mardi 9 octobre 2018

Halte aux simulateurs.

Halte aux simulateurs.

L'alarme est vive dans le camp des "simulateurs": c'est que M. Lépine* vient d'inviter ses agents à mettre en état d'arrestation tous les mendiants atteints d'infirmités apparentes et se servant de ces infirmités pour apitoyer le public. Chaque arrestation fera l'objet d'un rapport spécial. Les vrais infirmes, s'il s'en trouve dans le tas, seront hospitalisés à Nanterre; les simulateurs, dirigés sur le dépôt, seront poursuivis correctionnellement.
J'imagine que ceux-ci seront plus nombreux que ceux-là. Sans aller jusqu'à dire, avec Maxime du Camp, qu'"il n'y a peut-être pas un mendiant qui soit digne d'intérêt", je suis bien forcé de reconnaître que les apparences donnent raison au célèbre explorateur des bas-fonds parisiens. L'exemple est resté classique du "pauvre aveugle" qui se tenait sur le boulevard des Capucines, au coin de la rue de la Paix et de la rue Louis-le-Grand; assis sur un pliant, la tête couverte d'un bonnet crasseux, le corps empaqueté dans un mauvais carrick à sept collets, il levait vers le ciel des prunelles troubles et laiteuses, bordées d'un cercle sanguinolent*. Les pièces de billon et d'argent pleuvaient dru dans sa tire-lire. Comment n'aurait-on pas eu pitié d'un vieillard d'apparence si misérable? Or, on apprit un beau jour que le "pauvre aveugle" du boulevard des Capucines avait pignon sur rue, voiture et loge à l'Opéra; sa fille était mariée à un notaire et il lui avait donné 300.000 francs de dot.
Il y aurait quelque excès sans doute à induire de cette anecdote, que tous les mendiants de Paris sont des millionnaires déguisés. Il n'en est pas moins vrai que la mendicité, neuf fois sur dix, est une industrie et non une nécessité pour ceux qui la pratiquent. M. Lenotre dit qu'il est rare qu'un homme arrêté pour mendicité ne soit pas trouvé avec une somme de huit à dix francs, sa recette de la journée. Quelquefois, le mendiant n'allègue, pour apitoyer le passant, que le chômage, les charges de famille, une malchance prolongée, un séjour de plusieurs semaines dans les hôpitaux; le plus souvent, il excipe d'une infirmité apparente qui le dispense de toute explication et est plus éloquente que tous les discours. Tout le monde sait qu'avec un peu de belladone et de fèves de Calabar on peut simuler la cécité et que, pour se marbrer le corps de plaies hideuses, quoique insensibles, il suffit d'y appliquer des cataplasmes d'éclaire et d'euphorbe.
Il ne sera pas très difficile aux agents de M. Lépine de coffrer tout ce beau monde, et Paris serait vite débarrassé des simulateurs s'il n'y avait parmi eux que les faux infirmes dont nous venons de dresser la liste. Par malheur les escrocs de la mendicité sont éminemment ingénieux. On n'imagine pas toutes les inventions qui éclosent dans leurs cervelles. Je vous ai conté, naguère, je crois, l'arrestation de ce simulateur qui, misérablement vêtu, les yeux caves et les traits tirés, se laissait choir avec des soupirs lamentables sur les bancs des promenades publiques. On s'empressait autour du brave homme, on le faisait parler, et il avouait qu'il n'avait pas mangé depuis trois jours. Sur quoi, émus de pitié, les assistants faisaient une collecte et en remettait le produit au malheureux qui, pour bien manifester qu'il n'avait pas menti, se rendait aussitôt chez un boulanger du voisinage. C'était touchant comme un mélo de l'Ambigu et presque aussi bien machiné. Mais un inspecteur de la sûreté, qui avait assisté par hasard à l'une des scènes que nous venons de décrire, fut pris de défiance. Il suivit notre homme, l'aperçut qui, au détour d'une rue, jetait dans une bouche d'égout le pain dans lequel il mordait naguère à si belles dents, puis qui, parvenu à un autre quartier, recommençait son petit manège de tout à l'heure, simulait à nouveau l'inanition, s'affaissait sur un banc et, sur les interrogations apitoyées des passants, reprenait l'antienne qui lui avait si bien réussi déjà.
La comédie, cette fois, se termina au Dépôt. Mais elle se répète chaque jour dans Paris, avec des variantes plus ou moins heureuses. C'est là vraiment que les agents de M. Lépine auront besoin de quelque flair et d'un doigté subtil. Des instructions leur ont été données en ce sens. M. Lépine est décidément un préfet de police peu banal et qui prend ses fonctions au sérieux.

Les Veillées des chaumières, 14 décembre 1901.

Nota de Célestin Mira:

Louis Lépine, préfet de police, et Georges Clémenceau en 1908.


* Autre mendiant aveugle, au Pont des Arts:


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