fil, les mille choses du ménage, qu'on ne trouve pas, perdu dans la campagne. Aussi chacun a son panier. On va y joindre, avant de partir, des gâteaux de chez le pâtissier, des bonbons du confiseur. Et puis, sur le coup de trois ou quatre heures, toute cette foule, après un bécot aux fillettes qui sont au couvent, au fils qui paresse au collège, s'enfuie comme une volée de moineaux. Les hommes ont préparé l'attelage, break ou cabriolet, et, quand vient six heures, Fontenay est redevenue, elle, tout à l'heure grouillante et vivante, la monotone et calme petite ville d'un pays lointain.
Et voilà pour un mois, et les Fontenaisiens auront tout le temps de voir couler la Sèvre desséchée!

                                                                                                               A. P. de Lannoy.

Le Globe-Trotter, jeudi 6 novembre 1902.

mercredi 8 juillet 2015

La fête de Neuilly et les anciennes foires.

La fête de Neuilly et les anciennes foires
              pendant la première quinzaine de juillet.




Tous les soirs, de dix à onze heures, des milliers de voitures se dirigent vers les Champs-Elysées, et, parvenus à la place de l'Etoile, enfilent l'avenue de la Grande Armée. Sur une partie de cette avenue et sur tout le parcours de l'avenue de Neuilly se dressent, des deux côtés de la voie, les baraques, les tentes de la plupart des "forains" de France.
C'est un immense caravansérail de près de six kilomètres de longueur; on dirait une ville campée aux portes de la capitale, et quelle ville! A la lueur des becs de gaz, des lampes Edison, des réverbères et des lampions, se trémoussent, s'agitent sur les tréteaux vacillants des paillasses, des pitres, des queues-rouges, des hercules, des nains, des phénomènes, des femmes-poissons, des bayadères, des écuyères, des acrobates, des dentistes, des funambules; bref, tout le pittoresque personnel des foires, toute la troupe bariolée des saltimbanques et des romanitchels. Dans un vacarme infernal se réunissent sans se confondre, les grincements des orgues de Barbarie jouant à la fois le Père la Victoire, A la grâce de Dieu, le Miserere du Trouvère et le Ta-ra-ta-boum, les clameurs des orchestre à vapeur, les roulements des tambours, les vibrations enragées des cornets à piston, les rugissements des grosses caisses, les carillons des cloches, les décharges des carabines de tir, les cris d'appel des pitres, les sifflements des toupies hollandaises et les vociférations des camelots vendant des plumes de paon. Les manèges de chevaux de bois tourbillonnent, les balançoires oscillent, les vélocipèdes galopent, les bateaux bondissent, les ballons s'enlèvent, les montagnes russes gémissent, les fauves de Bidel et de Pezon hurlent, les clowns lancent aux spectateurs ahuris des interjections anglaises, les bobèches reçoivent et rendent des soufflets, les écuyères en maillot lie de vin se livrent aux jeux icariens.
On a vu cent fois se démener cette bohème; on a vu cent fois sauter, virer les danseuses de corde et les paillasses; le théâtre Cocherie, le théâtre Becker nous ont depuis longtemps révélé tous leurs tours, mais on veut quand même savourer à nouveau ce spectacle. Est-ce l'imprévu qu'on cherche? Nullement, mais le bruit, le tapage, la cohue, nous attirent; voilà le secret de cette séduction, et c'est pourquoi tant de Parisiens s'acheminent le soir vers Neuilly.
Les mêmes goûts se sont manifestés dans tous les temps. Les aïeux des mondains d'aujourd'hui couraient à la foire de Saint-Germain. Cette foire se tenait à peu près sur le même emplacement où s'élève le pavillon qui abrite actuellement le marché Saint-Germain. Le jour était réservé au peuple; mais la nuit, après la Comédie et l'Opéra, amenait avec elle tous les patriciens de la capitale. 



"C'était, dit M. Victor Fournel, le moment choisi par la noblesse et les grandes dames pour faire leur apparition sur le marché, et le roi lui-même ne dédaignait pas de s'y montrer souvent (1)." Henri III y vint à plusieurs reprises. Henri IV et la reine n'y manquèrent pas un seul jour, nous apprend l'Estoile, en l'année 1608; le petit dauphin, leur fils, y fut conduit trois fois en 1609 et s'y amusa fort. A la clarté des milliers de flambeaux illuminés à chaque boutique, allait lentement, de long en large, une foule constellée de brillants costumes et des milliers de grandes dames couvertes de masques de velours noir. Les désordres de tout genre s'y donnaient carrière; la police ne pouvait suffire à réprimer les rixes et la débauche. Cochers et laquais engageaient les uns contre les autres des batailles rangées; en 1605, un laquais coupa les deux oreilles d'un cocher et les mit dans sa poche. Une tuerie s'en suivit.
"Les accidents, selon M. Fournel, n'étaient guère moins rare au milieu de cette foule immense et tumultueuse, pressée en tous les sens dans les rues innombrables du champ forain. L'entrée du côté de la rue de Tournon en particulier était une gorge étroite à pente rapide, où les piétons ne trouvaient ni recoin ni allées pour se garer des voitures, dont les roues effleuraient les murailles." 



Dès cette époque, les foires avaient dégénéré. Fondées à l'origine en vue de créer des centres d'approvisionnement et d'établir des relations commerciales entre les peuples, elles n'avaient plus le même caractère d'utilité sociale qu'autrefois. Au moyen âge elles jouaient le rôle de nos expositions universelles.
Un de nos vieux poètes donne une idée de ces réunions, où se manifestaient dans tout leur éclat l'art et l'industrie du moyen âge:

Au bout, par deçà regrattiers,
Trouvé barbiers et cervoisiers, 
Taverniers et puis tapissiers;
Assez près d'eux sont les merciers;
A la côte du grand chemin
Est la foire du parchemin; 
Et après les pourpoincts,
Puis la grande pelleterie,
Puis m'en revins en une plaine,
Là où l'on vend cuir, cire et laine;
M'en vins par la ferronnerie;
Après trouvai la batterie (les chaudronniers)
Cordouaniers et boureliers,
Selliers et freiniers et cordiers;
Après tous les joyaux d'argent
Qui sont ouvrés d'orfévrerie,
Si n'oubli pas, comment qu'il aille
Ceux qui amènent la bestaille.

A cette époque, les foires de Champagne étaient surtout célèbres. Une ordonnance royale montre quelle idée élevée présidait à l'institution de ces marchés internationaux: "Les foires de Champagne, dit Philippe de Valois dans son ordonnance de 1344, ont été fondées pour le bien commun de tous les pays, tant de notre royaume que du dehors: elles ont été rétablies ès marchés communs (au point de contact des provinces) pour tous les pays remplis de marchandises qui leur sont nécessaires, et par ce ont consenti à leur fondation tous les prélats, princes, barons, chrétiens ou mécréants". Aussi les musulmans eux-mêmes trouvaient protection dans ces congrès du commerce et de l'industrie.
Les foires de Champagne avaient leur chancellerie particulière et des chauffecines instituées pour sceller les actes de ventes que dressaient quarante notaires; un officier public veillait à ce que les poids et mesures ne donnassent lieu à aucune fraude. Enfin, pour que rien ne manquât à ces solennités du commerce, la religion y ajoutait ses pompes et les ouvrait par une procession destinée à appeler la bénédiction de Dieu sur les assistants. Outre les garanties que chaque nation trouvait dans l'élection des "maîtres de foire" et des prud'hommes des différents métiers, elle avait encore pour protéger les intérêts des magistrats particuliers, qui s'appelaient "capitaines des foires". C'étaient de véritables consuls chargés de la défense de leurs concitoyens. Un chef, nommé par les suffrages de toute la communauté, avait la mission de défendre ses droits. Mission nécessaire! Lors d'une foire tenue en 1297, des commerçants de Lucques manquèrent à leurs engagements. Vive émotion parmi les forains. Les maîtres des foires, statuant sur cette félonie, prononcèrent aussitôt l'exclusion de tous les Italiens. Albert de Médicis, qui prenait le titre de capitaine de la communauté des marchands italiens, intervint en faveur de ses compatriotes. Mais l'ostracisme prononcé contre les Lucquois fut maintenu. 
Indépendamment de leur importance commerciale, les foires du moyen âge exerçaient une grande influence sur les relations politiques. Là se réunissaient les habitants de toutes les puissances; là s'émoussaient, par le contact, les antipathies provinciales, si vives au moyen âge; là, en un mot, se préparait l'unité de la patrie. 
Hélas! quel historien ou quel moraliste adressera jamais le même compliment à la foire de Neuilly?

(1) Le Vieux Paris, Tours, Mame.

Les fêtes de nos pères, Oscar Havard, Tours, Alfred Mame, 1898.

jeudi 26 mars 2015

Paris: la foire aux jambons et aux pains d'épices.

Paris: la foire aux jambons et aux pains d'épices.
(dessins de M. de Lagesse.- Photogravure de l'Oeuvre.)


Ces deux foires célèbres se suivent et offrent toutes les deux un des tableaux les plus piquants de la vie parisienne, en même temps qu'elles sont une preuve de la fidélité des peuples aux vieilles traditions.




C'est à la première qui a lieu pendant la Semaine Sainte, que se donnent rendez-vous tous les lauréats de la race porcine à l'état de conserves et probablement, ils ne sont pas arrivés jusque là sans crier du haut de leur tête, comme dom Pourceau de La Fontaine.





La seconde qui commence le jour de Pâques et dure quinze jours, centralise tout ce que l'imagination des artistes en pain d'épices a pu créer en fait de bonhommes et de girafes, jusqu'aux énormes pavés dont les pauvres soldats voudraient bien qu'on bâtis les casernes.




                                                                                                                                      C. G.

La France illustrée, 16 avril 1892.

samedi 20 septembre 2014

La foire aux femmes.

La foire aux femmes.


Dans une contrée élevée, à l'extrémité orientale de la Hongrie, s'élève une montagne appelée Bihar. Ce coin isolé n'est habité que par une race de pâtres d'origine valaque, à moitié sauvages, qui n'ont que peu de relation avec le reste du monde, et demeurant étrangers à toute civilisation.
Tous les ans, à la fête de Saint-Pierre, les Valaques du Bihar se rendent dans la plaine de Kalinasa pour assister à une foire où ils traitent d'affaires de tout genre, mais qui a un intérêt particulier pour les jeunes gens des deux sexes; car il s'y conclut aussi des mariages, et on y choisit des femmes comme on y achète des meubles ou des denrées. Tous les pères de famille y amènent leurs grandes filles avec leur dot, entassées sur des charrettes ou à pied. Cette dot se ressent de la pauvreté des montagnards, et se borne à des pièces de bétail, des moutons, des porcs, des volailles. On n'oublie pas la parure des femmes, c'est à dire des pièces de monnaie percées pour être attachées aux tresses des cheveux. C'est avec cette suite que chaque fille qui veut un mari s'achemine à la foire.
De leur côté, les garçons qui veulent se marier arrivent à la foire revêtus de peaux de moutons. Leurs yeux hagards, qui suffiraient pour mettre en fuite toutes nos dames, font alors l'inspection des jeunes filles que leurs parens ont amenées. Chacun choisit selon son goût. Le choix fait, on s'adresse aux parens, on demande ce qu'ils exigent, ce qu'ils donnent, ce qu'ils ont apporté. On marchande, et si l'on ne peut tomber d'accord, l'amateur passe à une autres personne. Dans le cas contraire, les deux parties se frappent dans la main de manière à se faire entendre par tout le voisinage: c'est un avis pour les concurrents que tout est conclu et que leurs vœux sont exaucés.
La famille entoure alors les deux fiancés: l'eau-de-vie se verse à plein bord; on appelle le prêtre, et, sans désemparer, celui-ci tire de sa poche le livre de prières, et prononce la bénédiction.
Vient ensuite le moment de la séparation. La jeune femme prend congé de sa famille, à laquelle elle n'appartient déjà plus; elle monte sur la charrette de son mari, qu'elle ne connaissait pas il y a peu d'heures, et, suivi de ses troupeaux, elle est conduite dans la maison qui va être la sienne, et où l'attendent les devoirs sur lesquels elle n'a pas eu le temps de méditer.
Souvent, dès la première entrevue, le pouvoir du mari se fait sentir, et quelquefois, à la foire même, il éclate des rixes sanglantes entre les montagnards. Le gouvernement hongrois cherche depuis long-temps les moyens de supprimer cette foire; mais une défense contrarierait trop les anciennes coutumes, et même les besoins de la peuplade pastorale de Bihar, pour qu'elle pût être efficace. Aussi la foire continue-t-elle. On s'y marie, on s'y enivre, on s'y bat; et pourtant tous les Valaques du pays soutiennent que c'est une fête superbe.

Le Magasin Universel, 1834-1835.


vendredi 19 septembre 2014

La foire Saint-Germain à Paris.

La foire Saint-Germain à Paris.


Un des principaux lieux de réunion des Parisiens au siècle dernier, pendant les mois de février et de mars, c'était la foire Saint-Germain, qui commençait le lendemain de la Chandeleur et finissait dans la première semaine d'Avril.
Elle se tenait tout près de la rue de Seine, à la place où l'on a construit depuis un marché qui porte le même nom, et dans deux halles longues de cent trente pas, large de cent et divisées régulièrement en neuf rues.
Dans ce vaste bazar, où l'on pénétrait par sept portes principales, chaque profession avait son quartier séparé. Pendant deux mois, on s'y rendait en foule. Le peuple y allait le jour, la noblesse la nuit, toujours masquée et déguisée, dans des carrosses sans armoiries, sans cortège et seulement avec des grisons, c'est à dire avec des cochers et des laquais uniformément vêtus de gris et le visage couvert.
Là, à la clarté des flambeaux, des torches et des feux partout allumés, on se promenait dans les plus belles rues, dans celles des orfèvres, des merciers; on achetait des bijoux, des pierreries, des dentelles, de riches étoffes, des parfums, des tableaux, des meubles magnifiques, de grands miroirs (c'était alors un des objets rares); l'on s'écartait dans des allées sombres qui conduisaient à des maisons de jeu, et l'on profitait d'un impénétrable incognito pour se livrer à la plus ruineuse des passions.
Il y avait aussi un théâtre, où l'on jouait des pièces mêlées de couplets, et c'est là que l'opéra comique a pris naissance.

                                                                                                      Frédéric Bernard.

La semaine des enfants, 16 avril 1864.

lundi 14 avril 2014

La fabrication des monstres humains en Chine.

La fabrication des monstres humains en Chine.


Les roulottiers, les "Bohémiens", comme on les appelle, ont, dans les campagnes de France, la peu enviable réputation de voler les enfants pour les dresser à l'acrobatie et aux exercices de cirque. Mais, si ingénieuse que soit leur imagination, ils n'ont jamais inventé, pour obtenir des phénomènes capable de rapporter des grosses recettes, les procédés d'une cruauté bien orientale qu'utilisent leurs confrères chinois. L'article que l'on va lire rapporte des faits absolument authentiques, observés par un savant voyageur, le docteur Macgowan.

Brûler à petit feu, écorcher vif, ce sont des tortures inventées par la haine politique ou religieuse. Les fabricants de monstres chinois, qui n'ont pas pour but de faire souffrir, usent de pratiques beaucoup plus effroyables et plus compliquées. Voici comment on procède pour transformer un homme en animal. La peau est enlevée successivement de toute la surface du corps par petite tranche et sur la plaie saignante on applique aussitôt une portion vive de peau d'animal. L'opération peut durer fort longtemps, car il faut compter avec la douleur excessive, avec l'inflammation; la peau n'est le plus souvent arrachée et transposée que par minuscules languettes et à d'assez logs intervalles. 



Lorsque l'homme a entièrement changé de peau, est devenu un homme-chien, ou un homme-ours, une épouvantable bête, sans seconde dans la création, il s'agit de le rendre muet, aussi bien pour compléter l'illusion de la monstruosité que pour ôter à la victime tout moyen de faire connaître au public, qu'elle doit réjouir, l'histoire de ses longues tortures.
Un journal chinois, le Hupao, a décrit l'aspect d'un homme ainsi transformé en animal. Tout son corps était couvert de poil de chien substitué à sa véritable peau. Il se tenait debout (quelque fois les pieds sont mutilés de sorte que la bête soit forcée de marcher à quatre pattes), pouvait prononcer des sons inarticulés, s'asseoir, se relever, se comporter comme un semblant d'homme raisonnable. Un mandarin, ayant entendu parler de cette homme-bête, donna l'ordre de l'amener à son palais, où sa peau velue et son apparence absolument bestiale causèrent autant de terreur que d'admiration. "Es-tu un homme?" demanda le mandarin à cet être extraordinaire, qui répondit par un signe de tête affirmatif. "Sais-tu écrire?", un nouveau signe de tête affirmatif fut encore la réponse. Mais quand on lui donna un pinceau il ne put s'en servir, ne sachant comment le prendre avec ses mains mutilées. Alors on répandit de la cendre sur le sol, et l'homme-chien, se baissant, y traça cinq caractères qui représentait son nom et son pays, la province de Chan-Tung. La suite de l'enquête révéla qu'il avait été volé, séquestré, soumis à de longues tortures. Son maître, condamné à la peine capitale, déclara au cours de l'interrogatoire, qu'à peine une victime sur cinq résistait à l'opération de changement de peau.




Les Chinois ont pour obtenir des monstres un second procédé d'une horreur différente, et peut être plus effrayante encore. Ils savent greffer un enfant sur un homme, poitrine contre poitrine. Le principe de l'opération est le même que pour l'adaptation d'une peau étrangère; il s'agit de mettre en contact par de larges écorchures les deux systèmes vasculaires et d'obtenir une sorte d'échange circulatoire entre les vaisseaux sanguins des deux êtres rapprochés. D'après une note du consul Cinatti, les Chinois seraient très habiles à obtenir de semblables soudures avec des animaux. Ils doivent se plaire, et c'est bien chinois, à produire des poules avec des pattes de canards et des canards à crêtes de coq. Ces facéties ne semblent pas absolument inconnues aux montreurs de curiosités qui courent nos foires.
La seule privation de lumière suffit, paraît-il, pour faire d'un enfant un monstre curieux, surtout si on a eu soin de le nourrir d'une façon particulière et de lui atrophier les cordes vocales. On fabrique ainsi un Bouddha vivant, que des bonzes montrent aux pieuses populations. Cet enfant, après de longues années passées dans une obscurité absolue, était devenu d'une parfaite blancheur de cire, presque de neige. On l'avait maintenu immobile dans la posture bien connue du Bouddha, on ne lui parlait jamais, il ignorait tout de la vie, devenu un végétal, un champignon dans une cave. Amenée au jour, cette statue de chair blafarde, muette, aux yeux clignotants, fut avidement vénérée par la foule.
A Shanghaï, quelque temps après l'ouverture du port, on exhibait un monstre dont la tête énorme, avec une longue tresse et de longues moustaches avait de vingt à trente ans et le corps à peine deux ou trois ans. Ceci est presque merveilleux; on avait obtenu ce résultat en maintenant l'enfant dans une jarre d'où seule dépassait la tête. Mais la tête avait pu grossir, même à l'excès, tandis que le reste du corps était comprimé dans son développement par les parois inflexibles de la jarre. Se figure-t-on l'opérateur chinois dans son laboratoire, donnant la becquée à une file de jarres à tête humaine rangée sur des planches comme des pots de fleurs? Quelle imagination européenne a jamais rêvé un aussi prodigieux jardinier!
Les voleurs d'enfants, nombreux en Chine, y sont particulièrement exécrés. La haine qu'ils inspirent au peuple a parfois atteint les missionnaires qui organisent des orphelinats. Pour comprendre le massacre d'un missionnaire, quand le commerçant est respecté, il faut peut être songer à l'homme qui fabrique des hommes-chiens et à celui qui cultive des magots dans des jarres.

                                                                                                                      J. Drexelus.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 8 mars 1903.

dimanche 20 octobre 2013

Les chevaux de bois enragés.

Les chevaux de bois enragés.

Mon dieu! que j'ai mal au cœur! Figurez-vous que tantôt, à la foire du Trône, je suis monté sur des chevaux de bois mis en mouvement par un cheval de chair et d'os, lequel à eu la malencontreuse idée de prendre le mors aux dents. On n'a pas idée de la rapidité avec laquelle nous nous sommes mis à tourner! Toute la mécanique ronflait comme une toupie d'Allemagne! Ça faisait tellement de vent, que, sur vingt mètres à la ronde, les chapeaux des promeneurs s'envolaient à des hauteurs incalculables. On a fini par arrêter la bête furieuse . Mais c'est égal, l'autorité devrait interdire ces choses là! Si j'étais négociant forain, j'établirais des chevaux de bois immobiles, autour desquels, moyennant quinze centimes, le public aurait le droit de courir aussi fort qu'il lui plairait. Comme ça, il n' aurait plus d'accidents à craindre.

                                                                                                          Jules Jouy.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 février 1903.