mardi 30 octobre 2018

La créatrice du Cours-la-Reine.

La créatrice du Cours-la-Reine.

Les occasions de s'attendrir sur le souvenir de Marie de Médicis sont extrêmement rares. Saisissons celle-ci au passage. Cette personnalité si peu parisienne doit être vénérée, en tant que marraine des Haussman et des Alphand. 
Dans les premières années du dix-septième siècle, la pleine campagne, la campagne utilitaire et laborieuse commençait aussitôt après les Tuileries. Au delà du jardin royal, des prés et des labours s'étendaient jusqu'aux vignes de Chaillot. La veuve d'Henri IV acheta tout un lot de terrains en bordure de la Seine; elle en fit démolir les masures paysannes. Trois allées, formées par quatre rangs d'ormes, remplacèrent les cabanes et les cultures. Cela fit une majestueuse promenade, fermée à ses deux extrémités par des grilles où la reine et ses dames se rendaient en carrosse pour prendre le frais. Le cours, long de plus de sept cents toises, allait de l'Abreuvoir-l'Evêque, hors la fausse porte des Tuileries, jusqu'à la Savonnerie de Chaillot. 


Les jardins actuels du Cours-la-Reine.

Cette allée était la première promenade plantée d'arbre que l'on voyait à Paris. Les ormes de la reine durèrent plus d'un siècle. Ils ne furent arrachés qu'en 1723, sous la surintendance du duc d'Antin. Le surintendant vint lui-même présider solennellement aux plantations nouvelles. Le Dictionnaire Historique de la Ville de Paris et de ses Environs rend hommage à son activité:
"Le duc d'Antin, pour lors surintendant des bâtiments du roi, fit la cérémonie de planter lui-même le premier de ses arbres et attendit que tous les autres le fussent."
Cette solennité mit la surintendance en goût de planter. Auprès du Cours-la-Reine, on traça des allées nouvelles parmi les terres labourables et les garennes. Et les Champs-Elysées se créèrent. Nous les devons, sachons le reconnaître à un caprice de Marie de Médicis. Cette petite réparation était due à la mémoire d'une personne qui n'est pas habituée à avoir une bonne presse. Une des découvertes de l'érudition moderne a été la réhabilitation morale et intellectuelle de Louis XIII. Nos anciens manuels scolaires s'accordaient à le présenter comme un malade et un pauvre d'esprit. Le moindre bachelier sait, aujourd'hui, qu'il fut un grand roi, épris de justice, sévère, appliqué, scrupuleux, et le plus magnifique soldat qui ait régné sur la France des lis. En revanche, sa mère est sortie en assez piètre état des mains des historiens. Toutes leurs enquêtes aboutissent à confirmer ce jugement de Saint-Simon:
"Impérieuse, jalouse, bornée à l'excès, toujours gouvernée par la lie de la Cour et de ce qu'elle avait amené d'Italie, elle a fait le malheur continuel d'Henri IV et de son fils et le sien même, pouvant être la plus heureuse femme de l'Europe, sans qu'il lui en coûtât quoi que ce soit que de ne s'abandonner pas à son humeur et à ses valets."


Marie de Médicis, médaille de Guillaume Dupré.

Marie de Médicis fut une dame d'une épaisse stupidité. M. Hanotaux a prononcé ce verdict équitable:
"Henri IV était un bien mauvais mari, mais Marie de Médicis avait un bien mauvais caractère."
Les témoignages contemporains nous la présentent comme le type parfait de la femme qui fait des scènes. Mme d'Arconville a publié un manuscrit de Béthune sur Les Principaux Sujets de la Mauvaise Intelligence d'entre le Feu Roy Henri IV et de la Reyne Mère du Roy. Ce document est un plaidoyer sans réplique en faveur d'Henri IV, considéré au point de vue conjugal. Sully assistait à de lamentables scènes de ménages; il vit la reine s'emporter contre son mari jusqu'à lever la main. Le veuvage ne la calma point. En 1615, Arnauld d'Andilly notait, dans son journal:
"La reyne s'est trouvée fort mal la nuit du 27, d'un grand flux du ventre qui la mène vingt-cinq ou trente fois avec du sang. On attribue la cause à une colère qu'elle avoit eue le jour précédent."
Une personne de ce tempérament avait évidemment besoin de faire de fréquentes promenades au grand air. D'où le Cours-la-Reine.
- Vous êtes entière, disait Henri IV à sa femme, pour ne pas dire têtue.
Les ambassadeurs vénitiens, ces merveilleux espions psychologues, si habiles à déshabiller les âmes, furent stupéfaits de la nullité de la régente.
"Le roi, dit l'un d'eux, a voulu souvent la faire rentrer au Conseil pour qu'elle se mette au courant des affaires et des intérêts du royaume. Mais indifférence ou incapacité, la reine n'a nullement répondu à ses intentions. Elle est d'ailleurs d'un caractère peu sympathique.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 26 octobre 1913.

dimanche 28 octobre 2018

La promenade à la mode.

La promenade à la mode.

Les frères de Goncourt ont laissé une description pittoresque et colorée de la vie parisienne au Cours-la-Reine et aux Champs-Elysées sous le Directoire. Nous en reproduisons ce fragment.

Ce cours, où Paris s'aventurait peu, est devenue une promenade courue. Les arbres ci-devant taillés en mur le long de la grande allée, et cintrés en dôme au-dessus des contre-allées, poussent en liberté et donnent toute l'ombre et tout l'agrément qu'on peut demander à des arbres de trente ans. Les tertres gazonnés, disparus depuis, appellent et convient, comme des tapis garés du soleil, les jeux de l'enfance. Une armée folle et rieuse de garçonnets, tout à l'heure moutonnés jusqu'à la jarretière, aujourd'hui en carmagnole de siamoise rayée, un petit bonnet de police sur la tête, s'ébat sur la pelouse; et dans les chemins tracés, les parents traînent, fiers de leur fardeau, leurs marmots couchés dans des petites voitures au milieu de leurs joujoux. Ces amusements, ces joies enfantines et ces bonheurs paternels aiment et peuplent ces Champs-Elysées, bientôt montés à de plus hauts destins, bientôt l'arène des coquetteries équestres. 


Les Champs-Elysées en 1789.

Il est, en ces Champs-Elysées, des recoins de verdure, des aspects de campagne qui surprennent et distraient l’œil. L'allée des veuves, avec ses baraques en planches aux toits de chaume, ses treillages boiteux, ses clôtures à moitié mangées par les plantes grimpantes, semble une petite Thébaïde normande. Mais l'illusion d'être loin de Paris si près de Paris ne reste pas longtemps au rêveur, et ce ne sont qu'apparences rustiques; les jeux clandestins se cachent sous les frondées, dortoirs de gueux et de gueuses pendant les étés de la Révolution.
Les cafés brillent le soir par toute cette campagne civilisée, depuis les hauteurs de l'Elysée jusqu'à la place de la Révolution, depuis le citoyen Renault, qui tient un dépôt de glaces de Velloni auprès de l'avenue Marigny, jusqu'à Corazza qui, son café du Palais-Royal cédé à Peyron vient de s'établir au Garde-Meuble. Les Champs-Elysées, cette forêt parisienne, sont remplis de limonadiers et de traiteurs, d'amphitryons aimables du passant. Et n'ont-ils pas, les Champs-Elysées, ce glacier poli parmi les glaciers les plus polis, Travers, ci-devant officier des ambassadeurs de Venise, qui adresse aux dames cette galante invitation:
" Madame, Travers a l'honneur de vous prévenir qu'il s'est trouvé forcé d'abandonner le service du bal de l'hôtel Marbeuf par la rétribution trop généreuse qu'exigeaient les entrepreneurs. Le seul regret qu'il éprouve est d'être séparé d'une société agréable, dont les femmes qui la composent forment le principal ornement."

                                                                                                  Edmond et Jules de Goncourt.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 26 octobre 1913.

La visite des bateaux anglais par les Russes.

La visite des bateaux anglais par les Russes.

Le Daily Graphic a publié, cette semaine, la reproduction d'une curieuse gravure: celle que nous donnons aujourd'hui. Cette gravure fut éditée par Mac Lean en 1829, époque à laquelle les flottes française, russe et anglaise venaient de faire subir, à Navarin, un échec sérieux aux flottes turque et égyptienne alliées.


Caricature anglaise de 1829 montrant un navire anglais visité par les Russes.

Pour ceux de nos lecteurs qui ne savent pas l'anglais, nous traduisons sans les commenter les deux légendes que le caricaturiste a écrites sur son oeuvre, dans le but, certainement, d'en augmenter l'humour et de rendre la satire plus agressive.
Dans le haut, nous lisons, ce sont les matelots qui parlent: "Si nos chefs ne nous avaient pas liés les mains, vous ne nous traiteriez pas de la sorte. Mais qu'importe, nous vous donnerons une "frottée" avant peu!"
Dans la légende du bas, l'auteur est moins agressif, mais il ne ménage pas son ironie. Voici d'abord le titre: Visitant un navire anglais dans les Dardanelles. Le caricaturiste croit devoir compléter le titre par cette saillie: Ou: Comment notre fidèle alliée (La Russie) montre son respect pour le drapeau britannique.
Nous avons cru intéressant de montrer cette amusante gravure, où sont ridiculisés à la fois les officiers anglais avec leur fines tailles et les marins russes à la barbe abondante. Cette caricature qui remonte à soixante quinze ans, est curieuse au moment où l'incident du Malacca a failli amener des complications diplomatiques sérieuses.

                                                                                                                          Will Darvillé.

Le Petit journal militaire, maritime, colonial, 7 août 1904.

mercredi 24 octobre 2018

Destruction de la machine de Marly.

Destruction de la machine de Marly.

On vient de détruire la célèbre machine de Marly, qui passait pour une des merveilles du siècle de Louis XIV.
Cet événement aurait fait sensation en Europe il y a cinquante ans, avant la propagation générale de la vapeur, et il affligera certes les vieillards habitués à considérer l'oeuvre de Rennequin Sualem comme le dernier mot de la science hydraulique (1).
Toute la génération de nos pères allait en pèlerinage admirer les roues colossales, les monstrueux pilotis, les engrenages mugissants de l'ingénieur liégeois; et nous-mêmes, enfants du dix-neuvième siècle, quand nous visitons les sites charmants de Bougival et de Lucienne, nous croyions n'avoir rien vu tant qu'on nous avait pas montré la machine de Marly.
- Où est la machine? demandent et demanderont longtemps encore les promeneurs de ce paradis terrestre, dont elle était le monument pittoresque et dont elle restera le souvenir impérissable. 
Et le cicérone répond et répondra désormais:
- La machine n'existe plus; elle s'était faite si vieille qu'elle n'était plus bonne à rien; elle ne battait que d'une roue depuis longtemps; elle jetait des cris de détresse pour monter un filet d'eau; elle ne servait qu'à encombrer la Seine, dont elle barrait le cours à la navigation. Bref, la vapeur, sa jeune rivale, l'a détrônée et remplacée. Voici la pompe à feu de soixante quatorze chevaux (2) qui pousse l'eau vers l'aqueduc de Louis XIV, et la turbine simple et ingénieuse substituée à l'appareil compliqué de Rennequin. Le fleuve a retrouvé un lit profond et sûr, grâce à cette belle écluse, imitée de celle de la Monnaie de Paris, chef-d'oeuvre de M. Poirée, l'ingénieur en chef, et gouvernée par l’œil intelligent et la main savante de M. Dufrayer, directeur des travaux hydrauliques de Saint-Germain et de Marly.
Historien de toutes les gloires et conservateur de tous les monuments, le Musée des Familles n'a pas voulu que la machine de Marly disparût complètement et irrévocablement de ce monde. Il a fait dessiner son portrait à sa dernière heure, avec la scrupuleuse exactitude de la photographie. 


Vue de la machine de Marly avant sa destruction.
Dessin de M. A. de Bar.

Le soleil de Louis XIV avait créé d'un regard ce moulin à eau gigantesque; le soleil du bon Dieu en a retracé d'un rayon les débris curieux et vénérables.
Rappelons à ce sujet que la machine de Marly, dont l'établissement et l'entretien avaient absorbé douze millions, est l'objet d'une erreur populaire, accréditée aux mauvais jours de la première république. On a dit et on répète, et beaucoup croient encore que louis XIV avait fait cette folie et que ses successeurs l'avaient continuée, pour alimenter les bassins et les jets d'eau des parcs de Versailles et Marly-le-Roi. Ce reproche a été jeté violemment à la tête de Louis XVI par les régicides de 1793. Or, rien n'est plus faux ni plus injuste qu'une telle assertion. Le premier but et le principal objet de la machine de Marly ont été et n'ont pas cessé d'être de fournir l'eau de la Seine aux habitants de Marly et de Versailles, dont les fontaines, les lavoirs, les bains, les carafes, etc., sont toujours les véritables aboutissants de l'aqueduc du grand roi. Le palais de celui-ci ne lui a jamais rien ou presque rien emprunté, et les pièces d'eau de Marly, après s'être joué avec le trésor liquide, le distribuaient paternellement aux sujets de Sa Majesté.
Vous pouvez en croire un témoin qui arrose encore aujourd'hui son gosier... et son jardin avec l'eau de Louis XIV.

                                                                                                                   Pitre-Chevalier.

Musée des familles, Lectures du soir, novembre 1856.


(1) Nous disons Rennequin Sualem, et non pas le baron de Ville, comme on disait sous Louis XIV et sous ses successeurs. Voilà la véritable histoire de ce Raton et de ce Bertrand de la mécanique. Rennequin fut l'inventeur positif et M. de Ville fut l'inventeur officiel. Le premier traçait le plan du grand ouvrage dans une pauvre maison de Bougival, et le second le montrait comme sien au roi-soleil dans les salons dorés de Versailles et de Marly.
Le subalterne se taisait de peur de perdre la place qui le faisait vivre, et le chef montait chaque jour en faveur, grâce aux merveilles exécutées par son commis. Lorsqu'on inaugura la machine, Louis XIV et sa cour se placèrent au sommet de la plus haute tour des aqueducs, à cinq ou sis cents pieds au-dessus du niveau de la Seine. A un signal donné par Sa Majesté et communiqué à Bougival, les quatorze roues géantes se mirent en mouvement, et l'eau arriva jaillissante et limpide, à travers les longs tuyaux de fer, jusque dans le bassin de granit, aux pieds du roi, qui ne savait pas attendre. Le baron de Ville était là, faisant la roue avec son plumage d'emprunt. Les courtisans le portèrent en triomphe. Louis XIV le combla de titres, d'honneurs et d'argent; et son carrosse faillit écraser un pauvre diable perdu dans la foule au bas de la tour. Ce pauvre diable était Rennequin Sualem, qui devint fou, selon quelques-uns, et finit dans la misère, selon la plupart. La France et l'histoire l'ont vengé depuis de leur mieux, en donnant son nom au quai de la machine de Marly.
(2) La construction de cette pompe fut commencée en 1812 et achevée en 1826 par Cécile et Martin.

mardi 23 octobre 2018

L'art de la déclamation.

L'art de la déclamation.


Des théories de jeunes garçons et de jeunes filles, âgés de neuf ans au moins et de vingt-deux ans au plus, vont s'inscrire, à l'heure qu'il est, selon la coutume, chez le fournisseur du Minotaure, M. Ambroise Thomas*: il ne faudra pas moins de trois jours, à la fin de ce mois, pour faire un choix parmi les innocents, parmi les pauvrettes, qui briguent l'honneur d'être admis aux classes de déclamation dramatique; il n'en faudra pas plus, au commencement du mois prochain, pour élire ceux qui seront précipités, suivant leur vœu, dans les classes de piano!
Car on persiste à fabriquer non seulement des pianos, mais des pianistes; après l'invention du mélotrope*, cette constance est admirable. Imaginez, en effet, qu'il suffit d'appliquer ce petit appareil au clavier d'un piano quelconque et d'en tourner la manivelle: à mesure que se déroule une bande de toile, où des trous variés figurent les notes, un morceau de musique se reproduit, tel qu'il fut exécuté, une première fois, par un maître ou par un enfant. De celui-ci, pas une fausse note, pas une erreur de temps n'est perdue! Et de celui-là, pas une finesse: a-t-il improvisé, on retrouve jusqu'à la moindre hésitation, jusqu'aux repentirs de sa fantaisie; a-t-il joué avec cérémonie, en virtuose, on retrouve la pompe et les habiletés de son talent. On a Saint-Saëns et Diémer, on a Rubinstein et Padérewski chez soi; on peut les déchaîner à sa guise; on peut même les arrêter!... 
Depuis l'invention du mélotrope, il suffirait, pour le plaisir du genre humain, qu'un pianiste, un seul, eût existé; il suffirait qu'il y en eût toujours un, dont l'office, honorablement rétribué, fût d'exécuter la musique nouvelle, de tenir au courant une toile sans fin. Comme il n'y a plus en France qu'un exécuteur, il n'y aurait plus dans le monde qu'un exécutant... A quoi bon lui susciter de pitoyables émules? Tôt ou tard, évidemment, les familles de la haute et de la moyenne bourgeoisie cesseront de produire des amateurs; les familles de la petite cesseront de produire des "professionnels" ou, pour mieux dire, des professeurs. D'un côté, sans doute, on se rejettera sur tel art d'agrément un peu moins incommode, peinture, lawn-tennis ou photographie; de l'autre, on se rabattra sur des métiers moins décevants, ceux d'ajusteur ou de mécanicien, de giletière ou de brodeuse.
Or il est à craindre, et pour ma part je crains depuis longtemps déjà qu'une découverte analogue, une application nouvelle du phonographe, nous prive, nous autres délicats, de notre déjeuner annuel. Sous le gouvernement de M. Thomas, qui vient après Auber, qui vint après Chérubini, le conservatoire de déclamation, annexé au Conservatoire de musique n'a d'autre utilité que de préparer des jeunes gens au concours de tragédie et de comédie. Mais ce concours lui-même, il faut l'avouer, n'a d'autre effet que de réunir à Paris, vers la fin de juillet, un certain nombre de personnes touchant à la finance, à la politique, voire même à la littérature, au théâtre, et qui s'intéressent à l'avenir de l'art dramatique. Ces gens de bonne volonté se donnent rendez-vous dans le quartier Poissonnière, où les gargotes ne manquent pas; pour des agapes, nos seulement précédées, mais suivies d'un divertissement singulier: de huit heures du matin jusqu'à midi, et depuis une heure jusqu'à six heures du soir, ils écoutent sans défaillance, avec une sympathie, avec un zèle toujours égal, des adolescents qui reproduisent, tellement, quellement, la voix, la diction, les tics habituels des principaux acteurs qui, de nos jours, ont illustré la Comédie-Française. Ah bien! supposez que l'administration du musée Grévin adapte ses mannequins, avec un moteur électrique, un phonographe irréprochable: est-il possible, après cela, que le Conservatoire de déclamations subsiste? Et sous quel prétexte, à l'avenir, nous rassembler dans les gargotes voisines?
Grâce à Dieu! le déjeuner de l'année prochaine, au moins est assuré. Le matin nous verrons encore les tragédiennes et les tragédiens futurs, Hermione en robe de bal, Oreste en habit noir, défiler devant M. Coquelin cadet, que M. Ambroise Thomas préside; et nous verrons encore, dans l'après-midi, les comédiennes et les comédiens, Toinette et Mascarille, défiler devant M. Mounet-Sully que préside M. Ambroise Thomas. Ce jury, est-il besoin de le dire?, n'est pas désigné par le sort. Oh! non! Le sort n'a pas tant de malice: il aurait pu, à la rigueur, pour veiller aux intérêts du drame, choisir ce compositeur de musique, mais aurait-il deviné le plaisir que prendrait M. Coquelin cadet à ces imitations de M. Mounet -Sully et la béatitude où flotterait M. Mounet-Sully bercé par la voix de M. Baron?... Au dernier concours, en effet, bien qu'il n'appartienne pas à la Comédie-Française, M. Baron a eu les honneurs de la contrefaçon; à vrai dire, c'était son fils qui lui rendait cet hommage, et le cas est exceptionnel. Mais à défaut de fils, on a des admirateurs, on a des élèves. Ecoutez plutôt, écoutez ce gamin: si jeune et déjà Talbot!... Les professeurs officiels, naturellement, sont le plus souvent représentés: nous avions cette année un excellent petit Delaunay. D'autres fois, c'est un Got, un Worms: nous avons eu des Maubants, nous avons des Dupont-Vernons.
Cependant M. Dupont-Vernon, le véritable, a rarement la joie de se montrer sur la scène; et combien après lui, chargés de couronnes, attendent leur tour dans les coulisses! Combien même n'y pénètrent pas!... ce n'est pas tous les ans, je le veux bien, qu'il se trouve, en tragédie, en comédie, une jeune fille aussi intelligente et "suggestive" et d'un charme aussi particulier que Mlle Moréno; une jeune fille qui ressemblerait aux anges de Botticelli même si notre ami Paul Bourget n'avait pas mis cette ressemblance à la mode! ce n'est pas tous les ans, non plus, qu'il est donné à quelqu'un de ces jeunes gens d'affronter la bienveillance de la critique... En 1889, M. Claretie n'a engagé aucun lauréat du conservatoire: où sont-ils ces lauréats de l'an passé? Où s'en vont, dès maintenant, ceux de l'année prochaine, ceux qui mettent leur signature, à l'heure qu'il est, sur le registre fatal?... "Hermione à quinze ans, riche à trente!" murmurait un moraliste, à côté de moi, tandis qu'une fillette aux bras déjà formés, à la gorge ronde, stimulait d'une précoce ironie son camarade Oreste. Hélas! même ce pronostic est d'un optimiste: on a vue des Hermiones déchues qui ne sont pas tombées dans l'opulence. Et les Orestes! A quels démons peuvent-ils se vouer?... Si le Conservatoire ne cesse pas sa fabrication, j'ose dire qu'il serait humain, pour écouler ses produits, d'organiser des tournées en Afrique centrale: avis à Mgr Lavigerie! Dorine et Sganarelle, emmenant comme souffleur un premier prix de piano, prêcheraient contre l'esclavage: "Allez donc à Paris, diraient-ils, avec vos troupeaux d'hommes, allez rue Pergolèse! Il n'y a plus que les noirs, chez nous, qui trouvent des engagements. Heureux les pegadores entre tous les virtuoses! Heureux ces minstrels* pour instruments à cornes!"

Revue illustrée, juin 1890- Décembre 1890.

Nota de Célestin Mira:

* Ambroise Thomas est un compositeur français célèbre par ses opéras:







* Mélotrope:



Mélotrope de Carpentier.

* Minstrel: Spectacle de variété américain où des blancs, au début de cette mode, se noircissaient le visage.




vendredi 19 octobre 2018

Une heure dans les cuisines du baron A. de Rothschild.

Une heure dans les cuisines du baron A. de Rothschild.


Mon Dimanche  ne recule devant aucune démarche, aucune difficulté: il va partout. Il accomplit des reportages réputés impossibles; il réussit là où beaucoup d'autres ont échoué. Il visite l'appartements des rois et des reines, les bouges des voleurs, les prisons des condamnés. Pour renseigner et intéresser ses lecteurs, il met à la tâche toute la vaillance de sa jeunesse.
Hier, il visitait les caves de la Banque de France; aujourd'hui, il est parvenu à s'introduire dans les cuisines de M. le baron de Rothschild; demain il ira coucher avec des vagabonds dans un asile de nuit, il partira avec des pêcheurs ou accompagnera des policiers ou des pèlerins.

La légende et la réalité.

Rue Saint-Florantin, n°2. Une façade grise percée de fenêtres que défendent de nombreux barreaux de fer. Une grande porte noire, flanquée de deux entrées de service. C'est l'hôtel du baron Alphonse de Rothschild. Il a son histoire, cet hôtel. Le grand Carnot y habita en 1793. Plus tard il fut achevé par le fameux Talleyrand: c'est là que fut résolu le retour des Bourbons en 1814, et c'est là que Talleyrand mourut le 28 mai 1838.
Le seuil franchi, on se trouve dans une spacieuse cour d'honneur encadrée de sévères constructions.
A gauche, une entrée voûtée conduit dans une cour de service où s'ouvre le couloir étroit et sombre aboutissant aux cuisines.
Je descends quelques marches, je pousse une porte vitrée et je suis dans les cuisines.
Sur la foi de la légende, je m'attendais à voir une salle lambrissée de marbre, pavés de mosaïque. Je rêvais de splendeurs, je supposais mille choses rares: mortier de porphyre, faïences claires, étagères de cristal, cuivres étincelants comme des soleils, casseroles d'argent, que sais-je encore? Ces merveilles semblaient tout indiquées dans les cuisines d'un grand milliardaire.
Eh bien! si le confort existe, il n'en est pas du même luxe. A première vue, cette cuisine de l'homme le plus riche de Paris semble être celle de quelque établissement de commerce, hôtel ou restaurant. Tout y est simple;
Les murs sont revêtus d'une solide teinte faux marbre; les bahuts, petits ou grands, n'ont pas de sculptures; les tables, les broches, les fourneaux, tout y est aménagé avec un grand sens pratique, mais sans la moindre ostentation. l'ensemble se fond dans une tonalité discrète. Le sol, dallé de larges pierres blanches, est recouvert de sable fin; les portes et autres panneaux sont peints en marron. Les casseroles, en cuivre martelé, lourdes, solides, sont simplement accrochées à de longues tringles de fer noirci.
Mais, à examiner plus attentivement chaque objet, on constate que, dans ces vastes sous-sols, si rien n'est sacrifié au choquant, tout y est solide et confortable.

Pas de luxe inutile.

Un large fourneau de fonte, encadré de fer poli, se trouve sur le même plan que la porte d'entrée. Une hotte immense le recouvre, aspirant, à l'aide d'un puissant ventilateur, toutes les odeurs alimentaires. Tout proche, un "four allemand" à trois chambres de cuisson superposées. En face du fourneau est placée une monumentale broche dont le mouvement d'horlogerie est tout entier enfermé dans une boîte faite de grandes glaces assemblées par des montants de métal. Devant cette broche, une étuve chauffée au gaz. Sur le côté gauche de la broche on remarque une broche minuscule servant à rôtir les menus gibiers.



La salle de la broche dans les cuisines de Rothschild.
Contre le mur de gauche, entre les hautes fenêtres prenant jour sur la rue Mondovi, sont établies de profondes armoires vitrées remplies de moules divers en cuivre, des terrines de grès, de cocottes, de cassolettes, etc., etc...
Au milieu de la cuisine, une lourde table recouverte en partie de châssis quadrillés en bois de hêtres et de nappe blanches. Sur cette table, rangées en bon ordre, des séries de couteaux, de cuillères, de fourchettes; des boîtes à sel, à épice, à ficelle; des triangles pour poser des casseroles; des piles d'assiettes de service.
Sur cette correcte ordonnance, une multitude de lampes électriques répandent une vive lumière.

Le roi des cuisines Rothschild.

Voilà le cadre; plaçons-y maintenant le principale personnage, M. Léon Barré, le chef suprême, le roi des cuisines Rothschild. Dans le monde culinaire professionnel, il occupe une place prépondérante. Élève de Trompette, le maître fameux dont les ragoûts firent presque autant pour la gloire de Gambetta que ses plus éloquents discours, M. Barré est un praticien de grand talent. Depuis vingt ans au service de la maison Rothschild, il dirigea, tant à Ferrières que rue Saint-Florentin, une brigade de cuisiniers et de pâtissiers.


M. Léon Barré, cuisinier en chef
des cuisines de M. de Rothschild.

Je l'interroge sur les goûts du baron.
- Le baron aime les plats bourgeois. Il a horreur des ragoûts compliqués et déteste les noms prétentieux. Il a, du reste, un palais délicat et n'apprécie les fonds et coulis qu'autant qu'ils ont exactement la saveur des mets qu'ils accompagnent. Ici, nous ignorons les "lentes espagnoles" et les traditionnelles "sauce mères"; mon travail est instantané, en quelque sorte. Si je prépare un "poulet sauté", je sacrifie un deuxième poulet qui, traité en ragoût rapide et mouillé à l'eau, me donne un "jus" dont le moelleux parfait viendra au dernier moment s'ajouter au "déglaçage" du premier poulet.
- La légende dit que le baron adore les truffes.
- Il n'en aime que le parfum. Du reste, Mme la baronne les supprime le plus souvent lorsqu'elles figurent sur les menus quotidiens.
Cependant, ajoute M. Barré, pour les cadeaux de Noël, j'ai préparé une trentaine de dindes truffées pour lesquelles j'ai acheté pour plus de dix-huit cents francs de truffes.
- Quels sont les mets favoris de la maison? On m'a parlé de certaine choucroute préparée jadis, rue Lafitte, par un "cordon bleu célèbre et fort appréciée ici?
- La "Choucroute au Champagne"! Ce plat, en effet, est en grand honneur chez nous. La recette en est conservée aux archives. Sans aller jusqu'aux ridicules exagérations décrites par un chroniqueur du vieux Figaro, j'entoure cet apprêt de soins minutieux. Pendant que, mouillée de vin de Champagne Moët et Chandon, la choucroute mijote, je prépare d'autre part un coulis de veau à peine blond pour lequel j'emploie une noix de veau entière qui, elle, n'est pas servie; après quelques heures de cette lente coction, je mélange les deux éléments et je sers.
Le baron, continue M. Barré prise encore les "saucisses aux lentilles", les "haricots verts au beurre", les "épinards" et les "gelées d'orange".
Mme la baronne a, à son service particulier, une "pâtissière anglaise" qui confectionne des "puddings", des "cakes", des "confitures", le tout apprêté selon les formules anglaises.

Quelques menus.

L'évidente "simplicité" de ce train de maison m'enchante. Je demande à M. Barré s'il ne serait pas indiscret de feuilleter son livre de menus.
- Nullement, me répond-il.
Et sur le minuscule calepin qu'il me présente, je copie:


Déjeuner (janvier)

Oeufs à l'aurore.
Truite sauce gribiche.
Saucisse aux lentilles.
Faisan rôti.
Épinards au beurre.

Dîner (janvier)

Consommé aux légumes.
Filets de barbus béarnaise.
Perdreau rôti.
Pointes d'asperges.

- Jadis, me dit M. Barré, il y avait plus de mouvement ici. Il m'est arrivé de dresser des buffets de bals pour deux ou trois mille invités; mais, à présent, tout est calme. A Ferrières, pourtant, lors des grandes chasses, j'ai des tables nombreuses.
Ce nom de Ferrières me pousse à poser une question:
- Est-il vrai qu'au dîner offert, le 13 novembre 1902, au roi de Portugal, il ait été servi les cinquante-sept plats énumérés par Jean de Mitty dans le Matin?
Le chef sourit et, ouvrant son cahier de menus, il me lit:

Déjeuner, 21 couverts.

Omelette aux fines herbes.
Côtelettes de mouton.
Poulet chevalière.
Faisan rôti.
Pâté de foie gras et galantine.
Chicorée à la crème.
Compote de fruits.
Brioche mousseline.

Nous sommes très loin du compte, vous le voyez. Il avait encore été préparé un plat de poisson, mais, désirant un service rapide, le baron le fit supprimer au dernier moment. Il avait hâte de conduire son royal invité dans les tirés du domaine où, ce jour-là, il fut abattu 2.400 faisans.
- En somme, demandai-je, Ferrières vous fournit tout le gibier qui se mange ici?
- Non seulement le gibier, mais aussi des légumes, des primeurs surtout: les haricots verts, les petits pois, les asperges, que nous avons en abondance et toute l'année; des volailles, poulardes, dindes, canards; du mouton aussi fin que celui du pré-salé; des œufs, du beurre, du lait, du fromage. Et je reçois encore des pêches, des brugnons, des fraises comme il me serait difficile de m'en procurer ailleurs. Pour la consommation du baron, pour les saucisses que je lui prépare, on y élève des porcs qui sont saignés, dépecés, préparés, manipulés et même saumurés à Ferrières Au château, les cuisines sont assez vastes pour se permettre de pareils travaux.
Pendant que le chef me parle, je jette un regard interrogateur sur de formidables piles de bois rangées des deux côtés du fourneau.

Le garde-manger.

Craignant d'abuser des instants de M. Barré, je m'apprête à le quitter, le remerciant de ses précieux renseignements; mais il veut me documenter encore et, tour à tour, me fait visiter la laverie des assiettes, la "plonge" où se fait la grosse batterie, et enfin le garde-manger, où je vois les longues tringles de fer ployant sous le poids des aloyaux, des filets, des selles, des cuissots. Dans cette pièce, vaste et glaciale, je remarque une haute armoire-timbre dont les compartiments sont littéralement bondés de superbes poulardes, de faisans et autre victuailles. 

La grande salle du gibier dans les cuisines de Rothschild.

Sur les étagères de marbre sont rangées de nombreuses terrines blanches: dans l'une j'aperçois la légendaire choucroute.
Elle est, bien que froide, tentante encore; à la voir si blanche, on la devine moelleuse et fondante. Aussi, ne pouvant résister à mon envie, j'en goûte une parcelle... c'est exquis!
Du garde-manger, nous passons dans la pâtisserie. Les tables y sont recouvertes d'épaisses plaques de marbre rouge. Dans des vitrines sont rangées des moules en cuivre de toute forme.
- Je ne puis, me dit M. Barré, vous faire visiter la pâtisserie anglaise: c'est un sanctuaire où les profanes ne peuvent pénétrer.
Nous retraversons la cuisine et parcourons rapidement les offices, puis arrivons dans une salle où sont servis les repas des domestiques de l'hôtel.
- Ici, me renseigne le chef, nous ne sommes qu'un trentaine, sans compter, bien entendu, les cochers, les palefreniers et les nombreux ouvriers: menuisiers, serruriers, peintres, etc... attachés au service spécial de l'hôtel. A Ferrières, nous sommes plus de cent. Dans ce chiffre ne sont pas compris les nombreux gardes-chasse et autres employés qui vivent un peu en dehors de l'entourage immédiat des maîtres.

Notre visite s'achève par une grande pièce située tout en haut de l'hôtel. Dans cette salle sont rangés en bon ordre les gibiers de choix provenant des chasses de Ferrières.
C'est jour de disette, me fait remarquer M. Barré; ce qui ne m'empêche pas de compter une trentaine de faisans, quatre chevreuils et un nombre respectable de lièvres.
Dans la pièce voisine de ce garde-manger fut décidé le retour des Bourbons, en 1814.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 mai 1903.

jeudi 11 octobre 2018

Kate Greenaway et Henri Heine.

Kate Greenaway et Henri Kate.

Pourquoi faut-il que Kate Greenaway* ait choisi de faire ses adieux à la vie? Dans vos mines épanouies, dans vos frimousses extasiées, elle eût trouvé de si jolis motifs pour enrichir son incomparable galerie enfantine! Donnez un souvenir dans vos prières à Kate Greenaway, bébés de France et du monde entier mêmement, car la douce Kate était universelle et ne travaillait pas, si travailler il y a, pour les seuls enfants de sa brumeuse patrie. Née à Londres vers 1845, elle ne fit jamais parler d'elle que par les petits chefs-d'oeuvre dont elle illustra vos albums. On ne sait rien ou presque de sa vie. Mais ses légères aquarelles, qui renouvelèrent un art longtemps abandonné à des barbouilleurs de basse qualité, demeureront aussi longtemps qu'il y aura des bébés, des noëls et des jours de l'an.
Élèvera-t-on quelque jour une statue à Kate Greenaway? Si l'idée en venait jamais à nos voisins d'Outre-Manche, je voudrais que la souscription fût limitée aux seuls enfants. C'est de leur reconnaissance affectueuse que devrait être fait ce monument qui revêtirait le plus gracieux internationalisme, deux mots qui n'ont guère l'habitude d'être accouplés. Mais puisque je vous parle monument, il n'est peut être pas sans intérêt de rappeler que Henri Heine* vient d'avoir le sien au cimetière Montmartre. Heine était juif et Allemand; mais c'était le moins juif des Allemands ou le moins Allemand des juifs, comme on voudra, ce qui explique que ni les Allemands ni les juifs n'ont voulu donner un centime pour sa statue. Celle qu'on a érigée au cimetière Montmartre le représente fermant les yeux et prématurément vieilli par le mal. On sait assez, en effet, que pendant près de dix ans, de 1848 à 1856, le pauvre poète fut cloué par la paralysie sur un lit de torture. Dans ces douloureuses conjonctures il trouva près d'une Française, Mathilde Mirat*, qu'il avait épousée en 1841, des soins qu'on n'eût pu attendre d'une femme qui, avant la maladie de Henri Heine, avait fait de son ménage un véritable enfer. Pour un rien, elle entrait dans des colères terribles. "Je loge chez moi la Tempête", disait Henri Heine. Elle avait transformé  la maison du poète en une véritable ménagerie dont les principaux personnages étaient un perroquet nommé Cocotte, trois bolonais à poil blanc, et une cinquantaine de canaris un peu partout dans les volières qui tapissaient tous les appartements.
Dès qu'on touchait à l'un de ces animaux, Mathilde entrait en crise. Henri Heine, au mois d'août 1844, avait fait avec elle, la traversée du Havre à Hambourg pour la présenter à sa sœur "Lolotte" et au mari de celle-ci. On arrive à Hambourg; les parents sont sur le quai; ils accueillent avec bonté Mathilde qui se montre elle-même fort avenante. Mais M. Embden (le mari de Lolotte) en voulant passer une caisse à sa belle-sœur, qui était montée en voiture, se sent tout à coup pincé au doigt et laisse tomber la caisse. Mathilde pousse des cris perçants: la caisse en question contenait Cocotte, son cher perroquet, qu'elle avait amené de Paris.
- A-t-on idée d'une pareille maladresse! criait-elle. La pauvre cocotte qui a déjà tant souffert du mal de mer! Elle va mourir du coup! Bourreau! Assassin!...
On ouvre la caisse. Cocotte, fort heureusement, respirait encore. Les traits de Mathilde se détendirent.
- Mon cher beau-frère, dit Henri Heine à M. Embden, vous avez failli perdre pour toujours les bonnes grâces de Mathilde. Je vous avez prévenu pourtant que je viendrais avec toute ma famille, c'est à dire avec ma femme et son perroquet; mais vous n'avez pas daigné vous apercevoir de la présence de cette petite bête qui, en vous pinçant, s'est rappelée elle-même à votre souvenir.
Si encore Cocotte avait été une bonne bête! Mais c'était le plus méchant, le plus criard, le plus agaçant des perroquets. Il assourdissait littéralement Henri Heine qui n'osait pourtant se plaindre tout haut, crainte de pis. Un jour que Cocotte était prise de convulsions, Mathilde entra toute éplorée dans la chambre de son mari: "Henri, criait-elle en sanglotant, Cocotte se meurt!"- "Dieu soit loué!" grommela Heine en allemand, sachant bien que Mathilde ne comprenait pas cette langue.
La pauvre Mathilde, bonne fille, encore qu'un peu acariâtre, manquait en effet d'instruction première. Tous les efforts qu'avait fait son mari pour lui apprendre l'allemand étaient restés inutiles. Elle n'avait pu apprendre qu'une phrase: Guten tag, mein herr, nehmen sie platz (Bonjour monsieur, voulez-vous vous asseoir), qu'elle débitait à tous les compatriotes de son mari qui venaient lui rendre visite pendant sa maladie et plantait là le visiteur qui demeurait tout interdit d'un pareil accueil, jusqu'à ce qu'on l'introduisit dans la chambre du malade. Le poète lui pardonnait assez bien ce manque d'instruction. Il avait plus de peine à s'accommoder de son inexpérience domestique et des folles prodigalités auxquelles elle se livrait. Il l'appelle dans ses lettres "ma dépensière". Elle le ruinait en robe et en flacons de parfumerie. "Elle est, disait-il, constamment tourmentée par je ne sais quelle manie de jeter l'argent par la fenêtre." Avec tous ces défauts, Mathilde Mirat était, je l'ai dit, fort attachée à Henri Heine. Les soins qu'elle lui prodigua ne se démentirent point un seul instant pendant sa longue et cruelle maladie et peut être, au moment où l'on glorifia  dans le marbre l'auteur des Rieselbider, n'était-il que juste d'associer à sa mémoire la linotte parisienne dont il avait fait sa compagne des bons et des mauvais jours.

                                                                                                                           Tiburge.

Les Veillées des chaumières, 14 décembre 1901.

* Nota de Célestin Mira:

Kate Greenaway:

Kate Greenaway.

Quelques dessins de Kate Greenaway:







* Henri Heine:

Henri Heine.

Tombe d'Henri Heine au cimetière Montmartre.


Augustine Crescence Mirat, vendeuse de chaussure passage Choiseul dans le 2e arrondissement à Paris fut l'épouse de Henri Heine qui la surnomma Mathilde.

mardi 9 octobre 2018

Halte aux simulateurs.

Halte aux simulateurs.

L'alarme est vive dans le camp des "simulateurs": c'est que M. Lépine* vient d'inviter ses agents à mettre en état d'arrestation tous les mendiants atteints d'infirmités apparentes et se servant de ces infirmités pour apitoyer le public. Chaque arrestation fera l'objet d'un rapport spécial. Les vrais infirmes, s'il s'en trouve dans le tas, seront hospitalisés à Nanterre; les simulateurs, dirigés sur le dépôt, seront poursuivis correctionnellement.
J'imagine que ceux-ci seront plus nombreux que ceux-là. Sans aller jusqu'à dire, avec Maxime du Camp, qu'"il n'y a peut-être pas un mendiant qui soit digne d'intérêt", je suis bien forcé de reconnaître que les apparences donnent raison au célèbre explorateur des bas-fonds parisiens. L'exemple est resté classique du "pauvre aveugle" qui se tenait sur le boulevard des Capucines, au coin de la rue de la Paix et de la rue Louis-le-Grand; assis sur un pliant, la tête couverte d'un bonnet crasseux, le corps empaqueté dans un mauvais carrick à sept collets, il levait vers le ciel des prunelles troubles et laiteuses, bordées d'un cercle sanguinolent*. Les pièces de billon et d'argent pleuvaient dru dans sa tire-lire. Comment n'aurait-on pas eu pitié d'un vieillard d'apparence si misérable? Or, on apprit un beau jour que le "pauvre aveugle" du boulevard des Capucines avait pignon sur rue, voiture et loge à l'Opéra; sa fille était mariée à un notaire et il lui avait donné 300.000 francs de dot.
Il y aurait quelque excès sans doute à induire de cette anecdote, que tous les mendiants de Paris sont des millionnaires déguisés. Il n'en est pas moins vrai que la mendicité, neuf fois sur dix, est une industrie et non une nécessité pour ceux qui la pratiquent. M. Lenotre dit qu'il est rare qu'un homme arrêté pour mendicité ne soit pas trouvé avec une somme de huit à dix francs, sa recette de la journée. Quelquefois, le mendiant n'allègue, pour apitoyer le passant, que le chômage, les charges de famille, une malchance prolongée, un séjour de plusieurs semaines dans les hôpitaux; le plus souvent, il excipe d'une infirmité apparente qui le dispense de toute explication et est plus éloquente que tous les discours. Tout le monde sait qu'avec un peu de belladone et de fèves de Calabar on peut simuler la cécité et que, pour se marbrer le corps de plaies hideuses, quoique insensibles, il suffit d'y appliquer des cataplasmes d'éclaire et d'euphorbe.
Il ne sera pas très difficile aux agents de M. Lépine de coffrer tout ce beau monde, et Paris serait vite débarrassé des simulateurs s'il n'y avait parmi eux que les faux infirmes dont nous venons de dresser la liste. Par malheur les escrocs de la mendicité sont éminemment ingénieux. On n'imagine pas toutes les inventions qui éclosent dans leurs cervelles. Je vous ai conté, naguère, je crois, l'arrestation de ce simulateur qui, misérablement vêtu, les yeux caves et les traits tirés, se laissait choir avec des soupirs lamentables sur les bancs des promenades publiques. On s'empressait autour du brave homme, on le faisait parler, et il avouait qu'il n'avait pas mangé depuis trois jours. Sur quoi, émus de pitié, les assistants faisaient une collecte et en remettait le produit au malheureux qui, pour bien manifester qu'il n'avait pas menti, se rendait aussitôt chez un boulanger du voisinage. C'était touchant comme un mélo de l'Ambigu et presque aussi bien machiné. Mais un inspecteur de la sûreté, qui avait assisté par hasard à l'une des scènes que nous venons de décrire, fut pris de défiance. Il suivit notre homme, l'aperçut qui, au détour d'une rue, jetait dans une bouche d'égout le pain dans lequel il mordait naguère à si belles dents, puis qui, parvenu à un autre quartier, recommençait son petit manège de tout à l'heure, simulait à nouveau l'inanition, s'affaissait sur un banc et, sur les interrogations apitoyées des passants, reprenait l'antienne qui lui avait si bien réussi déjà.
La comédie, cette fois, se termina au Dépôt. Mais elle se répète chaque jour dans Paris, avec des variantes plus ou moins heureuses. C'est là vraiment que les agents de M. Lépine auront besoin de quelque flair et d'un doigté subtil. Des instructions leur ont été données en ce sens. M. Lépine est décidément un préfet de police peu banal et qui prend ses fonctions au sérieux.

Les Veillées des chaumières, 14 décembre 1901.

Nota de Célestin Mira:

Louis Lépine, préfet de police, et Georges Clémenceau en 1908.


* Autre mendiant aveugle, au Pont des Arts:


dimanche 7 octobre 2018

Dame ou demoiselle?

Dame ou demoiselle?


C'est fini: il n'y aura plus de demoiselles en France, il n'y aura que des dames. Ainsi en a décidé une société féministe qui s'appelle le Suffrage des femmes et qui tient ses assises à la marie du XIe arrondissement.
Un communiqué nous apprend en effet qu'"après avoir considéré que les deux dénominations madame, mademoiselle placent la femme dans une condition d'infériorité morale vis-à-vis de l'homme qui, vieux ou jeune, marié ou non, est toujours appelé monsieur, la société du Suffrage des femmes, en sa réunion à la mairie du XIe arrondissement, a décidé que l'expression madame devait être employée pour désigner, sans distinction d'âge ni d'état civil, toute les personnes du sexe féminin."
O chimère de l'égalité! Faut-il le dire pourtant? La réclamation du Suffrage des femmes n'est point aussi neuve qu'on serait tenté de le croire. Elle a un précédent et qui remonte au mois de juin 1869. A cette époque, une femme de lettres, non enchaînée encore par les liens de l'hymen, ce qui ne l'empêchait pas de signer Mme Clémence Royer, écrivait à l'un de ses correspondants: "Je m'empresse de vous prévenir que rien de ce qui m'est adressé sous le titre de Mademoiselle ne me parvient ou reçoit de réponse, étant retourné, quand faire se peut, aux expéditeurs. L'appellation de Mademoiselle convient tout au plus aux jeunes filles en jupe courte et aux mineures soumises à l'autorité parentale." 
En terminant, Mme Clémence Royer invoquait l'exemple classique de Molière, de Racine, de Corneille donnant du madame aux Chimène comme aux Pauline, aux Hermione comme aux Andromaque, et elle concluait en invitant ses contemporains à reprendre cette tradition de notre vieille urbanité, "jusqu'au jour où le public reviendrait de lui-même au titre si honorable et si simple de citoyen et de citoyenne."
Nil novi sub Jove. En réalité, jusqu'à la Révolution, il était d'usage d'appeler madame toutes les femmes de qualité; les bourgeoises, au contraire, même mariées, s'appelaient mademoiselle. Cette distinction s'expliquait fort bien, demoiselle venait de dominicella, diminutif de domina, qui a donné dame.
C'est de nos jours seulement qu'on a réservé le nom de demoiselle aux femmes non mariées, et je cherche encore ce qui peut froisser là nos féministes, puisque l'usage ne distingue plus entre les princesses et les épicières.

Les Veillées des chaumières, 14 décembre 1901.

Nota de Célestin Mira:



Clémence Royer.