Première infidélité.
- Moi, conclut Célénie Rozans, j'aimerais être aimée d'un poète...
Constant d'Aspres la regardait, surpris d'entendre à cette heure d'après minuit, sous les flambeaux pâlis d'une fin de souper, des paroles si naïvement bucoliques.
Mais Célénie était sérieuse. Pour affirmer son vœu, elle ajouta:
- ... d'un poète que j'aimerais!
Alors Constant considéra quelques secondes, derrière Célénie, dans la glace, ces fermes épaules d'une blancheur ambrée, cette croulante chevelure et cette nuque où, luisants et drus, les frisons semblaient, entre l'ivoire de la chair et les opulences rousses du chignon, de minces copeaux d'or échappés au burin d'un Phidias épris de sculpture chryséléphantine*, puis, la main à sa barbe fleurie çà et là de blanches marguerites, d'un ton affectueusement attristé comme s'il eût parlé à une enfant:
- Ma belle Célénie, fit-il, voulez-vous que je vous conte une histoire.
On fit silence pour l'écouter, Constant d'Aspres étant célèbre non seulement à cause de ses vers que les femmes admirent malgré leur impeccable perfection, mais aussi à cause de ses romanesques aventures.
Lui, d'ailleurs, avait commencé déjà, sûr de l'effet de sa voix vibrante, et n'était pas de ceux dont l'éloquence s'effarouche au plus léger bruit.
- Donc, j'étais amoureux, ne riez pas! amoureux comme on l'est aux lendemains troublés de l'initiation, quand tout votre être vibre encore de souvenirs instinctivement prolongés et qu'à cette ivresse physique se mêle, comparable à celui du navigateur abordant un continent inconnu, je ne sais quel farouche orgueil de découverte et de triomphe.
Et, circonstance singulièrement aggravante, j'étais amoureux encore comme on l'est en province, car si à Paris, avec ses salons, ses théâtres, ses églises, les mille inconscientes complicités de la vie mondaine, a fini par vous faire des amours fades, sans imprévu et sans danger, là-bas, grâce à l'austérité des mœurs, à la difficulté des rencontres, à la nécessité de toujours craindre et se cacher, la plus juvénile passion, celle de Juliette et de Roméo, a quelque chose des périlleux attraits de l'adultère.
Les périls ne nous manquaient pas.
Chaque soir, à l'heure classique des rendez-vous, il me fallait, pour échapper aux importunes camaraderies d'amis de province, inventer une excuse nouvelle. La chose, au surplus, était relativement facile, ayant réussi à me créer auprès de ces gentilshommes d'arrondissement tout à la poursuite du lièvre ou bien au pourchas des chambrières, un solide renom de garçon bizarre, poétique, ridicule et sournois.
Puis c'étaient des marches à travers champs, par des sentiers détournés; chaque feuille remuée au vent me faisait trembler, chaque ver luisant allumé dans le buisson me donnant la sensation poignante d'un regard jaloux qui épie.
Puis, une haie à traverser, et gare aux épines! Un fossé à franchir, heureux que je le trouvais à sec! Enfin, un mur à escalader.
Oh! les vieux murs brodés de lichens, capitonnés de mousses, sur la crête desquels frissonne la fine dentelle des capillaires, et que les raisins du diable* couronnent de leurs grappes vertes étoilées d'argent! Oh! les bons vieux murs crevassés de trous propices, et revêtus de grands lierres qui servent d'échelle!
C'est derrière un de ces murs-là que se trouvait mon paradis, coin de parc fort embroussaillé, avec un pavillon sans toit envahi par les ronces, une source cachée éternellement sanglotante, et, plus bas, une pièce d'eau encadrée de touffe d'iris parfois reluisants sous la lune.
Comme l'attente me durait.
Sur la silhouette du château médiocrement féodal en dépit de ses deux tourelles, une lumière brillait. Dans les ormeaux de la terrasse, obstinément, une chouette poussait son cri monotone et doux. Près de la pièce d'eau, des grenouilles chantaient; Et, là-bas, vers la ville, par intervalles plus longs que des siècles, l'horloge du beffroi communal comptait les heures.
Onze heures sonnent! La lampe s'éteint. La porte du perron s'ouvre et crie, ce qui d'abord effraye la chouette. Les grenouilles chantent encore, mais elles se taisaient à leur tour. Un bruit de pas dans l'herbe humide, un parfum de menthes froissées... Tel est le prologue de l'idylle qui se jouait là tous les soirs.
Un soir... le temps était suave et bleu: assez de lune pour argenter le ciel sans faire pâlir les étoiles, pour mettre un éclair sur l'eau de l'étang et aviver de reflets la noire découpure des feuillages sans leur enlever leur mystère... Un soir, en écoutant la source et la chouette, et les grenouilles, l'avouerai-je?, je m'endormis.
La voix de l'horloge me réveilla, vague, diminuée par la brise contraire, le murmure des arbres, le grondement lointain d'une rivière, comme si vraiment le vieux bronze avait eu regret d'interrompre ainsi mon sommeil.
L'horloge achevait de sonner une heure quelconque, mais quelle heure?
Ce ne pouvait être onze heures, car la chouette chantait toujours, les grenouilles chantaient toujours, et toujours un point d'or brillait au château.
Dix heures alors?... J'allumai un cigare, acceptant, ma foi! sans trop d'ennui et même avec un sentiment d'égoïste joie cette heure d'attente qui, en plein champ, dans les parfums, sous le ciel clair, s'annonçait pour moi délicieuse.
A la réplique, pourtant, je comptai: "Dong, dong, dong, dong, huit, neuf, dix... onze.
Onze heures! la bien-aimée allait venir.
La lampe vacilla, puis s'éteignit. Après quoi, successivement, la chouette et les grenouilles se turent.
Je me précipite, le cœur palpitant.
Ce n'était pas elle!
C'était Tonin, un petit pâtre, d'innocence déjà fort rouée, qui servait de confident à nos amours.
-Tout est en l'air dans le château; monsieur a une attaque de goutte, et la demoiselle ne viendra pas.
Je l'aurais embrassé, cet affreux Tonin, pour son message. Mais il était reparti déjà, au grand galop, pieds nus dans l'allée, ses souliers cloutés à la main.
Après un hypocrite "hélas!" destiné à tromper ma conscience, je repris philosophiquement un cigare, heureux presque du contretemps, et m'oubliant à écouter, non sans une sorte de satisfaction coupable, les grenouilles et la chouette que désormais personne n'interrompait plus.
Je restai ainsi jusqu'au jour, avec un peu de regret, certes! heureux cependant d'être seul pour mieux rêver d'Elle, et l'âme pleine de pensers amers et doux, plutôt doux qu'amers, comme le parfum de l'aubépine, dont les fleurs neigeaient sur ma tête.
- Mais la morale de ceci?
- C'est que les femmes, avec des galants qui font des vers, ont toujours à craindre deux rivales.
- Et ces rivales s'appellent?
- La Nature et la Solitude.
- N'importe! dit Célénie, et qui visiblement n'avait pas compris un traître mot du discours de Constant d'Aspres, n'importe, j'aimerais être aimée par un poète, tout de même!
Paul Arène.
La vie populaire, dimanche 20 décembre 1885.
Nota de Célestin Mira:
* Sculpture chryséléphantine:
Sculpture comportant des incrustations d'or et d'ivoire.
* Raisins du diable:
Le "Raisin du diable" est le Tamier commun (Dioscorea communis). On l'appelle aussi "l'herbe aux femmes battues" ou "Vigne noire". C'est une plante grimpante de la famille des Dioscoreaceae.
Lui, d'ailleurs, avait commencé déjà, sûr de l'effet de sa voix vibrante, et n'était pas de ceux dont l'éloquence s'effarouche au plus léger bruit.
- Donc, j'étais amoureux, ne riez pas! amoureux comme on l'est aux lendemains troublés de l'initiation, quand tout votre être vibre encore de souvenirs instinctivement prolongés et qu'à cette ivresse physique se mêle, comparable à celui du navigateur abordant un continent inconnu, je ne sais quel farouche orgueil de découverte et de triomphe.
Et, circonstance singulièrement aggravante, j'étais amoureux encore comme on l'est en province, car si à Paris, avec ses salons, ses théâtres, ses églises, les mille inconscientes complicités de la vie mondaine, a fini par vous faire des amours fades, sans imprévu et sans danger, là-bas, grâce à l'austérité des mœurs, à la difficulté des rencontres, à la nécessité de toujours craindre et se cacher, la plus juvénile passion, celle de Juliette et de Roméo, a quelque chose des périlleux attraits de l'adultère.
Les périls ne nous manquaient pas.
Chaque soir, à l'heure classique des rendez-vous, il me fallait, pour échapper aux importunes camaraderies d'amis de province, inventer une excuse nouvelle. La chose, au surplus, était relativement facile, ayant réussi à me créer auprès de ces gentilshommes d'arrondissement tout à la poursuite du lièvre ou bien au pourchas des chambrières, un solide renom de garçon bizarre, poétique, ridicule et sournois.
Puis c'étaient des marches à travers champs, par des sentiers détournés; chaque feuille remuée au vent me faisait trembler, chaque ver luisant allumé dans le buisson me donnant la sensation poignante d'un regard jaloux qui épie.
Puis, une haie à traverser, et gare aux épines! Un fossé à franchir, heureux que je le trouvais à sec! Enfin, un mur à escalader.
Oh! les vieux murs brodés de lichens, capitonnés de mousses, sur la crête desquels frissonne la fine dentelle des capillaires, et que les raisins du diable* couronnent de leurs grappes vertes étoilées d'argent! Oh! les bons vieux murs crevassés de trous propices, et revêtus de grands lierres qui servent d'échelle!
C'est derrière un de ces murs-là que se trouvait mon paradis, coin de parc fort embroussaillé, avec un pavillon sans toit envahi par les ronces, une source cachée éternellement sanglotante, et, plus bas, une pièce d'eau encadrée de touffe d'iris parfois reluisants sous la lune.
Comme l'attente me durait.
Sur la silhouette du château médiocrement féodal en dépit de ses deux tourelles, une lumière brillait. Dans les ormeaux de la terrasse, obstinément, une chouette poussait son cri monotone et doux. Près de la pièce d'eau, des grenouilles chantaient; Et, là-bas, vers la ville, par intervalles plus longs que des siècles, l'horloge du beffroi communal comptait les heures.
Onze heures sonnent! La lampe s'éteint. La porte du perron s'ouvre et crie, ce qui d'abord effraye la chouette. Les grenouilles chantent encore, mais elles se taisaient à leur tour. Un bruit de pas dans l'herbe humide, un parfum de menthes froissées... Tel est le prologue de l'idylle qui se jouait là tous les soirs.
Un soir... le temps était suave et bleu: assez de lune pour argenter le ciel sans faire pâlir les étoiles, pour mettre un éclair sur l'eau de l'étang et aviver de reflets la noire découpure des feuillages sans leur enlever leur mystère... Un soir, en écoutant la source et la chouette, et les grenouilles, l'avouerai-je?, je m'endormis.
La voix de l'horloge me réveilla, vague, diminuée par la brise contraire, le murmure des arbres, le grondement lointain d'une rivière, comme si vraiment le vieux bronze avait eu regret d'interrompre ainsi mon sommeil.
L'horloge achevait de sonner une heure quelconque, mais quelle heure?
Ce ne pouvait être onze heures, car la chouette chantait toujours, les grenouilles chantaient toujours, et toujours un point d'or brillait au château.
Dix heures alors?... J'allumai un cigare, acceptant, ma foi! sans trop d'ennui et même avec un sentiment d'égoïste joie cette heure d'attente qui, en plein champ, dans les parfums, sous le ciel clair, s'annonçait pour moi délicieuse.
A la réplique, pourtant, je comptai: "Dong, dong, dong, dong, huit, neuf, dix... onze.
Onze heures! la bien-aimée allait venir.
La lampe vacilla, puis s'éteignit. Après quoi, successivement, la chouette et les grenouilles se turent.
Je me précipite, le cœur palpitant.
Ce n'était pas elle!
C'était Tonin, un petit pâtre, d'innocence déjà fort rouée, qui servait de confident à nos amours.
-Tout est en l'air dans le château; monsieur a une attaque de goutte, et la demoiselle ne viendra pas.
Je l'aurais embrassé, cet affreux Tonin, pour son message. Mais il était reparti déjà, au grand galop, pieds nus dans l'allée, ses souliers cloutés à la main.
Après un hypocrite "hélas!" destiné à tromper ma conscience, je repris philosophiquement un cigare, heureux presque du contretemps, et m'oubliant à écouter, non sans une sorte de satisfaction coupable, les grenouilles et la chouette que désormais personne n'interrompait plus.
Je restai ainsi jusqu'au jour, avec un peu de regret, certes! heureux cependant d'être seul pour mieux rêver d'Elle, et l'âme pleine de pensers amers et doux, plutôt doux qu'amers, comme le parfum de l'aubépine, dont les fleurs neigeaient sur ma tête.
- Mais la morale de ceci?
- C'est que les femmes, avec des galants qui font des vers, ont toujours à craindre deux rivales.
- Et ces rivales s'appellent?
- La Nature et la Solitude.
- N'importe! dit Célénie, et qui visiblement n'avait pas compris un traître mot du discours de Constant d'Aspres, n'importe, j'aimerais être aimée par un poète, tout de même!
Paul Arène.
La vie populaire, dimanche 20 décembre 1885.
Nota de Célestin Mira:
* Sculpture chryséléphantine:
Sculpture comportant des incrustations d'or et d'ivoire.
Bronze chryséléphantine. |
* Raisins du diable:
Le "Raisin du diable" est le Tamier commun (Dioscorea communis). On l'appelle aussi "l'herbe aux femmes battues" ou "Vigne noire". C'est une plante grimpante de la famille des Dioscoreaceae.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire