Translate

Affichage des articles dont le libellé est Strasbourg. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Strasbourg. Afficher tous les articles

mercredi 25 octobre 2017

Le carrosse du colonel Max.

Le carrosse du colonel Max.
       Légende strasbourgeoise.




Je me souviens très-bien de mon grand-père. Quand je ferme les yeux, je le revois, assis dans son grand fauteuil de bois. Il a les deux coudes sur les genoux; le tuyau de sa pipe s'enfonce dans le coin gauche de sa bouche, qui a toujours l'air de sourire, tandis que le fourneau de porcelaine, surmonté d'un couvercle à jour, en cuivre,  repose dans la paume de sa main gauche. Il fume à tout petits coups, et il écoute ronfler le poêle, en ramenant ses sourcils sur ses yeux.
Je me revois, moi aussi, tel que j'étais à cette époque-là, assis sur un petit tabouret, presque dans les jambes de mon grand père. J'aimais beaucoup ses histoires; mais, même quand il ne lui convenait pas d'en raconter, et qu'il regardait le poêle sans rien dire, j'aimais encore être avec lui, et le plus près possible de lui, car c'était un bien bon grand père.
Quand le poêle ronflait d'une certaine façon, ou bien que la fumée en sortait à petites bouffées, il ôtait sa pipe de sa bouche et disait:
- Ecoute-moi bien, petit, nous aurons de la neige avant peu.
- Oui, grand père.
- Cette nuit, il gèlera dur.
- Oui, grand Père.
Rien qu'à l'idée qu'il allait neiger, ou bien qu'il allait geler dur, je me rapprochais du poêle pour bien me pénétrer de cette bonne chaleur.
Alors, nous étions là à nous chauffer sans rien dire, pendant que ma mère allait et venait, et que l'on entendait, sur le devant, dans la boutique, mon père et son apprenti qui enfonçaient de gros clous dans les semelles des bottes des rouliers et des colporteurs.
J'étais très-curieux et passablement gourmand; de sorte que je cherchais toujours à savoir ce qu'il y avait dans les plats que ma mère apportait de la petite cuisine. Comme j'étais brusque et maladroit, il m'arrivait de casser tantôt une assiette, tantôt un plat, tantôt un saladier.
Mon grand père tournait un peu la tête, pas beaucoup, parce qu'il commençait à avoir les mouvements un peu roides, et il me disait par-dessus son épaule: "Ce n'est pas malin, j'en ferai bien autant!" Et il riait de sa plaisanterie. Moi, j'allais d'abord me cacher dans un coin, et puis, je revenais peu à peu à mon petit tabouret.
Un jour, j'étais grimpé sur une chaise, pour voir de plus près un plat de nouilles qui sentait terriblement bon. Patatras! la chaise tombe d'un côté, moi de l'autre; je veux me raccrocher et j'entraîne avec moi le plat de nouilles, la grande soupière, et au moins, oh! oui, au moins une demi douzaine d'assiettes.
Cette fois, mon grand-père fit faire demi-tour à son fauteuil et me dit: "C'est absolument comme le colonel Max!"
Au bruit de la vaisselle cassée, ma mère était accourue. elle commença par s'assurer que je ne m'étais pas blessé dans ma chute; alors, elle se mit à faire des hélas! en levant les mains au plafond. Mon père, son marteau dans une main et une grosse botte dans l'autre, regardait par la porte ouverte. Quand il eut vu de quoi il s'agissait, il s'en alla déposer sa botte et son marteau, et revint avec son tire-pied. Moi, je me faisais tout petit, et je pliais les épaules, en songeant à ce qui m'attendait.
Bon. J'ai reçu la correction que je méritais; je vais me cacher dans le petit fournil, je m'assieds sur un cuveau renversé et je pleure dans l'obscurité. Quand j'eus bien pleuré, je me trouvai consolé pour cette fois encore, et je retournai auprès de mon grand père.
- Grand-père, lui dis-je, qu'est-ce que c'est que le colonel Max?
- Le colonel Max! me répondit-il d'un air pensif en se caressant le menton. Ah! si sa vie avait été plus édifiante, et s'il avait mérité d'être canonisé, ce serait le patron des casseurs d'assiettes.
Je baissai le nez en rougissant, au seul mot de "casseur d'assiettes".
Mon grand-père ne remarqua pas ma confusion et ajouta aussitôt: "Moi qui te parle, je l'ai connu, le colonel Max, et cela ne me rajeunit pas. J'avais à peu près ton âge, quand on commença à parler de lui à Strasbourg. C'est à dire, je devais avoir quelques années de plus, car j'étais déjà apprenti cordonnier dans la boutique où ton père travaille maintenant. C'est sur la petite place, juste en face de la boutique, que le colonel Max s'est fait sa réputation. C'est bien loin, ce temps-là; la révolution a passé par dessus. C'est là que les bonnes femmes venaient étaler leur poterie les jours de marché, comme elles font encore maintenant;
"Un jour, que je battais à grands coups de marteau une bande de cuir pour l'assouplir, il y eut tout à coup sur la place, un bruit de roues, de vaisselle cassée, des cris de femmes et des hurlements de gamins. Je n'osai pas bouger, parce que mon patron me l'avait défendu, mais je ne pus m'empêcher de risquer un œil du côté de la fenêtre. Pan! je me donnai un grand coup de marteau sur les doigts;
"- Attrape! dit mon patron, cela t'apprendra  à faire le curieux."
Cependant le bruit devenait si assourdissant que mon patron se leva de son tabouret et sortit pour voir ce que c'était. Le grand apprenti en fit autant, et moi, naturellement, je les suivis.
Je n'oublierai jamais ce que je vis ce jour-là. La place était en pleine révolution; on voyait des têtes à toutes les fenêtres; il y avait des gens qui regardaient, pâles et immobiles; d'autres criaient et gesticulaient; et il y avait des femmes qui criaient: Jésus! Maria!, d'autres qui joignaient les mains, d'autres qui pleuraient à chaudes larmes, d'autres qui se sauvaient en traînant leurs petits enfants par la main. Je crois que tous les gamins de Strasbourg s'étaient donné rendez-vous sur la place, au lieu d'aller à l'école;
Au beau milieu des poteries, deux grands chevaux mecklembourgeois, attelés à un énorme carosse, dansaient sur place, et par moments se dressaient de toute leur hauteur. Ils battaient l'air de leurs gros sabots, et toutes les fois qu'ils les laissaient retomber comme des marteaux sur des enclumes, la poterie volait en mille milliers de morceaux; il en sautait jusque dans les vitres des maisons. Les deux grands chevaux s'animaient à ce jeu; c'était à qui des deux ferait le plus de vacarme et casserait le plus de pots.





Sur le siège, un gros cocher rougeaud regardait tout cela en allongeant la lèvre inférieure d'un air dédaigneux; ses yeux riaient de plaisir, ils avaient l'air de dire: "Mon Dieu, quelle belle déconfiture!"
Dans le carrosse, dont les glaces étaient baissées, il y avait un seigneur, un prince allemand au service de la France, que l'on appelait le colonel Max. Il regardait à droite et à gauche avec une figure tranquille et innocente qui vous exaspérait. Il avait vraiment l'air de se demander: "Qu'est-ce qui peut donc mettre tout ces gens-là hors d'eux-mêmes?"
Il devait bien le savoir puisque c'était lui qui avait donné ordre à son cocher de passer juste au milieu de la place.
Un homme en tablier de cuir criait: "Ah! c'est trop fort!", d'autres disaient: "Il faut renverser son carrosse. Voyez un peu la poterie de toutes ces pauvres femmes!"
A qui se plaindre? C'était un homme puissant, et, dans ce temps-là, les hommes puissants avaient presque toujours raison. Par bonheur, si le colonel Max était peu raffiné dans le choix de ses amusements, on ne pouvait pas dire qu'il fut méchant. Quand il se fut bien amusé de la panique qu'il avait causée, il mit le nez à la portière et dit: "Holà! mes bonnes gens, écoutez-moi un peu et faites taire ces enfants qui braillent sans savoir pourquoi. Je suis le colonel Max; mon cocher, qui est un maladroit, vous présente ses excuses; mon intendant paiera tout le dégât. Vous connaissez bien mon hôtel; que chacun s'en vienne déclarer ce qu'il a perdu."
Pendant ce temps-là, les gamins achevaient à grand coups de sabots les pots qui avaient survécus au massacre; le colonel se mit à rire: "C'est cela, tue! tue! qu'il n'en réchappe pas un!"
Ici, j'interrompis mon grand-père et je lui dis: "Oh! grand-père, que ce devait être amusant! Comme j'aurais voulu être là!"
Mon grand-père se mit à rire et me répondit: "C'est justement ce que je disais à mon patron. Mais lui, qui était un homme de sens, m'a dit là-dessus des choses que je vais te redire.
Il est bien vrai que le colonel Max paya tout ce qu'il avait cassé; mais tu avoueras que son divertissement était un peu brutal. Sais-tu bien que c'est plus qu'une folie! c'est une mauvaise action de détruire sans profit pour personne des objets qui peuvent servir à quelqu'un.
Avec l'argent si sottement gaspillé, le colonel Max aurait pu venir en aide à bien des familles pauvres. A supposer qu'il se fût mis en tête de faire aller le commerce de la poterie, il aurait pu faire distribuer toute cette vaisselle à de pauvres ménages qui en avaient grand besoin.
Détruire ce qui a coûté du travail, c'est faire insulte au travail. L'ouvrier qui fabrique un pot le fabrique sans doute pour en recevoir le prix, car toute peine mérite salaire, et il faut bien que cet ouvrier gagne sa vie et celle des siens. Mais on ne fabrique pas seulement avec l'idée de gagner de l'argent, on fabrique avec l'idée d'être utile aux autres, cela relève le travailleur à ses propres yeux et le console souvent de gagner peu. On aurait moins de cœur à l'ouvrage si l'on savait que ce que l'on fait sera détruit aussitôt payé. Réfléchis là-dessus et tu verras que c'est vrai.
L'exemple du colonel encouragea les gamins à détruire pour détruire, ce qui est, nous en sommes convenus, le plus stupide des passe-temps.
En payant les yeux fermés (car il dut le faire pour éviter les réclamations et les criailleries), le colonel induisit en tentation plus d'une marchande qui réclama hardiment au delà de son dû, sous prétexte que la peur qu'il leur avait faite devait se payer aussi bien que les pots cassés.
- "Tu vois mon garçon, me dit mon patron, en finissant, que l'amusement du colonel Max n'était ni aussi innocent, ni aussi inoffensif qu'il en avait l'air."
Voilà exactement tout ce que me dit mon patron, et moi je te le répète parce que, plus j'ai vécu parmi les hommes, plus je me suis convaincu qu'il avait raison de blâmer le colonel Max.
Nous devons toujours être assez raisonnables et assez justes pour n'agir jamais sans nous demander si notre action n'aura pas de conséquences fâcheuses, soit pour les autres, soit pour nous-mêmes. Entends-tu, mon petit?
- Oui, grand-père... mais tu sais, moi, je ne fais pas exprès de casser la vaisselle. Et puis, je tâcherai de n'être plus "curieux et gourmand!"

Le Magasin pittoresque, novembre 1875.

mardi 1 août 2017

Comment Strasbourg eut un théâtre.

Comment Strasbourg eut un théâtre.

Le premier théâtre qu'il y eut à Strasbourg fut construit dans les dernières années du dix-septième siècle. Les circonstances qui y ont donné lieu sont assez curieuses pour qu'on en conserve le souvenir.
Il y avait à Strasbourg un riche bourgeois d'une avarice qui était passée en proverbe. L'argent était tout pour lui et lui était plus cher encore que la vie.
Lors de la réunion de l'Alsace à la France, Louis XIV avait décrété la création d'une pièce de monnaie nouvelle, dont la valeur était de huit sous. L'avare en question s'était épris de ces petites pièces neuves et il en avait réuni une si grande quantité qu'il était parvenu à en former une somme de 60.000 écus qu'il avait enfouie dans sa cave, contenue dans plusieurs coffres-forts qu'il allait visiter tous les jours. Il passait au sein de son trésor les heures les plus heureuses et les mieux remplies de sa journée. Jamais, dit-on, amant n'a contemplé sa bien-aimée avec des yeux plus tendres, que lui, ses petites pièces de huit sols.
Sa joie et son bonheur s'évanouirent subitement un beau matin, au son d'une trompe qui annonçait la teneur d'un nouvel édit du roi. En raison d'une opération de finance assez commune en ce temps-là, et qui devait jeter quelques millions dans sa cassette, le roi réduisit à six sols la valeur primitive et réelle de ces pièces de huit sols. Notre homme ne put tenir contre cet arrêt fatal qui lui faisait perdre d'un seul coup 45.000 livres. Il se livra au désespoir le plus outré: il pleura, s'arracha les cheveux, courut par la ville en criant qu'il était ruiné. Puis, enfin, il rentra chez lui et se pendit, plutôt que de supporter un aussi grand chagrin.
Or, cet homme n'avait pas d'héritiers et, à la nouvelle de sa mort, les magistrats de la ville se transportèrent chez lui et prirent possession de son trésor au nom de la commune de Strasbourg.
Après délibération du conseil, il fut résolu que l'argent délaissé par l'avare serait employé à construire une salle de spectacle.
Les magistrats jugèrent apparemment qu'il était bon que cet argent, qui avait occasionné une si triste et si déplorable folie, fut employé à des folies plus gaies et, après tout, plus raisonnables, dont l'effet serait de fournir un remède à la mélancolie, dans le cas où il plairait encore au roi d'augmenter la valeur des monnaies pour la diminuer ensuite.
Cette salle de spectacle servit jusqu'aux premières années de ce siècle, époque où l'on en construisit une plus vaste et plus commode qui existe encore.

                                                                                                                      A. de L.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

mercredi 12 juillet 2017

Bibliothèque de Strasbourg.

Bibliothèque de Strasbourg.
    Manuscrit de l'Hortus deliciarum.



Parmi les pertes irréparables que les bombes prussiennes ont causées à la ville de Strasbourg, il faut mettre en première ligne celle d'un manuscrit très-curieux à tous les points de vue, qui portait le titre de Hortus deliciarum, le jardin des délices, et qui était l'oeuvre de l'abbesse Herrade de Landsberg. Cette femme, distinguée par sa naissance et par son esprit, sortait de la noble famille alsacienne de Landsberg; fut placée au monastère de Hombourg, fondé par sainte Odile, elle fut formée par l'abbesse Relinde, qui avait une grande réputation de savoir et de piété, et elle ne tarda pas à lui succéder dans une place pour laquelle la désignaient son illustre origine aussi bien que ses vertus. Ce fut alors qu'elle entreprit de composer un ouvrage pour l'instruction et l'édification des religieuses confiées à ses soins. Comme tous les ouvrages de cette époque, il forme une sorte de compilation encyclopédique, dans laquelle se trouvent réunis les préjugés, les erreurs, les croyances du temps. C'est l'oeuvre d'une époque barbare et crédule, mais curieuse et avide d'instruction.
Un élève de l'Ecole des Chartes, M. Alexis Noble, a consacré à ce manuscrit une étude longue et détaillée. Voici en quelques lignes le résumé de son travail sur les diverses parties  qui composaient l'Hortus deliciarum.
Ce manuscrit comprenait trois cent vingt-quatre feuillets, ou six cent quarante-huit pages grand in-folio; il était écrit sur vélin en beaux caractères, et dans le latin en usage au douzième siècle. Il était en outre orné d'une foule de peintures assez correctes et parfois très-élégantes. Le texte se composait en majeure patrie de citations tirées de l'Ancien et Nouveau Testament de saint Augustin, de saint Isidore, de saint Grégoire, de saint Léonard, de saint Irénée, de Bède, de saint Romain, et de la plupart des Pères de l'Eglise, citations faites avec une exactitude parfaite et que la pieuse abbesse avait probablement tirées des manuscrits du même genre composée avant elle. Après ce texte sacré, venaient des dissertations sur la cosmographie, la chronologie, l'astronomie, la géographie, la mythologie, l'agronomie, et sur une foule d'autres sciences; ces dissertations étaient pour la plupart empruntées à un recueil intitulé Aurea gemma, qui a beaucoup de rapport avec le livre De imagine mundi, d'Honorius d'Autun.
Après la préface, venaient des chapitres traitant: Des Anges, de Dieu créateur, des dix noms de Dieu, de Dieu et de la création du monde, de la propriété et de l'incommutabilité de Dieu. Une sphère, tracée plus loin, donnait les idées de l'époque sur la configuration de notre globe, qui était divisé en cinq zones, deux habitables et trois inhabitables. Herrade donnait ensuite les noms des douze vents. Après, venait l'image de l'homme nouvellement créé, sa tête rayonnante était entourée des sept planètes alors connues; ses bras était étendus, ses jambes renfermées dans un cercle. La terre était représentée comme un monticule sur lequel broutait une chèvre; enfin l'eau, l'air et le feu figuraient aux quatre coins de ce tableau, pour montrer leur grande influence sur l'homme.
On voyait ensuite le premier homme et la première femme, Adam labourant et Eve filant au fuseau; puis les divers événements de l'Ancien Testament. Comme dans tous les ouvrages de l'époque, le profane se mêlait au sacré, et auprès des femmes de la Bible se trouvaient les neuf Muses en costumes du treizième siècle. Les allégories représentées par le pinceau abondait aussi. Une des plus curieuses était celle de la philosophie et des sept arts libéraux. La figure principale portait trois têtes surmontées de ces trois noms: ETHICA, LOGICA, PHYSICA. Les autres figures représentaient, avec des attributs analogues, la grammaire, la rhétorique, la dialectique, la musique, l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie. Tout cela en costume du temps: ainsi Loth, Esau et Jacob portaient des gants; la vierge Marie et les saintes femmes, qui accompagnaient Jésus au calvaire, étaient habillées en religieuses.
Les allégories, les paraboles, avaient fourni l'occasion de peintures très-curieuses. Ainsi, un jeu intitulé Ludus monstrorum se trouvait figuré à la page 215 du manuscrit. Deux hommes, séparés par une table, tenaient à la main l'extrémité de deux cordes sur lesquelles étaient suspendues deux petites poupées, costumées en chevaliers et armés de pied en cap, qui se battaient entre elles par suite du mouvement que les deux joueurs donnaient à la corde, en la tirant à eux ou en la lâchant. Cette gravure semble être une épigramme contre les tournois.
Une allégorie également très-ingénieuse, c'est celle des trois syrènes: l'une chantait, l'autre jouait de la flûte, la troisième pinçait de la harpe. Dans le premier tableau, les syrènes endormaient par leurs chants l'équipage d'un vaisseau; dans le second, elles sautaient à bord du vaisseau et massacraient les imprudents nautonniers; dans le troisième, Ulysse arrivait dans sa barque conduite par un marin, et se faisait attacher au mât ainsi que ses compagnons.
Une histoire de l'Eglise et un traité de morale succédait à ces allégories. Dans ce traité, se trouvent des axiomes comme le suivant: l'Eglise est un corps dont les paysans sont les pieds, et dont les soldats sont les bras; les laboureurs qui ne payent pas la dîme sont menacés de la grêle, de la peste et de la sécheresse. Il y avait aussi un poëme contre l'usure et la simonie.
Des séries d'enluminures représentaient un lépreux rendu à la santé par Dieu, qui lui jette de l'eau bénite avec un goupillon; la cour céleste ou la sainte cité, avec la foule des bienheureux étagés sur neuf degrés; la conflagration des cieux et du monde, le jugement dernier, l'enfer, la tentation de saint Antoine, qui a inspiré Callot.
De là, on passe à un catalogue chronologique des papes, à des calendriers, à des cantiques, à de la musique notée suivant la méthode de Gui d'Arrezo; à un commentaire explicatif des douze mois de l'année, et finalement au portrait de Herrade et de la plupart de ses compagnes, dont le nom se trouve inscrit au-dessus de leur tête.
Ce manuscrit, auquel Herrade travailla de 1159 à 1175, renfermait des notions très curieuses sur les idées du douzième siècle; mais sa partie la plus originale était celle des peintures qui représentaient fidèlement le costume, le mobilier et les usages de l'époque. Dans les gravures que nous donnons, on peut en voir deux spécimens: Le patricien et le chevalier du douzième siècle, le bourgeois et son enfant du douzième siècle.



Le patricien est revêtu d'un manteau noir et d'une tunique brune avec bande noire; il porte des jambières en cuir jaune ocré, et l'agrafe de son manteau est en or.
Le chevalier sur lequel il s'appuie, porte une couronne d'or, avec une toque rouge, une cotte de mailles, en acier finement tissé, enserre son corps entier, y compris sa tête et son visage.




Le bourgeois donne la main à son enfant, porte une grande tunique et un manteau de couleur brune; autour de sa taille est une ceinture de cuir jaune, servant à tenir l'escarcelle portée par tous les marchands de cette époque;
Au dessous de ces personnages tirés du manuscrit de l'Hortus deliciarum, figurent une dame noble et un seigneur du quatorzième siècle.




Rien de particulier dans le costume de la dame dont la robe est de couleur claire, sinon, les ornements qui sont tissés en or.
Le seigneur porte un capuchon noir à revers rouges; une tunique brune à revers rouges et or; une cotte de maille agrémentée d'ornements croisés en or, des culottes gris perle et des bottes en cuir; au-dessous on voit l'armure que le noble revêtait quand il était en guerre, sa corne de chasse, et son étendard porté par un chevalier et sur lequel se trouvaient ses armoiries et ses couleurs.









L'Anmeister, ou président de la république au dix-septième siècle, était vêtu entièrement en velours noir; chapeau feutre noir, bas de soie noire, nœud noir, souliers noirs.




De l'autre côté, est une femme bourgeoise de la même époque: elle a une toque noire en velours, une fraise blanche, un corsage velours et soie noire; une robe de soie noire, bordée d'hermine blanche, avec la traverse de devant jaune.




En bas de la planche se trouve une gravure représentant des orphelins du seizième siècle faisant leur quête habituelle en ville



C'étaient des enfants trouvés, recueillis par le conseil de la ville dans une maison d'assistance, et dont les administrateurs conduisaient les enfants dans les diverses habitations de la cité pour faire la quête en faveur de l'hospice; on leur faisait des dons en nature ou en argent. Ce dessin est tiré d'un tableau sur verre existant dans l'hospice des orphelines à Strasbourg; il date du seizième siècle.
Ces dessins, qui n'appartiennent pas à l'Hortus deliciarum, sont tirés d'autres manuscrits qui appartenaient à la bibliothèque de Strasbourg, et qui ont été brûlés lors du bombardement. Nous avons encore plusieurs documents d'autant plus précieux qu'ils sont inédits, à faire passer sous les yeux de nos lecteurs. Nous les accompagnerons de détails sur les mœurs et coutumes de l'Alsace pendant les quatre derniers siècles.  

                                                                                                                       Adrien Desprez.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1875.

lundi 15 juin 2015

Les surprises du voyage.

Les surprises du voyage.


Après que j'eus installé dans le filet mon sac de voyage et que j'eus pris, en m'y carrant, possession du coin choisi, je jetai mes yeux sur ma voisine. J'étais monté si précipitamment, talonné par l'heure, que c'est à peine si j'avais eu le temps de la regarder.
Il n'y avait dans le compartiment qu'elle et moi. C'était une femme d'une trentaine d'années, ni grande ni petite, brune, mais comme une brune des pays froids, avec des yeux magnifiques, bruns également, de vastes yeux avides qui semblaient vouloir dévorer la vie, s'en repaître, des yeux qui ne devaient avoir été créés que pour embrasser et absorber de très larges horizons, des landes sans bornes, des forêts profondes, le ciel aux steppes étoilées, la mer. Les autres traits de son visage, ses mouvements et l'ensemble de sa personne exprimaient la vivacité, presque l'énergie, et, à la libre façon dont elle croisa ses jambes à plusieurs reprises, en balançant un petit pied sec lacé de cuir jaune, j'augurai qu'elle était avec tout cela un peu garçon et brave camarade. 
Qui?- Sans doute, sur cette ligne de l'Est, quelque femme de haut commerce et de solide bourgeoisie, une Intelligence mariée il y a dix ou douze ans à de gros Intérêts; elle habitait Roubaix probablement, elle voyageait seule comme les femmes de maris très occupés. Je fus pris d'une envie de la connaître et de lui parler. J'obéissais un peu au désœuvrement, beaucoup à cette sorte de surexcitation aventureuse qui nous anime dès que nous nous déplaçons et que nous sortons de notre milieu. Je lui adressai la parole.
- Est-il indiscret de vous demander, madame, si vous allez loin?
- A Strasbourg, me répondit-elle.
- Justement j'y vais aussi. Oui, malgré ma répugnance, mes haines, je ne peux jamais passer devant cette belle ville arrachée sans m'y arrêter vingt-quatre heures.
- Je vous comprends, fit-elle en m'approuvant.
- Aussitôt arrivé, je me promène, je lève les yeux vers les grandes cigognes héraldiques déployées dans son ciel; cela m'empêche de voir les uniformes d'en-bas. J'entre à la cathédrale pour entendre au coup de midi le fier coq, notre coq français, lancer son cocorico national en battant des ailes, et le soir, avant dîner, je vais entendre jouer des valses, assis près du pont de bois, sur les bords de ce Rhin allemand que nous n'avons plus.
Elle était devenue grave: ses vastes yeux se fixèrent sur moi et elle me dit, toujours en un impeccable français:
- Bon voyage donc, monsieur. restons-en là, si vous le permettez; nous ne pourrions pas nous entendre.
- Pourquoi cela, madame?
- Je suis Prussienne. Mon mari est capitaine au 8me hussards rouges.
J'étais resté saisi; elle se détourna, rétablit de la main l'ordre de ses jupes, et, ayant attiré à elle un sac de cuir, elle y prit un livre enfermé dans une couverture de soie ancienne qu'elle posa sur ses genoux. Je n'avais rien trouvé à lui répondre; je me rejetai dans mon coin, d'assez mauvaise humeur, et je la regardai. J'éprouvais pour elle presque de la colère; je m'imaginai avoir reçu de cette Allemande une leçon, et je ne me pardonnai pas ma légèreté. Elle avait ouvert son livre, un livre neuf, dont elle se mit à couper une dizaine de pages vers le milieu, comme s'il ce fût agi d'un passage très déterminé. Je ne sais pourquoi ce détail, cependant bien insignifiant, m'intrigua, et je m'efforçai de lire à l'envers le titre du volume sur le haut de la page, mais peut être s'aperçut-elle de ma curiosité et voulut-elle la déjouer, car elle se mit de son côté à tenir le livre presque droit. Je renonçai donc à mon petit manège, et je ne m'occupai pas plus de la lectrice que du livre.



Pourtant mon regard, invinciblement, retournai à elle, et plusieurs fois par minute, attiré par l'intérêt même, intérêt à coup sûr simulé, qu'elle apportait à sa lecture comme pour me braver. Mais il semblait si puissant, cet intérêt, qu'il me fut bientôt impossible de douter de sa sincérité; tout le révélait, il atteignait au fur et à mesure les limites de l'émotion la plus intense, et je ne fus pas peu surpris de voir tout à coup une larme, une vraie larme chancelante, rouler sur sa joue, d'où elle tomba. En même temps, les vastes yeux bruns, les yeux humides, m'enveloppèrent, et elle dit à mi-voix, autant pour elle que pour moi: "Oh! j'avais bien entendu parler..., mais je ne croyais pas que ce fût... à ce point là."
Il était sur ses genoux, le livre. Ma foi, je n'y tins plus. Ayant allongé la main avec respect, je m'en emparai, je l'ouvris, et je vis...
- ah! mon cher maître Alphonse Daudet!
-... je vis que l'Allemande, la femme du capitaine du 8me hussards rouges, venait de lire votre "Dernière classe", la délicate, la belle histoire  bienfaisante que personne au monde, vous en voyez la preuve, n'a jamais pu lire sans pleurer.

                                                                                                          Henri Lavedan.

Revue Illustrée, Juin 1890- Décembre 1890.

mercredi 21 janvier 2015

La porte de Saverne.

La porte de Saverne.
    (Kronenburger-Thor)


La porte de Saverne est la plus monumentale des portes de Strasbourg; sa construction primitive remonte au commencement du treizième siècle, vers 1228, lorsqu'on entreprit le troisième agrandissement de la ville. Elle s'appelait alors porte Kronenburg, et n'était à cette époque qu'une tour d'observation. Plus tard, en 1374, lorsque le faubourg de Saverne, le faubourg Blanc et le faubourg de Pierre furent complètement réunis à la ville au moyen de fossés, les murs qui entouraient la tour de la porte furent exhaussés. D'après l'Histoire locale de Silbermann, le bastion qui se trouve devant la porte de Saverne fut commencé en 1508 et achevé en 1511. En 1531, le passage à travers le bastion rond fut voûté, ce qui lui avait fait donner le nom de Four, Bachoffen. Il était alors tout entouré d'eau. Herrmann dans les Notices sur la ville de Strasbourg, dit que la tour de la porte intérieure fut construite à neuf, et qu'on sculpta sur une dalle encadrée dans la tour une inscription latine qui n'existe plus, et dont voici le sens:
"La république de Strasbourg, en élevant ces fortifications, n'a songé ni à surprendre ni à violenter, mais à se prémunir contre la surprise et la violence."
En 1558, on continua la courtine commencée entre la porte de Saverne et la porte Blanche. En 1620, le rempart entre ces deux portes fut élargi. Après la réunion de Strasbourg à la France, la nouvelle porte fut élevée d'après les dessins de l'illustre Vauban. 


Le fond de notre gravure représente la porte de Saverne telle qu'elle existait sous l'ancienne république strasbourgeoise et telle qu'on la voit encore aujourd'hui enclavée dans les nouvelles fortifications.

Magasin pittoresque, 1870.