samedi 28 mars 2020

Choses départementales.

Choses départementales.


Il avait un costume rayé, des pantalons clairs; un chapeau manille rabattu par devant et relevé sur la nuque, à la marseillaise; aux pieds, des souliers de cuir jaune bordé d'une large semelle faite comme un petit trottoir; ce ne pouvait être que Cabassu.
- Eh! Cabassu?...
L'homme du Midi se retourna:
- Toi! Nom de sort, quelle rencontre! Qu'est-ce que l'on disait donc que Paris est grand...
Et soudain, pris d'un besoin de confidence, il se mit à me raconter que sa femme allait bien, lui aussi d'ailleurs; qu'il avait profité d'un train de plaisir* pour venir admirer les illuminations et visiter la capitale; et que, sans l'excessive chaleur, ce sacré Paris, tout de même, serait un agréable séjour.
- Il ne fait donc pas chaud, là-bas?
- Il y fait chaud, sans faire chaud. Là-bas, on est rôti, ici on est bouilli. Moi, je préfère être rôti, parce que j'ai davantage l'habitude.
Le brave homme, en effet, par tous les trous de sa peau brune, suintait comme un alcarazas*. Quand il se fut épongé, nous causâmes.
- Et autrement, comment vont les affaires?
- Pas bien, ou plutôt mal! depuis cette invention des chemins de fer, argent, bêtes et gens, tout file sur Lyon, sur Paris. La misère reste dans nos trous; et, pour comble, le gouvernement ne s'occupe que des grandes villes.
- Pourtant, la récolte...
- Quelle récolte?... D'abord, il n'y a plus de récolte; et si, par hasard, il y en a une, c'est comme s'il n'y en avait point.
- Je croyais que vos amandiers...
- Parfait! parlons des amandiers. En mars, l'année s'annonçait bien. Un temps bleu, des arbres croulant sous le poids des fleurs, et le pays blanc à perte de vue, comme si dans la plaine, le long des coteaux, on avait mis sécher toutes les lessives de la contrée. Puis, un matin, en ouvrant ma porte, je remarque que l'air est frisquet. Il a gelé pendant la nuit. Les fleurs ont au cœur une marque noire. Ça suffit; adieu mes amandes! bien heureux encore qu'il en réchappe quelques-unes pour faire le nougat de Noël.
- Et le blé?...
- Le blé a réussi et les gerbiers sont hauts sur l'aire. Mais voilà: avec ces arrivages de la mer Noire et de l'Amérique, il faut le vendre si bon marché que le paysan perd dessus. Même histoire pour les vers à soie. Ils ont tous monté, ils viennent superbes et leurs cocons s'accrochent si serrés et si drus sous les cabanettes en bruyère, qu'on dirait à chaque brindille la grappe d'un gros raison d'or. Belle avance, puisque le cocon est à donner.
Si encore il y avait du vin!... Dire que, sans être vieux, je me rappelle le temps où, dans les bas quartiers, devant les portes, on voyait tout le long de l'année une table avec une nappe blanche, et dessus un broc et un verre pour les passants qui avaient soif. Maintenant, sur les collines où nos vignes verdoyaient, le caillou seul brille; le propriétaire n'a même plus assez de piquette pour son usage, et le passant, si la soif le brûle, peut s'abreuver à la fontaine.
- Vous devriez faire comme on fait ailleurs: modifier vos cultures, essayer d'un peu d'industrie?
- En fait d'usines, nous avions quelques papeteries dont l'eau des montagnes tournait la roue. Grâce à l'impôt sur le papier, ces papeteries sont ruinées, et beaucoup d'honnêtes travailleurs, peinant de père en fils depuis près d'un siècle, se voient réduits, l'un après l'autre, à mettre la clef sous la porte. L'eau tombe toujours, vaillante et grondante, mais les piles ne marchent plus, et des mousses pendent comme un crêpe aux palettes de la grande roue.
- On vient de le supprimer, cet impôt.
- Vraiment? Mieux vaut tard que jamais, il se fait temps. Mais le papier, ce n'est pas tout. Pour créer des industries, comme pour modifier des cultures, il faudrait des avances? Avec vos taxes, vos frais de justice, le plus clair de l'épargne s'en va aux gens du fisc ou bien aux avocats. A chaque vente, à chaque succession, un morceau leur reste. Aussi, voyez-vous, la terre n'a plus de valeur, et le paysan se dégoûte de la terre. Quelques vieux s'entêtent encore et la cultivent par compassion. Les jeunes partent, vont à la grand'ville, et les quelques qui demeurent finissent par jeter la pioche et par s'établir cafetiers.
- Cafetiers?
- Oui, cafetier! C'est une manie. Tout le monde à présent est cafetier. Il y a au moins un cafetier pour chaque maison de la grand'rue.
- Étrange! et comment font-ils pour vivre?
- Comme personne ne vient les voir, ils s'ennuient, pécaïre! dans leur café; alors, ils vont boire les uns chez les autres, et de cette façon le commerce marche...
Le raisonnement me surprit et me rassura. Evidemment Cabassu grossissait les choses, et la situation de nos provinces ne devait pas être aussi noire qu'il la dépeignait. D'ailleurs, depuis un instant, Cabassu semblait se rassurer  lui-même. D'abord mélo-dramatique et sombre, il s'était mis, avec la mobilité d'impression qui caractérise les méridionaux, à rire de l’œil, puis du coin des lèvres, et tout son visage maintenant s'éclairait, d'une joie malicieuse.
- Basta! fit-il, en ce bas monde tout s'arrange. Les bonnes années reviendront, on nous fera des lois meilleures. En attendant, pour cette année, on va s'en tirer tant bien que mal, grâce aux élections.
- Grâce aux élections?
- Parfaitement! Ces élections, dont on s'effraie, valent pour nous autant qu'une grosse récolte. Elles peuvent nous sauver de la ruine en rétablissant l'équilibre économique entre la ville et les champs. Elles doivent... Comprenez-vous? Non, Eh bien, vous allez comprendre.
Par un phénomène inexpliqué, de même que les terrains maigres et secs attirent les vols de sauterelle, de même les départements pauvres semblent attirer les candidats. Par chaque train, il en arrive. On en voit de bleus, de blancs, de rouges, les uns rasés comme des notaires, les autres barbus comme des sapeurs, et tous avec de l'argent plein les poches. Ils logent à l'hôtel, offrent des dîners, louent des voitures et se promènent par bandes dans les villages en fumant des cigares de cinq sous. De cette façon, l'argent roule. Pour trois sièges de députés, nous avons déjà soixante candidats: ça s'annonce bien! Mais il nous faudrait la centaine. Cent candidats dépensant à leur élection quarante mille francs par tête en moyenne, calculez... Voilà de bons et beaux écus qui, au lieu de se perdre à Paris, serviront à fumer nos terres.
Cabassu était de nouveau pensif.
- Le malheur est que les élections n'ont guère lieu que tous les cinq ans, et qu'il faut vivre dans l'intervalle...
Puis revenant à son idée:
- Si vous vous présentiez, eh?... Dans l'intérêt du pays!... Vous auriez des chances; et ça ferait toujours un candidat.
Les yeux de Cabassu, en me regardant, s'illuminaient de convoitise.
Mais Cabassu avait trop parlé. Cabassu avait dit; "Quarante mille francs, c'est un gros chiffre! Après avoir fouillé mes poches, je remerciais Cabassu.

                                                                                                                               Paul Arène.

La Vie populaire, dimanche 20 septembre 1885.

*Nota de Célestin Mira:

* Train de plaisir:





* Alcarazas:

Boire à l'alcaraza (castillan) ou à la gargoulette (provençal).

mercredi 4 mars 2020

Les victimes du bazar.

Les victimes du bazar.


Il s'est trouvé des journalistes, des brochuriers, voire des législateurs, pour protester au nom du petit commerce ruiné par les grands magasins. Mais personne n'a plaint les victimes du bazar, les pauvres gagne-deniers qui portaient la balle en plein vent, et qui disparaissaient devant la concurrence de la boutique à treize*.
Et pourtant, si l'économie politique ou sociale les condamne, la poésie ne doit-elle pas s'apitoyer sur leur sort? N'est-il pas vrai que la physionomie de Paris perd en les perdant? Hélas! le bazar a tué des voix qui étaient aussi nécessaires à la grand'ville que les voix d'oiseaux le sont à la forêt.
Rien qu'au hasard de la mémoire, combien de cris populaires je me rappelle, phrases au rythme mélancolique ou aux paroles goguenardes, turlututu en fausset ou graves mélopées en notes traînantes, qui chantaient leur partie dans le concert des bruits de la rue, et qui l'enrichissaient d'harmonies bizarres, et qui maintenant s'éteignent de jour en jour!
On dirait un orchestre dont les exécutants s'en vont peu à peu, laissant la mesure commencée, lâchant leur instrument au milieu d'une mélodie, désertant la symphonie où leur absence fait des trous piteux.
On dirait que la vieille forêt, mystérieusement frappée à mort, a renoncé à ses chansons d'antan, et que, l'un après l'autre, les oiseaux s'y taisent, désolés et lamentables.
C'est de loin en loin, dans les quartiers perdus, dans le haut des faubourgs, qu'on entend encore le bonhomme qui égrène les taratata de sa trompette en étain, et qui entonne, sur un air de chasse:

Voilà l'raccomodeur des fontaines,
Le poseur de robinets!
Fait's donc raccomoder vos fontaines,
Fait's poser vos robinets!*

C'est dans les banlieues vagues, aux tranquillités provinciales, qu'on voit le dernier cartonnier ambulant, le petit vieux qui paraît tout petit sous son échafaudage de caisses en papier, le triste petit vieux qui psalmodie lentement sa cantilène sur trois notes:
- Cartons longs! cartons carrés! cartons ronds!... Cartons pour les chapeaux de mesdames!*
Et le lunetier nomade, où le rencontrer aujourd'hui?* Sur quel trottoir inconnu, dans quelle ruelle antédiluvienne promène-t-il sa boîte au fermoir en cuivre? A qui vendre ses grosses bésicles faites pour chausser des nez disparus? J'ai besoin de fermer les yeux et de descendre au fond de mes souvenirs pour retrouver le son de sa voix chevrotante, qui jetait d'abord un cri aigu et achevait ensuite dans une basse solennelle:
- J'ai... les bonnes conserves!
Quant au facétieux personnage qui ameutait toutes les commères en vendant ses cannes de jonc*, il me semble l'avoir entrevu seulement en rêve, tant il y a longtemps que je n'ai entendu son cri gouailleur:
- Battez vos femmes et vos canapés!
Et de même, je me demande si ce n'est pas mon imagination fantaisiste qui a inventé le marchand de  casque-à-mèche*; Oh! combien il me paraît antique, celui-là! N'est-ce pas une vieille estampe que me l'a révélé? Mais non, non. Je me souviens bien de l'avoir vu en chair et en os. Il portait sur le dos une balle qui ressemblait à un gros mouton, à cause des mèches frisées que le vent ébouriffait. Sur sa tête, enseigne vivante, il arborait un énorme et triomphal bonnet de coton. Et c'est avec l'éclat d'une fanfare qu'il lançait cette annonce comique dont le populaire s'esclaffait de rire:
- Panamas, panamas, panamas d'hiver!
Autant de bruits éteints, autant de chansons perdues, toutes ces phrases au rythme mélancolique ou aux paroles goguenardes, tous ces turlututu en fausset et toutes ces mélopées en notes traînantes! Autant de parties qui manquent dans le concert de la rue.
Oui, les exécutants de ce grand orchestre s'en vont chacun à leur tour, désertant la symphonie qui s'appauvrit peu à peu. Aujourd'hui c'est la première flûte; hier c'était le hautbois; demain ce sera le tour des violons. Bientôt, il ne restera plus que le piston tapageur, joué par la corne à bouquin des tramways.
Et vraiment, pour me consoler de toutes ces voix désormais silencieuses, ce n'est pas assez de l'aboyeur qui glapit devant les bazars, trompettant de la gorge et du nez, son abominable et crécellante ritournelle:
- Ah voyez, voyez! la boutique à treize, dix-neuf, vingt-neuf, tente-neuf et quarante-neuf! Ah! voyez, voyez!
Non, ce n'est pas assez de ce perroquet, pour animer la vieille forêt parisienne, où chantaient tant d'oiseaux, qui maintenant l'un après l'autre se taisent, désolés et lamentables, oubliés par tout le monde, excepté de ces fous de poètes, seuls amants des races mortes et des chansons abolies.

                                                                                                                  Jean Richepin.

La Vie populaire, jeudi 20 août 1885.


* Nota de Célestin Mira:

* Boutique à treize: petite boutique fixe ou ambulante où se vendaient  différents objets communs au même prix, en l'occurrence, treize sous, d'où le nom.

* Raccommodeur de porcelaine:





* Marchand de cartons:



* Marchand de lunettes:


* Marchand de cannes:



* Casque-à-mèche: