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vendredi 2 janvier 2015

Tancarville.

Tancarville.
Seine-Inférieure.



Sur les rives de la Seine, non loin de son embouchure, à environ une lieue de Quilleboeuf et à deux lieues de Lillebonne, cette ville si fameuse pas ses antiquités romaines, s'élèvent, sur le sommet d'une haute falaise, les ruines imposantes du château de Tancarville. Qu'elles sont nobles et pittoresques ces murailles menaçantes, ces tours démantelées, réfléchies dans les eaux de la Seine! Mais combien plus sublime, plus admirable encore, est le spectacle qui se développe aux regards, lorsqu'on arrive par terre à Tancarville! Jamais paysage mieux composé n'est éclos sous la main de l'artiste: à droite, ces vieux murs ruineux, ces tourelles enlacées de lierre et de ronces, cette porte avec sa herse rouillée; à gauche, une végétation vigoureuse, des chênes séculaires, aux rameaux noueux et contournés, et, entre ces premiers plans si fortement accentués, une échappée à perte de vue, un horizon sans bornes, la Seine, large, rapide, presqu'une mer, sillonnée d'innombrable barques de pêcheurs à la voile blanche, qui se détache étincelante sur l'azur des eaux. Ce site a fourni à l'un de nos premiers paysagistes, M. Régnier, le sujet d'un tableau charmant, que tout le monde a pu admirer au Louvre, il y a quelques années, et qui, lithographié par une main habile, est un des plus beaux ornemens du colossal ouvrage de la France romantique.



Quand on pénètre à l'intérieur des ruines, le spectacle change; le cœur se serre en parcourant ces vastes salles désertes, jadis retentissantes de l'orgie des chevaliers, ces restes d'ogives qui furent une chapelle, ces appartemens en décombres où reposèrent les damoiselles et les guerriers.
Ce morne silence n'est troublé que par les cris rauques du corbeau, la voix sinistre du hibou ou le sifflement de la couleuvre.
C'est surtout au clair de lune que ces nobles ruines frappent l'esprit d'une plus vive impression. Combien de fois, assis sur le tronçon d'une statue ou sur un fût de colonnettes accouplées, je me suis plû à reconstruire ce vieux manoir féodal au gré de mon imagination! Dans cette vaste cour, je voyais les piqueurs, les pages, les varlets, hâtant les apprêts d'une chasse; la noble dame, l'oiselet au poing, s'élançant sur la haquenée, que retenait un chevalier. Sur les murailles crénelées se promenait lentement l'archer, l'arbalète sur l'épaule, l’œil et l'oreille au guet, attentif au moindre bruit, à la moindre apparition. Tout à coup le cor sonne: un duc, un roi vaincu et fugitif, demande hospitalité et protection. Le pont-levis s'abaisse pour se relever bientôt derrière lui. Bientôt l'ennemi paraît: les hommes d'armes abrités derrière les créneaux, lance une grêle de traits, ou font pleuvoir l'huile bouillante par les larges machicoulis. J'entends les gémissements des mourans, les blasphèmes des blessés. Puis au moment où la victoire est le plus vivement disputée, où les deux parties font des prodiges de valeur, la chanson aux finales traînantes d'un pêcheur normand, ou un de ces orages si fréquens sur les côtes de la Manche, viennent me réveiller et me ramener à la réalité. Et c'est vraiment dommage! car ici, la réalité est pauvre, et l'histoire ne nous apprend aucun fait important dont le château de Tancarville ait été témoin.
Quelques étymologistes, il est vrai, trouvant dans Tancredi-Villa l'origine de Tancarville, veulent que ce lieu ait appartenu à la famille du fameux Tancrède, qui, Sicilien du côté de son père, était Normand du fait de sa mère Emma, fille de Tancrède de Hauteville, et sœur du fameux Robert Guiscar, duc de Calabre. Mais malheureusement, les anciens historiens, et surtout Raoul de Caen, qui écrivit l'histoire de Tancrède, ne nous apprennent rien de positif à ce sujet.
Il n'en est pas de même des sires de Tancarville. Nous savons que le roi Jean II érigea la seigneurie de Tancarville en comté, le 4 février 1351, en faveur du grand chambellan, vicomte de Melun, en récompense du courage qu'il avait déployé à la défense de Caen contre les Anglais, qui le firent prisonnier.
Plus tard, ce même Tancarville, pris de nouveau avec le roi à la bataille de Poitiers en 1356, resta en Angleterre jusqu'en 1358 où il fut envoyé en France pour faire ratifier par les Etats les conditions au prix desquelles le monarque anglais consentait à rendre la liberté au roi captif.
Guillaume IV de Tancarville, son fils, joua un grand rôle sous Charles VI, et dans presque tous les actes qui nous sont restés du gouvernement de ce prince, le nom du comte de Tancarville figure à la tête de ceux des membres du grand conseil. Ce fut lui qui, en 1396, alla prendre possession de l'état de Gènes, qui s'était donné au roi. Il fut tué en 1415, à la bataille d'Azincourt, ne laissant qu'une fille, nommée Marguerite, qui porta le vicomté de Melun et le comté de Tancarville dans la maison de Harcourt, par son mariage avec Jacques de Harcourt, dont elle eût une fille, nommée Marie, qui épousa le célèbre Dunois.
Les sires de Tancarville étaient sans cesse aux armées ou à la cour des rois, leur château ne joua jamais un rôle bien important.
La chronique de Normandie ne le cite guère que pour mentionner les longues querelles, les inimitiés particulières des sires de Tancarville et des comtes de Harcourt, leurs voisins; et, je vous le demande, comment trouver de la poésie dans ces combats livrés pour la conquête d'un pâturage ou d'un moulin?

Magasin universel, décembre 1834.

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