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samedi 18 juillet 2015

Au pont de Suresnes.

Au pont de Suresnes.


La reconnaissez-vous la joyeuse cohue de Parisiens et de Parisiennes qui, chaque dimanche d'été, déborde de Paris et se répand en flots bruyants  à une ou deux lieues à la ronde? Voici les enfants qui galopent en avant pendant que la maman et une amie sont absorbées par un échange de caquets, d'impressions, d'observations et que le papa, chargé du panier aux vivres, essaie de maintenir les bambins dans la zone qu'il a fixé. Voyez-vous les deux lycéens en vacances? Est-il heureux et gonflé d'importance celui qui a pu se mettre en bourgeois? Est-il fier de montrer à la foule son panama, sa jaquette blanche et surtout ce binocle qui achève de le mettre au rang des hommes? Son camarade, moins fortuné, a dû garder la livrée du collège, aussi est-ce à lui à faire les frais de la conversation que l'autre écoute d'un air entendu. Mais en revanche, c'est ce dernier, le calé, qui a certainement fourni les énormes cigares qu'ils fument tous les deux. Tout à l'heure il ne restera plus rien de ces superbes londrès qui leur donnent si bon cachet au milieu des Parisiennes, mais les fumeurs, on les retrouvera sans doute au bas du quai, livides, le visage décomposé, flageolant sur leurs jambes, et demandant à la muraille du renfort pour soutenir l'assaut de leurs hoquets.
Enfin, c'est la foule des promeneurs du dimanche: ici, des causeurs qui cheminent absorbés dans leur conversation; là, de jeunes Parisiennes en grands falbalas, avec l'ombrelle canne. Elles sont chargées de la botte de fleurs traditionnelle qu'on rapporte glorieusement à Paris le dimanche soir. Et plus loin, un fouillis de têtes emplissant la perspective du pont de Suresnes.




Car c'est à Suresnes que nous conduit la fantaisie du dessinateur.
Suresnes, c'est la capitale des vignobles parisiens, c'est le "Beaune de la Côte-d'Or" du département de la Seine. Nous avons aussi, il est vrai, Argenteuil; mais Argenteuil n'est pas aux portes de Paris, comme Suresnes; il est en dehors du département de la Seine. Et puis, Suresnes, a comme grand cru un passé qui ne manque pas de gloire. On sait que c'est à Suresnes que Henri IV prit cette résolution de se convertir au catholicisme qui mit fin à la guerre civile. L'histoire prétend que cette décision est due aux éloquents discours des envoyés catholiques; mais à Suresnes, on assure que le vin de l'endroit eut encore plus d'influence sur l'esprit du roi bon vivant. S'il en a été ainsi, quelle reconnaissance le pays ne doit-il pas au clairet de Suresnes?
Il n'y eut pas jusqu'à la science qui ne sanctionnât son excellence. Pendant deux années consécutives, en 1724 et 1725, de graves docteurs en médecine vinrent, dans des thèses soutenues publiquement en Sorbonne, exalter les qualités du suresnes et alors que le bourgogne et le champagne était déjà connus, proclamer que le suresnes était le roi de la table!
Que diront de cela les méchants buveurs d'à présent qui, en dépit des démonstrations des étymologistes, prétendent que le nom de Suresnes n'a d'autre origine que l'adjectif suret évoqué par le goût de cet ancien vin royal qu'ils nomment irrévérencieusement de la piquette?
Les liquides ont beaucoup fait pour la gloire de Suresnes, car le café, lui aussi, fit à une époque beaucoup parler de cette localité. Ce n'est pas qu'on ait jamais songé à arracher les vignes de la précieuse colline pour les remplacer par des plants de caféier: non! mais c'est à Suresnes, en novembre 1669, que le café a conquis son admission sur les tables seigneuriales. M. de Lyonne qui y avait une superbe propriété, donnait une grande fête à l'ambassadeur que la Porte ottomane venait d'envoyer. Que servir comme boisson au fils de Mahomet? Le Coran lui défendait de goûter au vin, fut-ce du vin de Suresnes.
On songea à l'abreuver de café, une liqueur nouvelle à peu près inconnue encore. Le café eut un grand succès au dîner de Suresnes; le lendemain, le café était à la mode. Ce fut un engouement général. Il eut, en peu de temps, toutes les gloires, même celle de donner son nom à une comédie de J. B. Rousseau, ce qui fit naître l'épigramme suivante:

Le café d'un commun accord
Reçoit enfin son passeport.
Avez-vous trop mangé la veille
Ou trop pris du jus de la treille?
Au matin, prenez-le un peu fort, 
De l'esprit il meut le ressort;
En un mot, on sait qu'il réveille;
Il ressusciterait un mort.
Or, sur son sujet, sans effort,
Rousseau pouvait charmer l'oreille, 
Au lieu qu'à sa place on sommeille;
Le café chez lui seul endort.

Aujourd'hui, dans l'esprit des Parisiens, le nom de Suresnes est indissolublement lié à des idées de fritures, de matelotes ou de gibelottes, à des souvenirs de refrains chanté le soir sous ses tonnelles. Resserrée entre le fleuve, la colline, la ville s'étend le long d'un quai. D'un côté, ses maisons ont les goujons à leur porte; du côté opposé les vignes sont sous ses fenêtres. Au soir d'été, le fleuve rafraîchit l'atmosphère et la colline fournit un clairet qui rafraîchit le gosier et inspire des chansons. Le quai n'est qu'une longue suite de restaurants ou plutôt de petits pavillons, de berceaux de verdure, servant de salle à manger. De là on domine la Seine, on la voit serpenter et disparaître au loin du côté de Saint-Cloud, entre les collines de Meudon, du côté d'Asnières, à travers une multitude de petites villas. En face, on a comme décor de fond le bois de Boulogne qui déploie à perte de vue ces grandes masses de feuillage, à travers lesquelles s'enfonce, çà et là, la verte et ombreuse perspective d'une avenue forestière.
La guerre a passé dans ce riant milieu, notre gravure nous le rappelle. Voilà le pont dont il a fallu faire sauter les arches extrêmes, et à côté voici le pont de bateaux qui, il y a deux ou trois ans reliait encore les deux rives.
La foule s'y porte à la hâte, pour gagner Paris, car l'orage menace tous ces promeneurs et toutes ces promeneuses endimanchées. Des nuages peu rassurants roulent sur le ciel. Un vent de mauvais aloi s'abat en rafale sur les toilettes, tourmente les robes et oblige les hommes à contenir leur coiffure. L'anxiété gagne les esprits. C'est le moment psychologique que guette le loueur de voitures, aussi accourt-il pour offrir son véhicule qui à deux pas en arrière. C'est aussi l'heure fortunée pour le restaurateur. Que le grain désempare, comme disent les matelots, et toute cette foule se précipitera dans ses salles et tout ce qu'il a préparé de fritures, de matelotes et de gibelottes sera enlevé, et il bénira le Dieu des gargotiers qui envoie des averses sur la banlieue de Paris le dimanche entre cinq et six heures du soir.

                                                                                                                               A. B.

La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

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