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mardi 9 avril 2019

Première chasse.

Première chasse.


A G. Grosclaude.

I


- Vraiment, Gontran, vous n'avez jamais chassé?
- Non, mademoiselle Alice, répondit ingénument le jeune homme à qui s'adressait cette question.
- Est-ce donc que vous n'aimez pas la chasse?
- J'avoue que je lui préfère la pêche.
La jolie Alice de Catinmesnil détourna la tête avec une moue certaine de moquerie sur les lèvres. Elle appartenait au monde titré, comme les quinquinas de choix, qui considère la chasse comme un exercice noble par essence, héraldique par l'antiquité et qui prétend le rattacher à ses origines militaires glorieuses en affirmant que la chasse est l'image de la guerre. Il y a une exagération évidente dans ce parallèle et l'analogie n'est pas frappante entre la poursuite d'un lièvre par un gentilhomme habillé de coutil imperméable et la conquête du saint Sépulcre par des chevaliers bardés de fer et mourant pour leur foi.
Oui, cette délicieuse personne étaient de celles qui nous raillent, nous les pêcheurs à la ligne, pélicans humains debout au bord des fleuves et à qui nous ouvrons le flanc, non pour nourrir bêtement notre postérité, mais pour en tirer d'utiles vers de vase. J'aurai, un jour ou l'autre, raison de ce préjugé qui ennoblit un plaisir aux dépens de l'autre et qui lui donne une sorte de supériorité morale sur son rival. Je démontrerai, qu'à ce dernier point de vue, la pêche l'emporte de beaucoup sur la chasse. Tandis que le chasseur sournois se blottit à l'affût derrière quelque taillis, le pêcheur tend ses embûches à la face du ciel et sous les morsures implacables du soleil. Le premier atteint des bêtes innocentes dans l'exercice de leurs plus poétiques attributs, le vol et la course. Le second frappe ses victimes dans la satisfaction d'un vice, la gourmandise. La chasse détruit ce qu'elle touche; la pêche le moralise. Elle apprend au poisson la prudence et la sobriété, deux qualités maîtresses. La chasse est une tuerie, la pêche est une leçon.
Et cette influence saine sur les hôtes des rivières, la pêche l'exerce aussi sur l'humanité. Le gibier est un manger excitant qui pousse aux inutilités charmantes de l'amour. Le poisson est une nourriture légère et sérieusement prolifique. Le premier incite à la débauche, le second à la repopulation. Celui-ci engendre par l'épuisement et celui-là la vie par la reproduction normale. Les ichtyophages étaient renommés dans l'antiquité pour la pureté de leurs mœurs. On recherche dans les familles raisonnables, les pêcheurs à la ligne pour gendres. Ce sont des gens qui rendent leurs femmes heureuses et qui portent le cocuage avec une particulière sérénité.
Mais tout ceci n'est que l'ébauche de mon grand travail sur cette grave question, lequel remplit actuellement le tome soixante-neuf de mes œuvres inécrites. Je reviens au jeune Gontran de Gentilduvet et à sa fiancée, mademoiselle Alice de Catinmesnil.
Au geste dédaigneux de la jeune fille, Gontran avait bien vite compris qu'il était perdu dans son esprit s'il n'affectait les plaisirs meurtriers d'un Nemrod. Une heure après, il avait été faire, à la ville voisine, l'emplette d'un fusil et d'une gibecière; le soir même, il annonçait officiellement qu'il prenait part le lendemain matin, au massacre de lapins projetés par les hôtes du château. Et il disait cela d'un air méchant, comme s'il avait soif du sang de ces vibrantes gibelottes. Et mademoiselle Alice encourageait d'un beau sourire les instincts de carnage qui venaient de se révéler dans son bon ami.

II

Comme il l'avait juré, Gontran était debout dès l'aube. Mais il éprouvait un trouble indicible, trouvait son fusil horriblement lourd et se défendait mal contre les culbutes de sa carnassière le long de ses reins. Il descendit à la salle à manger pour y boire quelque cordial qui lui donnât du cœur. Mais on était très pingre dans la famille des Catinmesnil, et tout ce qu'il put découvrir, dans le coin d'un placard, tout le reste étant mis soigneusement sous clef par la maîtresse de maison, ce fut un bocal de cerise à l'eau-de-vie confectionné par la tante Amélie, née de Bizemont, douairière, et qui excellait, bien que de grande famille, , dans la confection de ce dessert bourgeois. Sans les hasards de la naissance, mademoiselle Aurélie de Bizemont douairière eût peut être été tout simplement le mère Moreau! les cuillers d'argent étant également serrées, Gontran dut boire à même le bocal, dont le contenu lui paru d'ailleurs délicieux. Par une vraie fatalité, un domestique matinal menaça d'entrer et de le surprendre dans cet exercice dégustatoire. Gontran avala, d'émotion, une énorme gorgée pleine de cerises entières et qui ne lui descendirent dans l'estomac qu'après une résistance héroïque. Il faillit proprement étouffer. Et le maudit domestique se contenta de passer derrière la porte sans entrer. Alors, c'était bien la peine! encore haletant, mais sensiblement réconforté toutefois, M. de Gentilduvet remit en place le bocal singulièrement allégé, en bénissant la mémoire de la tante Aurélie, comme la reconnaissance lui en faisait un devoir.
Il était temps. tous les chasseurs étaient déjà descendus devant le perron, où s'échevelaient les dernières glycines avec des tons violets d'une mourante tendresse. Un régiment de mollets guêtrés s'ébranlait entre les aboiements des chiens qu'enveloppaient de larges cinglées de fouet et, sur tout ce vacarme d'où montait un microcosme de petits nuages sortis des pipes et des cigares, l'Aurore étendait ses belles lumières roses à travers les fumées et promenait les caresses d'un air frais tout chargé de sauvages parfums. Et le pauvre Gontran pensait: "Que la petite rivière doit être belle sous ces brouillards dorés et quelle occasion perdue de surprendre la perche au plus profond des eaux, la perche qui frissonnerait bientôt au bout de la ligne, jaune et toute rayée de bandes luisantes et bleues!" C'est pour vous, mon cher Grosclaude, que je tiens ici le registre des regrets d'un confrère épris, comme vous et moi, de l'art mystérieux d'où sort  toute bonne friture et toute matelote authentique. Sources de joies pures et vraiment virgiliennes, le long du fleuve qui chante et sous le sourire revivifiant du matin!

III

Mademoiselle Alice était de la partie. Elle était délicieuse vraiment dans son petit costume d'homme dont les culottes indiscrètes n'étaient pas, comme les reins du psalmiste, pleines d'illusions. Ce que ce pétard virginal et impertinent tendait le velours! L'âme de Gontran, cette âme pure de pêcheur à la ligne, en fut elle-même profondément troublée. Il y aurait d'aimables polissonneries à dire sur ce travestissement. Mais ma plume chaste ne s'y peut pas appesantir davantage. Le ravissant fessier, tout de même! Oh! l'heureuse cloche de ce délicieux melon!
Vous entendez, il s'agissait, ce jour-là, d'une extermination de lapins, d'une façon de Saint-Barthélemy. Quand les Charles IX de ces carnages ont décidé de frapper sans merci leurs victimes, ils accusent les lapins d'un tas de méfaits imaginaires. Il était entendu que ceux-ci détruisaient tout aux environs du château et qu'il ne fallait faire aucun quartier. Mademoiselle Alice était parmi les plus impitoyables. Aussi lui confia-t-on un poste d'honneur dans cette petite guerre, où elle se campa, résolue, son Lefaucheux au poing. Gontran eut une déception qui lui fut en même temps un plaisir. On le plaça fort loin d'elle. Ainsi serait-il privé du plaisir de la contempler à travers les feuilles tremblantes; mais aussi, s'il commettait quelque maladresse, comme il en avait grand'peur, n'en serait-elle pas témoin. Ce lui était une consolation de l'aimable spectacle qui lui était refusé.
Tout le monde était en ligne sur l'étendue d'une longue allée dont les grands arbres balançaient doucement dans l'air leurs verdures sonores d'où s'était cependant enfuie la chanson des oiseaux. Car ces jolis habitants de l'air ont une horreur instinctive du chasseur tandis qu'il s'en viennent volontiers roucouler dans les saulaies qui balayent l'eau de leurs pleurs d'argent, et où le pêcheur s'abrite, lentus in umbra, comme Tityre. Or, les oiseaux sont la vivante poésie de la Nature, eux qui ont des ailes! Malheur à ceux qu'ils évitent! C'est comme une malédiction des choses qui descend sur ceux-ci!
Devant les gourdins des rabatteurs, les lapins prenaient le chemin fatal où leur longues oreilles se couchaient en vain sur leur dos sous le vent meurtrier du petit plomb. Pan! Pan! Pan! et les bêtes tombaient, pantelantes, tout autour de l'avenue traversée, comme un tamis, par une poussière de soleil. Çà et là, une goutte de sang luisait comme un rubis sous la lumière. Était-de l'émotion de cette fusillade ou la vengeance des cerises à l'eau-de-vie avalées sans la moindre formule de politesse? Mais le malheureux Gontran se sentit une démangeaison terrible ailleurs qu'au canon de son fusil. Lui aussi était, comme cette arme à feu, chargé, et plus qu'impatient de tirer que personne. J'entends qu'une bonne colique le tenait aux flancs. Il regarda autour de lui. Mademoiselle Alice de Catinmesnil ne pouvait l'apercevoir; un double buisson l'abritait, à hauteur de ceinture. Ma foi, il ne tenta pas de retenir plus longtemps son haleine. Il fit celui qui s'assied sans chaise, pour décrire honnêtement la posture qu'il prit.
- A vous! A vous! lui cria-t-on de tout côtés.
En effet un lapin affolé passait dans son voisinage, du côté précisément par où il montrait pile; la pauvre bête arriva droit derrière lui.
- Pan!
Gontran avait tiré. Mais ce n'était pas un coup de feu qui était parti.

IV

Quand il se releva, salué de moqueries étouffées, car il avait fait grand vacarme sans décharger son fusil, il se retourna machinalement. Soudain il devint blême, et les compagnons qui étaient accourus demeurèrent aussi stupéfaits que lui. Le lapin était gisant dans l'herbe, sensiblement agonisant, remuant à peine ses pauvres pattes crispées.
Tout le monde se regarda. Gontran, qui sentait la nécessité de prendre une résolution suprême, s'avança vers la pièce tombée et très crânement la glissa dans dans son carnet.
- Le premier, dit-il, qui dira comment je l'ai tuée aura affaire à moi!
Et il y avait dans son accent une réelle menace.
Aussi mademoiselle Alice qui, comme je l'ai dit, était fort loin, ne sut rien, sinon que le premier coup de son fiancé, à la chasse, avait été un coup de maître. Elle le félicita chaudement de son adresse et voulut manger elle-même du lapin qu'il avait tué.
- Crac!
Et elle porta vivement la main à sa joue, comme quelqu'un qui souffre subitement des dents.
Elle ramena, entre ses jolis doigts un noyau de cerise. Car c'est de ce genre de plomb que le lapin avait été criblé.
Un savant qui était l'ami de la maison, le docteur suédois Etelred expliqua la chose la plus clairement du monde.
- Cela m'est arrivé souvent en Allemagne, dit-il, les Allemands ayant coutume d'assaisonner le gibier avec des confitures.
Mademoiselle de Catinmesnil est aujourd'hui madame de Gentilduvet.

Trente bonnes farces, Armand Silvestre, Ernest Kolb éditeur.

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