samedi 30 juin 2018

Chronique du dimanche 12 septembre 1858.

Chronique du dimanche 12 septembre 1858.


Les développements de l'industrie prennent des proportions telles que bientôt il n'y aura plus rien d'inutile dans le monde; on parviendra à apprêter des serpents pour son repas, et à se faire servir par les souris, qui embarrassent si fort les maisons depuis les démolitions de Paris.
Jusqu'ici on regardait l'ortie comme une plante parasite, ou plutôt comme une plante ennemie, et voici qu'elle se trouve l'une des plus utiles du monde. On a découvert, que ses feuilles fournissent un met délicat, lorsqu'elle est jeune. Plus tard, sa tige fibreuse peut être tissée et faire une très-bonne étoffe. La graine mêlée à la nourriture des chevaux, leur donne une vigueur qui se peint dans l’œil vif et le beau lustre de la peau. La racine, en y ajoutant de l'alun et du sel ordinaire, produit une couleur jaune propre à la teinture. Ainsi, on peut le dire, voilà l'ortie bien réhabilitée.
A Lyon, on vient de trouver le moyen d'utiliser le liège d'une singulière manière. Après avoir réduit cette substance en poudre très-fine, on en fait des matelas, des oreillers, qui, outre le moelleux et l'élasticité de la laine et du crin, ont l'avantage d'être incombustibles, et d'un autre côté de supporter  facilement plusieurs personnes sur l'eau, tenant ainsi leurs maîtres à l'abri de l'inondation et de l'incendie.
Le coton, qui a déjà tant d'utilité, trouve aujourd'hui un nouvel emploi; par d'habiles procédés, ses belles montagnes blanches sont durcies de manière à produire une matière dans laquelle on pourra tailler des statues comme dans le marbre.
En attendant qu'on utilise les loups et les ours, ils jouissent de leur reste sans l'état sauvage. On a remarqué avec étonnement que cette année les loups sortaient des bois dans les beaux jours d'été. Ou ils ont pris de l'audace, ou la fécondité dont on a joui en cette dernière saison leur a donné le désir de la partager.
Au village de Roches-Neuves, en plein mois d'août, les loups ont étranglé et dévoré un énorme chien de garde; à deux pas de là, ils ont fait leur déjeuner de quatre oies grasses dans une basse-cour. Plus tard, ils ont dérobé quelques moutons d'un troupeau pour leur second repas, et n'ont été mis en fuite que par le courage intrépide des bergers.
A Putivil, un ours de la plus belle taille désolait aussi les contrées. Un jour qu'on s'était mis en chasse contre lui, déjà blessé, il n'eut d'autre ressource que de se précipiter dans le fleuve. Les chasseurs s'y jetèrent après lui, et tous nagèrent ensemble vers l'autre rive.
Pourtant, tandis qu'il traversait l'eau, l'animal jetait par instants de terribles rugissements, et il n'atteignit qu'avec peine le bord, sur lequel il monta lentement.
En ce moment, les spectateurs furent bien étonnés de voir qu'il traînait avec lui un énorme poisson du genre silure, lequel lui avait dévoré une des pattes de derrière et le dévorait encore.
Les chasseurs tuèrent alors l'ours et le poisson, le premier du poids de 157 livres, le second de 41.

*****

La ville de Beaugency possède depuis quelque temps dans ses murs l'inventeur de la crinoline, M. Fristh, qui a fait en peu d'années, avec ces ballons chéris des dames, une rapide et brillante fortune.
Cet inventeur vient d'acquérir le magnifique jardin de l'abbaye, sur lequel il se fait construire une belle habitation. De même que M. Scribe inscrit les vers de ses pièces sur les faces de sa charmante demeure, on pense que la maison bâtie par M. Fristh aura de nombreuses coupoles.

Journal du dimanche, 12 septembre 1858.

Le poêle.

Le poêle.




Elle avait bien froid, l'ouvrière qui venait deux fois par semaine, en hiver, repriser le linge à l'hôtel de Maignelay, un des hôtels les plus tristes du faubourg Saint-Germain.
On la reléguait seule dans une grande salle basse d'un corps de logis retiré, assez loin du personnel domestique, avec lequel elle n'avait que de rares rapports. Cette salle était chauffée par un poêle en fonte de date ancienne, mais quelque somme de combustible qu'il absorbât, ce poêle était souvent insuffisant à répandre la chaleur dans l'appartement.
L'ouvrière était une grande fille très majeure encore agréable et dodue, "de cuir gent et poli", comme disaient nos pères, qui avaient la métaphore imagée. On l'appelait Mlle Eustoquie Doucin.
Elle s'ennuyait ferme dans cette pièce sombre, et, comme je l'ai dit, elle y avait fréquemment froid. Alors, laissant là son ouvrage, elle se levait et s'approchait du poêle en fonte, en y présentant ses doigts pour les dégeler. Une fois même, sûre de ne pas être dérangée, elle voulut y présenter autre chose. Jupes relevées, dans cette attitude chère, dit-on, à Mme de Staël, elle se réchauffait avec délices. Déjà, la partie présentée, froide comme du marbre, dont elle avait la blancheur, commençait insensiblement à s'attiédir; déjà le grain de la peau, d'abord un peu rugueux, laissait place à une surface satinée, lorsque tout à coup, un cri aigu échappa à Mlle Eustoquie Doucin. Son pied avait failli glisser, et, dans un mouvement involontaire, la partie en train de se chauffer avait porté sur le poêle incandescent. On avait entendu comme un grésillement de chair, et une odeur de brûlé se répandit immédiatement dans la salle.
La douleur fut cruelle et le cri poussé par l'ouvrière retentit dans toutes les parties de l'hôtel de Maignelay. On accourut en toute hâte. Elle se tordait, sans répondre aux questions qu'on lui adressait, n'osant dire ce qu'il venait de lui arriver. Elle pouvait à peine marcher, mais elle ne pouvait pas non plus s'asseoir; c'était un supplice.
- Pauvre demoiselle Estoquie! disait la femme de chambre.
- Ce sont sans doute des coliques, ajoutait la cuisinière.
- Des coliques... oui... c'est cela... murmurait la pauvre ouvrière.
- Il faut envoyer chercher un médecin.
- Il y en a  un précisément dans la rue du Bac... Amenez-le vite, Pierre, dit la femme de chambre.
Les gémissements de la pauvre fille continuèrent jusqu'à l'arrivée du docteur. Elle frémit en s'apercevant qu'il était jeune. Les témoins jugèrent à propos de les laisser seuls.
- Maintenant, mademoiselle, dit le jeune homme, voulez-vous m'apprendre de quoi vous souffrez?
- Ah! monsieur, c'est bien pénible à dire!
- Où est le siège du mal?
- Là, dit-elle avec un geste timide, là...
- Vous êtes tombée?
- Non, je me suis heurtée au poêle que voici en voulant me chauffer... et je me suis brûlée.
- Ah!
- Oui.
- Mais alors... excusez la précision de mes demandes... vous aviez découvert la partie molestée?
- Oui monsieur, murmura-t-elle.
- Voyons cela, fit-il avec la simplicité naturelle aux gens de sa profession.
- Oh! monsieur, vous n'y pensez pas! s'écria Eustoquie Doucin, avec un inexprimable accent d'effroi.
- Mais si, vraiment... c'est indispensable.
- Jamais de la vie.
- Sans cela pas de salut!
- Ne pouvez-vous m'indiquer un remède sans qu'il soit nécessaire... de voir?
- Comment voulez-vous qu'on puisse, autrement que par la vue, juger de la gravité de la plaie?
- La plaie, la plaie, avez-vous dit, monsieur?
- Eh! oui, mademoiselle, il y a sans doute déjà une plaie... et c'est d'un premier examen que tout dépend.
- O mon Dieu!
- Allons, pas d'enfantillage, mademoiselle. Vous devez souffrir horriblement?
- De plus en plus, monsieur.
- Décidez-vous.
- Mais... comment s'y prendre sans offenser la modestie?... demanda Mlle Doucin.
- La modestie n'a que faire où règne la douleur... Inclinez-vous, le corps en avant, sur ce fauteuil, et relevez vos vêtements, comme vous faisiez tout à l'heure... Ce n'est pas plus difficile.
- Cela vous plaît à dire, monsieur...; toute à l'heure, j'étais seule.
Et Mlle Eustoquie Doucin, poussant de gros soupirs, prenait la position indiquée.
Enfin, elle fit une pause et attendit.
Le jeune homme examinait en silence.
- Eh bien! monsieur? dit-elle entre deux sanglots.
- Hum!... il y a du dégât..., fit-il.
Mlle Eustoquie tressaillit.
- M'en restera-t-il? demanda-t-elle d'une voix étouffée.
- Oh! certainement, mais...
Le silence recommença.
- Puis-je me relever, monsieur? prononça-t-elle au bout de quelques instants.
- Pas encore, mademoiselle.
- Que regardez-vous donc si attentivement?
- C'est étrange! dit-il, plongé dans une rêverie profonde;
Voilà le spectacle inattendu qui venait de s'offrir à ses yeux: sur un des globes jumeaux de l'ouvrière, il avait aperçut distinctement le chiffre 1760, imprimé en rouges caractères.



- Mais enfin, monsieur, je ne puis rester tout le temps dans cette position!
- Ah! mademoiselle, si vous saviez....
- Qu'y a-t-il?
- Vous êtes marquée!
- Marquée! que voulez-vous dire?
- Les chiffres sculptés en relief sur ce poêle se sont incrustés dans votre chair. On y lit: 1760.
- 1760! est-ce possible, monsieur? s'écria Mlle Eustoquie Doucin en se dressant tout à coup?
- Hélas! oui, Mademoiselle.
- Mais c'est une horreur!
- Une originalité, tout au moins.
- Et je resterai ainsi, datée pour toute la vie?
- Oh! non... Cela s'effacera peu à peu, mais vous en aurez pour assez longtemps.
- Guérissez-moi, monsieur, guérissez-moi, je vous en prie!
- Je le voudrais, mademoiselle, de tout mon coeur, mais...
- Mais quoi? Vous n'êtes donc point médecin?
- Je suis dentiste.

Épilogue.

La convalescence de Mlle Eustoquie Doucin fut longue, elle n'y épargna rien: bains, pâtes, crèmes, cérat, glycérine, onguents. Au bout de deux ans, après avoir, tous les jours, interrogé son armoire à glace, elle se crut définitivement guérie. Toutes les cicatrices avaient disparues, surtout la plus redoutable, la date de 1760. Rien ne s'y voyait plus; un océan de blancheur y avait succédé.
Eustoquie Doucin se maria.
Elle épousa un égrillard au noir sourcil, aux larges épaules, qui ne lui fit pas regretter le temps perdu, un véritable payeur d'arrérages. Tous les deux aimaient à jouer, et ils jouaient tous les jours. Une fois, entre autres, ils jouaient à la main chaude d'un façon un peu libre peut-être, et dans un déshabillé qu'excusait la saison automnale.
Les claques pleuvaient, données, reçues, à travers les éclats de rire. Une d'elle fut si vigoureusement appliquée par le mari, qu'il en eut des regrets et qu'il craignit d'avoir blessé sa chère femme. Il y voulut voir. Eustoquie résista, mais ne fut pas la plus forte.
Le mari poussa une exclamation de surprise...
La claque avait été si formidable qu'elle avait fait ressortir en rouge les chiffres diaboliques: 1760.
Fatalité!

Petits Péchés, Charles Monselet, vers 1894, Boulanger, éditeur.

vendredi 29 juin 2018

La polygamie en Orient.

La polygamie en Orient.


La peste n'est pas le fléau le plus funeste de l'Orient. Il en est un plus désastreux dans ses effets, et qui semble devenir plus meurtrier à mesure que la peste s'en va: c'est la polygamie. Au moment où les grandes puissances de l'Europe mettent sérieusement la main aux affaires de ces contrées qui furent le berceau de la civilisation, il n'est pas sans intérêt de signaler le principal obstacle que la civilisation doit y rencontrer à son retour.
Cet obstacle est le même que notre politique a trouvé en Afrique, et avec lequel elle a capitulé; il est le plus difficile, peut-être que le christianisme aujourd'hui, presque partout vainqueur dans le monde, ait à surmonter pour triompher de la barbarie. La polygamie traîne à sa suite plus de misères que la servitude même; elle frappe les générations dans leur constitution physique et dans leur existence morale; elle oppose une barrière invincible au progrès social et politique des nations qui en sont infestées; il faut qu'elle disparaisse avec l'esclavage, ou que la civilisation s'arrête devant elle.
C'est de près, et sur la terre même où elle règne, qu'il faut voir agir cette fatale institution pour se faire une idée juste des fléaux de tout genre dont elle a inondé l'Orient. Aucune peinture ne saurait rendre la sauvage énergie de son action sur l'homme, sur la femme, sur les enfans, sur la société toute entière. Elle les dégrade tous depuis le berceau jusqu'à la tombe, sans leur laisser un seul instant de répit, sans qu'il leur reste aucun asile contre tous les genres d'opprobre qui se multiplient chaque jour sous ses pas. On dirait qu'elle-même est déchue, si elle pouvait déchoir encore au sein des ruines physiques et morales qu'elle a faites et qui l'entourent de toutes parts. On lui a sacrifié tant de femmes que les femmes ont fini par lui manquer, et la polygamie s'éteindra bientôt faute d'alimens, si le principe que la soutient n'avait conservé assez de vigueur pour arrêter le flot montant et civilisateur de l'invasion chrétienne. C'est là qu'il importe qu'on sache bien en Europe, afin qu'une sainte opposition s'organise dans les esprits contre ce principe et l'anéantisse à son tour, comme la servitude et la traite des noirs. Mais pour le bien apprécier, il faut le juger par ses œuvres.
La loi musulmane permet à l'homme d'épouser quatre femmes, et leur accorde à toutes le rang d'épouses légitimes; tel est le point de départ de la polygamie. L'usage, autant que la loi, a autorisé plus tard l'addition d'un supplément à ce nombre déjà fort raisonnable, et peu à peu les harems des princes et ceux des personnages assez riches pour l'entretien d'un personnel aussi dispendieux ont compté jusqu'à cent femmes. Aujourd'hui que l'empire  et les grands sont devenus pauvres, ce luxe est fort restreint, et les pachas les plus hardis n'ont guère plus de trente femmes; la plupart même dépassent rarement le nombre des quatre épouses autorisées par la loi religieuse. Mais, afin de garder de toute atteinte ces rassemblemens dangereux, et c'est ici que commencent les misères de la polygamie, les musulmans ont été obligés d'inventer pour l'homme, au mépris des lois de la nature, une condition inférieure à celle de l'esclave même, une existence sans nom, comme tous les crimes qui sont le fruit de cet odieux principe. Ils se sont flétris en flétrissant la femme, et chaque jour ils descendent à de plus grandes ignominies, qui frappent les populations au coeur et qui précipitent leur ruine politique en même temps que leur décadence sociale.
De toutes les ignominies, celle qui a produit les effets les plus funestes, c'est la vente des femmes, dont le marché existe encore aujourd'hui même, au moment où nous parlons, à Constantinople, à quelques centaines de pas des hôtels de tous les ambassadeurs des puissances chrétiennes. D'infâmes recruteurs parcourent les contrées les plus renommées pour la beauté du sang, pour l'élégance des formes, pour la vivacité du caractère des femmes. dans certaines provinces, comme en Circassie, les pères se sont accoutumés à vendre leurs filles, heureuses d'être vendues et de trouver chez de riches pachas le rang d'épouses légitimes. Ailleurs de jeunes enfans sont enlevés par la ruse ou par la force; sur quelques points connus de l'Orient, on paie les impôts en femmes comme ici en écus, et l'on trouve des connaisseurs patentés pour distinguer dans cette monnaie vivante l'or de l'argent, le cuivre du billon. 
Le croirait-on? il existe des gynécées de femmes élevées pour l'esclavage, à qui l'on apprend surtout ce qu'il importe d'ignorer, et qui s'étudient à charmer par la dégradation comme les nôtres charment sans effort par la modestie. Dans les bazars où l'on vend ces femmes, chacun peut consulter le catalogue de leurs agrémens personnels, et, puisqu'il faut le dire, il y a des cas rédhibitoires prévus, déterminés; il y a d'insolens experts, des matrones hideuses, chargés de prononcer en dernier ressort sur toutes les contestations entre courtiers et acheteurs. Voilà ce que la polygamie dans ce pays de la compagne de l'homme!
On devine aisément les conséquences d'un tel mépris des plus saintes lois de l'humanité. Ainsi frappée de honte à son entrée dans la famille, la femme n'y peut rien apporter de ce qui donne ailleurs une juste influence de son sexe. Esclave, ou traitée comme telle, elle garde ou elle acquiert les vices de l'esclavage; elle les transmets à ses enfans, auxquels elle ne saurait transmettre autre chose, car elle n'a rien reçu ni rien appris qu'elle ose leur apprendre. Et puis, qui peut se faire une idée exacte des misères de la vie des harems, de tout ce que les femmes en éprouvent de tortures physiques et morales, dont Dieu seul a le secret. Combien de nobles cœurs sentent l'horreur de cette position infime, et portent avec dégoût le joug de la promiscuité! On n'a qu'à consulter en Orient les médecins admis à pénétrer dans ces lieux de douleur, et l'on verra ce qu'ils en pensent. Aucune langue n'a de terme pour exprimer l'immense ennui, le profond désespoir qui pèse sur des infortunées chez qui le feu sacré n'a pas été étouffé par l'atmosphère impure qu'elles respirent, et surtout sur celles qui ont vécu de la vie libre, de la vie de nos heureuses femmes! Combien de jeunes Grecques, par exemple, n'ont-elles pas été enlevées pendant la guerre de l'indépendance, et vendues à l'encan après avoir connu dans leur pays les douceurs de la famille chrétienne! Ce que celles-là ont souffert dans les harems, où elles ont été forcées d'abjurer leur religion et leur patrie, nul ne saurait le concevoir.
La femme est donc descendue en Orient de toute la hauteur où le Créateur l'a placée près de l'homme. Elle est devenue sur le marché une marchandise, dans le harem moins qu'une courtisane: elle n'a réellement plus de place dans l'ordre social. Elle ne s'appartient point à elle-même; on ne peut même pas voir ses traits quand on l'épouse, lorsqu'elle n'est point esclave; on ne la consulte pas plus pour la marier que pour la vendre. Le voile qu'elle porte n'est pas seulement l'emblème de la sépulture où elle doit vivre dans le monde, il est aussi la livrée du despotisme qu'exerce sur elle la jalousie d'un maître ombrageux. L'homme qui se partage entre quatre femmes et un nombre infini de suivantes exige pour lui seul une affection dont son ubiquité le rend indigne, et il l'exige avec d'autant plus de susceptibilité qu'il mérite moins d'être aimé. Le harem est une prison dont il est le geôlier, et où il ne permet à ses prisonnières d'autre occupation que celle de lui plaire. Aussi, rien ne saurait égaler la déplorable nullité de ces femmes, leurs futiles caquetages, les soins grossièrement minutieux qu'elles prennent de leur personne, l'abjection matérielle et intellectuelle où elles sont forcées de végéter. les musulmans ne souffrent même pas que l'on parle d'elles, et rien ne serait plus indiscret de la part d'un étranger vis-à-vis d'un Turc, qu'une simple question au sujet de ses femmes. On ignore leur nom, on ne le prononce jamais. La politesse exige qu'on n'adresse jamais la parole à une femme sans l'autorisation de son mari, et qu'on ne la regarde point de face de peur de rencontrer sous le voile la prunelle de ses yeux. Les plus avancés disent quelquefois elle, tout court; d'autres ajoutent avec restriction: Ma femme, sauf votre respect, ce qui est fort peu respectueux.
Ce langage est à la hauteur des institutions; mais les coutumes sont encore pires que les lois. La polygamie n'a pas seulement empoisonné l'existence des femmes dans les harems, où leur agglomération nécessitait une surveillance vigilante; elle a flétri la condition même des épouses qui n'ont point de rivales, et quelques unes de ses conséquences ont atteint jusqu'au femmes chrétiennes qui forment la grande majorité en Orient. L'un des effets les plus meurtriers de la polygamie a été d'associer presque toujours des femmes très jeunes à des maris très vieux, et l'on pourrait citer tel pacha de soixante ans qui n'avait pas dans son harem une seule femme au dessus de l'âge de vingt ans. Quand ces tristes époux sont décidément trop cassés, ils donnent une partie de leurs femmes lorsqu'ils n'en ont pas eu des enfants, ou il les marient à des complaisans, ou ils les imposent à des subalternes. Mais la population ne gagne rien en quantité ni en qualité à ces unions mal assorties, même dans les rangs élevés, en dépit du choix brillant des femmes. C'est ainsi qu'à la fin de ses jours, il n'était resté au sultan Mahmoud, de ses trente enfans, que deux fils et deux filles d'une constitution assez délicate. Le terrible Hussein, l'exterminateur des janissaires, qui comptait, il y a quelques mois, dans son harem, vingt-huit des plus belles femmes de l'Orient, n'avait qu'un seul fils de quinze ans, auquel on n'avait encore appris à cet âge qu'à lire et à fumer.
Il n'en saurait être autrement sous le régime de la polygamie. L'enfance est atteinte par ce principe fatal jusque dans son existence, elle l'est encore plus dans sa moralité. Quelles peuvent être les leçons du harem pour de malheureux enfans, trop souvent témoins des jalouses fureurs, des sombres ressentimens, dont ces tristes demeures sont ordinairement le théâtre? leur santé n'y court pas moins de dangers, à cause de la rareté des médecins et des difficultés infinies qu'on oppose à leur admission auprès des femmes. Ainsi la mortalité est-elle extrême chez les enfans, et même chez les mères. Il n'a fallu rien moins que ces avertissemens sévères de la mort pour déterminer les musulmans à se départir de leurs vieilles susceptibilités. Les médecins chrétiens commencent à pénétrer dans l'enceinte des harems, où plus d'une scène ridicule témoigne encore de la terreur qu'ils inspirent: c'est le premier châtiment de la polygamie. Tantôt un époux consulte sur les maladies de ses femmes comme s'il s'agissait de lui-même; tantôt il consulte par hypothèse; quelques-uns font passer la langue de l'épouse malade par une ouverture pratiquée dans son voile; on en voit qui tremblent encore à l'idée des dangers qu'une femme peut courir en se faisant tâter le pouls. Mais la réaction suit sa marche, et la médecine tuera la polygamie, Dieu aidant, avant que la diplomatie et la religion prennent part à l'attaque.
Il convient de rendre aux femmes de l'Orient la justice de reconnaître qu'elles se prêtent de bonne grâce à la réforme constitutionnelle des harems. Pendant les dernières années du règne de Mahmoud, elles avaient pris si volontiers leur part du hatti-shériff de Gulhané que déjà les voiles commençaient à s'abaisser; l'affluence était plus grande dans les bazars, dans les promenades publiques, dans les cafés. On ne peut dire jusqu'où le mouvement parti de la capitale aura pénétré dans les provinces, lorsque le gouvernement turc publia l'édit qui supprimait ces libertés.
" Les femmes turques sortent trop, portait l'édit, elles rentrent trop tard, même après le coucher du soleil. Celles qui se promènent en voiture ont de jeunes cochers, même chrétiens, d'une mise trop soignée pour ne pas être suspecte. Elles ont l'audace d'entrer dans les boutiques, surtout dans celles des apothicaires, elles y restent outre mesure pour causer, et elles ont poussé l'oubli de toute pudeur jusqu'au point d'aller se rafraîchir avec des glaces dans le quartier des Francs."
On peut juger, par la gravité de ces imputations officielles et par l'ordre impérial qui en fut la conséquence, des périls que l'orthodoxie conjugale croyait avoir courus, et de la ténacité des préjugés musulmans sur ce sujet délicat. Les Turcs n'ont point d'expression pour qualifier l'infidélité; ils n'ont que la peine de mort pour la punir. Ce qu'on appellerait rivalité parmi nous, galanterie, coquetterie, ils le traitent comme un attentat à la propriété, et ils font pendre le voleur sans miséricorde, la femme est cousue dans un sac et jetée à la mer. On pouvait voir encore, à Constantine, il y a quelques années, la trace du sang de plusieurs malheureuses femmes précipitées du haut d'un rocher de 800 pieds d'élévation, sur un simple soupçon. Telle est la justice sommaire de la polygamie.
Il n'y a qu'un asile pour la femme en Orient, contre les rigueurs de cet impitoyable régime, c'est la maternité. Toute femme devenue mère acquiert aux yeux de son époux ou de son maître un titre imprescriptible qui lui confèrent certains privilèges, et qui semble la remettre en possession de sa dignité personnelle. Aussi, le plus grand malheur qui puisse arriver à une femme, c'est de n'avoir point d'enfans. C'est par les enfans qu'elles se réhabilitent à leurs propres yeux. Elles prennent dès lors une sorte de part aux détails intérieurs du ménage, et quelquefois aux intrigues du maître. Il y en a même qui ont droit à sa bienveillance exclusive un jour particulier de la semaine, et qui se trouve flattées de cette distinction particulière.
Dans les régions inférieures de la société musulmane, la règle n'est pas moins sévèrement observée par ceux à qui leur pauvreté ne permet d'avoir qu'une femme. Les mendiantes accroupies au coin des rues de Constantinople tiennent leur voile baissé comme les femmes du sultan et se croiraient déshonorés si  quelque main indiscrète en soulevait le moindre lambeau. Elles parcourent les bazars, les rues et les promenades avec liberté; mais il existe une telle solidarité entre toutes les jalousies qu'il n'est pas un seul homme qui ne fasse la police conjugale au profit de la communauté. L'abaissement de la femme leur semble une condition naturelle de la domination de l'homme, de sorte qu'il faut ranger encore la délation et l'espionnage universels parmi les corollaires de la polygamie.
Le célibat avec ses dépendances en est encore une autre conséquence forcée. La cherté des femmes, et la dépense assez considérable qu'elles occasionnent, ne permettent pas à tous les musulmans d'en entretenir, à titre d'épouses, un grand nombre, ou même une seule, et il y a beaucoup de célibataires en Orient. De là souvent l'enlèvement des jeunes filles chrétiennes et des tentatives plus criminelles encore, contre lesquelles la justice turque se montre rarement disposée à sévir, de manière que peu à peu, ce sont les chrétiens eux-mêmes qui souffrent dans le repos et l'honneur de leurs familles, de la barbarie musulmane et des excès de la polygamie. Pour ne point partager le mépris dont les Turcs accablent les femmes, les rayas ou sujets chrétiens de la Porte ont imposé aux leurs des servitudes peu en harmonie avec les principes du christianisme. Le sac et la corde que les fiancées serbes et bulgares déposent aux pieds de leurs époux le jour de leur noce, sont des emblèmes peu équivoques de l'état social de la femme dans tout l'orient. Cette lèpre de la polygamie s'est répandue comme une maladie contagieuse, souillant tout ce qu'elle touche, attaquant le physique et le moral de l'enfance, abrutissant les adultes, achevant les vieillards, avilissant la femme et semant dans sa marche des crimes inconnus au reste du monde. Pour en bien apprécier toute la portée, il suffit de savoir en qui se résume, dans ce pays, la puissance sociale: l'un de ses représentants est le bourreau, l'autre, celui qui marche le premier à la suite de l'empereur, n'est même pas un homme!
C'est ainsi que la population musulmane a été amoindrie et décimée au point qu'il ne lui reste plus aujourd'hui ni tête pour commander ni bras pour obéir. Les seigneurs des harems cessent d'être des hommes à trente ans. Ils n'ont plus d'enfans, ou ils n'ont que des enfans étiolés frappés du sceau fatal de la décrépitude comme leurs pères. La femme turque est devenue un objet de compassion pour tout homme qui comprend la sainteté du mariage et les douceurs de la famille. Elle ne peut rien enseigner à ses enfans, j'ai presque dit à ses petits, car elle ne sait rien, et, malgré la faveur qui s'attache à son titre de mère, elle n'en a jamais complètement la dignité. La polygamie a pu avoir un moment de grandeur, avant qu'elle n'eût porté ses fruits et déshonoré les deux sexes; elle n'est plus aujourd'hui qu'un élément de dissolution pour la société orientale. La civilisation chrétienne la cerne et la mine de toutes parts, rien que par le contraste de ses mœurs plus pures, et de ses populations plus vigoureuses. La Valachie, la Moldavie, la Servie, la Grèce sont émancipées et rentrées dans la grande communion politique chrétienne. La Bulgarie est prête; la Syrie se débat. Il n'y a plus d'hommes en Orient que dans la famille chrétienne. Encore quelques années, et le principe musulman n'aura plus à son service ni femmes ni soldats. Toutes les sources d'où il tirait ses esclaves sont taries: la Circassie est presque aux mains des Russes, l'Abyssinie est épuisée, la Grèce est victorieuse. Sur les 8 millions d'habitans dont se compose la Turquie d'Europe, à peine compte-t-on 1.500.000 musulmans. Tout le reste est chrétien, et ne subit qu'en frémissant le joug des invalides de la polygamie. sera-t-il long-temps donné à la décrépitude des uns de prévaloir sur la virilité des autres?
L'Europe a de grands devoirs à remplir dans cette partie du monde oriental. Elle a bien pu chasser l'esclavage des Antilles, elle se doit de même de chasser la polygamie des rives du Bosphore et des bords du Danube. Que si elle n'y pourvoit, le principe chrétien se chargera de faire à cet odieux régime des funérailles peut-être sanglantes! C'est une princesse chrétienne (la princesse Lioubitza, de Servie, épouse de Milosh), qui a inspiré, en sa qualité de femme, le premier essai de réaction dont le sol musulman a tremblé il y a quelques mois. J'ai eu l'honneur d'entendre cette femme héroïque prophétiser la fin des jours de honte où son sexe a gémi si long-temps. Épouse d'un prince chrétien qui osait lui donner des rivales, elle a brisé de sa main ces pâles imitations du régime des Turcs. Fière de ses droits, soumise à ses devoirs, intrépide et religieuse toute à la fois, elle semblait le précurseur d'une époque nouvelle et me disait un jour avec une tristesse pleine d'amertume:
"Vos femmes sont bien heureuses, en Europe! on ne les insulte pas, on ne les outrage pas impunément. Ah! si elles savaient à quel degré d'opprobre la polygamie condamne les femmes de l'Orient, il n'y aurait qu'un cri parmi vous pour mettre un terme à cet abominable régime!"
Cette princesse vient de tomber du trône; mais l'arène qu'elle a ouverte ne se fermera plus. Les chrétiens d'orient ont pour eux le nombre, le temps et notre honneur, désormais engagé sans retour à fermer tous les marchés d'esclaves. Vous ne voulez plus qu'on vende des noirs en Afrique; sachez donc qu'on vend des femmes blanches en Europe! Vous punissez la bigamie comme un crime à Paris; souffrirez-vous long-temps la polygamie comme une institution à Constantinople?

                                                                                                                         Blanqui.
                                                                                                              Membre de l'Institut.

Le Salon littéraire, jeudi 25 mai 1843.

jeudi 28 juin 2018

Ceux dont on parle.

Jules Lemaître.

J'avais, enfant, un jeu composé de cartons peints et découpés dont l'assemblage représentait un homme, mais on pouvait donner à ce pantin toutes sortes d'attitudes en disposant les cartons de manières différentes. On amuse beaucoup les petits en leur fabriquant des jeux semblables. Pour amuser les grands, voici ce que vous pouvez faire: vous prendrez trente années de la vie de M. Jules Lemaître et vous aurez un jeune homme studieux et obscur, élevé dans les séminaires, détenu à l'Ecole Normale et condamné au doctorat et au professorat.
Prenez ensuite quinze ans de sa vie: le voilà gracié; un événement imprévu, un fait nouveau lui ouvre au dehors les portes de l'Université. Il les franchit à grandes enjambées, monte quatre à quatre les escaliers des journaux fameux, des théâtres en vogue, de l'Académie française, et ne se repose que sous la coupole de l'Institut.
Prenez maintenant cinq années de la vie de M. Jules Lemaître, cinq petites années seulement: vous avez un homme politique, un chef de parti.
"A force de sentir don épée d'académicien battre sur ses mollets, il l'a sentie dernièrement battre dans sa poitrine" écrivait dernièrement M. Coppée, qui prit quelque temps part à ses luttes, avec la fidélité que Sancho Pança mettait à suivre Don Quichotte.



Il est à remarquer que les transformations de M. Jules Lemaître s'accomplissent dans des périodes de plus en plus courtes. Les révolutions des planètes sont immuables; on en connait le sens et la duré. Quand M. Jules Lemaître est en marche, nul ne peut prévoir où il s'arrêtera. 
Sa carrière politique a commencé à Vennecy, commune du Loiret, dont il fut nommé conseiller municipal vers 1894; il aime ce pays, où il est né et où il va se reposer à la belle saison. Il se plait aux choses de la campagne car il est d'un naturel tendre; pendant longtemps il affecta le scepticisme le plus léger; il est devenu plus tard un ligueur opiniâtre; mais derrière ces attitudes que lui connait la foule, il a toujours conservé, à l'écart, pour lui seul, et peut être pour une amoureuse Dulcinée, le coeur d'un rêveur et d'un poète.
Aussi ne faut-il pas se représenter M. Jules Lemaître comme un homme de bureau, un travailleur méthodique et acharné. Il écrit à ses heures et rarement chez lui. Qu'il lui vienne, soit en course, soit en promenade, une idée neuve, intéressante, il la note aussitôt sur des calepins dont il est toujours muni. Les calepins sont petits. Ils font cependant un assez long usage...

                                                                                                                           Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 octobre 1903.

Nota de Célestin Mira:



Jules Lemaître à Vennecy .

Comment on apprend à monter à cheval au régiment.

Comment on apprend à monter à cheval au régiment
                                          pour les jeunes soldats.







"C'est en forgeant qu'on devient forgeron", dit le proverbe. En équitation, il en va de même qu'à la forge, et ce n'est qu'à force de monter à cheval que l'apprenti cavalier peut prétendre à passer maître.
Donc, en instruction équestre, l'enseignement pratique prédominera toujours sur l'enseignement théorique. Pas de longs raisonnements, surtout au début, mais le strict indispensable pour initier l'homme de recrue à son métier nouveau, et de suite à la forge, c'est à dire en selle. En selle, les bleus, dès le lendemain de votre arrivée au régiment, il n'y a pas de temps à perdre!
Pour former un cavalier, deux buts sont à atteindre dont le second demeure subordonné au premier: 1° se mettre en selle; 2° savoir conduire son cheval. Si l'on ajoute pour le cavalier militaire, l'obligation de savoir manier ses armes, on aura formulé l'ensemble des résultats à obtenir.
C'est donc à ce triple but que l'Instructeur militaire achemine chaque année sa classe. On appelle classe le groupement d'un certain nombre d'homme de recrues sous la direction d'un même instructeur. Dans la cavalerie, c'est toujours un officier: lieutenant ou sous-lieutenant. Le chiffre moyen d'une classe est de quinze cavaliers.
Nous ne prétendons pas, dans le cadre de cette causerie familière, décrire toutes les phases de l'instruction équestre, pas plus que nous ne songeons à exposer les difficultés grandissantes de cet enseignement avec la diminution croissante de la durée du temps de service. Notre but est plus modeste, et nous estimerons l'avoir rempli si nous avons su formuler au cours de ces trois séries d'exercices les qualités essentielles du cavalier et attirer sur ce sujet l'attention de ceux de nos jeunes lecteurs qui seront prochainement appelés à servir dans la cavalerie.
En tête de ce court formulaire, il y a une qualité, bien française d'ailleurs, qu'il faut écrire en lettres d'or parce qu'elle doit présider à toutes choses en équitation: la hardiesse sans laquelle il n'y a pas de cavalier militaire.

Se mettre en selle.

Se mettre en selle, s'asseoir, est, sans contredit, la partie la plus ingrate de l'équitation. C'est un travail purement mécanique où l'homme "peine dur". Trotter souvent et longtemps, en argot militaire: piler du poivre, galoper et sauter dans la suite, le tout sans étriers, telle est la progression à suivre. 



Il faut arriver à rompre son corps aux divers mouvements du cheval, à se tenir par la souplesse et spécialement par la souplesse du rein, l'agent par excellence en équitation.
Le Centaure, cet être double de la Fable, n'est pas sorti de la seule imagination des poètes d'antan, mais aussi du spectacle de l'homme primitif si étroitement lié au dos de sa monture qu'il faisait corps avec elle. Il faut être de nouveau Centaure.

Conduire son cheval.

Lorsque le cavalier tient à cheval, le moment est venu de lui apprendre l'emploi de ses aides. Ici, on commence à faire appel à l'intelligence, mais la part laissée à la pratique demeure grande. On appelle aides, l'expression est parlante,  les jambes et les rênes.
Les jambes donnent le mouvement que les rênes régularisent.
Vigueur et Tact entrent en jeu. Vigueur et tact dans l'emploi des jambes, tact seul dans l'emploi des rênes, tact aussi pour la relation voulue entre les jambes et les aides, ce qui s'appelle l'accord des aides.



Quand la bête est fatiguée, "ce sont, dit le proverbe, les jambes du cavalier qui font les jambes du cheval". Rien n'est plus vrai. Quant à la main, elle doit être légère, et tout en demeurant par l'intermédiaire des rênes en contact permanent avec la bouche du cheval, ne jamais l'offenser. On dit que le cavalier qui réalise ce délicat problème a de la main.

Manier ses armes.

Le cavalier sait maintenant monter à cheval et conduire d'une seule main: la gauche; on a eu soin de lui enseigner en même temps le maniement de ses armes, d'abord à pied, puis sur le cheval de bois, reste à lui apprendre à les manier sur son cheval, sans toucher sa monture et sans cesser de la diriger à sa guise.
Tel est l'objet de cette troisième étude où le cavalier aura à faire preuve d'adresse.



En selle, cavalier, sabre en main et sus aux mannequins! l'instruction sera terminée quand l'homme saura toutes les allures, en tous terrains, même parsemé d'obstacles, en toutes positions, frapper au point voulu et d'estoc et de taille tel ou tel mannequin placé dans des circonstances de guerre (escarmouche, ou charge).

Les qualités requises du cavalier.

Le but est atteint et l'instruction individuelle est terminée après 6 ou 7 mois de travail opiniâtre. Hardiesse, Souplesse, Vigueur, Tact et Adresse, telles sont les cinq qualités dont le cavalier a dû faire preuve tout à tour pour arriver au résultat et qui lui demeureront d'un emploi incessant, s'il veut se perfectionner dans la science équestre, car ce sont toutes qualités essentielles en équitation.



Ce sont celles qui caractérisent la "monte hardie" de nos officiers de cavalerie, vos futurs instructeurs, dont la maestria demeure sans conteste, puisqu'ils ont su prendre la première place dans les épreuves internationales: au concours hippique de Turin, au raid Bruxelles-Ostende.
Hardiesse, souplesse, vigueur, tact et adresse doivent être votre lot, ne l'oubliez pas, futurs disciples de saint Georges, le patron des cavalier!

                                                                                                   Un capitaine instructeur.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 octobre 1903.

mercredi 27 juin 2018

Nuit de noces.

Nuit de noces.


I

Le capitaine Agénor Meufessier s'était levé de table d'une humeur tout à fait exécrable. un manant ne s'était-il pas jeté, avant lui sur le rôti, pour le découper à sa place! Or le capitaine Agénor Meufessier n'avait que deux prétentions au monde: être adoré des dames et détailler, mieux que personne, à la pointe du couteau, une volaille posée devant lui. 
Ce fut donc en mâchonnant nerveusement son cigare qu'il se leva le premier et s'en fut errer par la ville, en attendant l'heure du rendez-vous. Car la femme du pharmacien Mouillevent lui avait fait espérer, pour ce soir-là, ce que nos aïeux appelaient assez improprement: le couronnement de sa flamme.
Le grand air fit du bien au militaire. Il recouvra une certaine sérénité d'esprit, voire quelque gaieté dans les idées, en pensant aux jolies choses qui allaient lui être révélées au déshabillé de la droguiste qu'il aimait. Madame Mouillevent était, en effet, une de ces personnes dont le corsage et les jupes promettent beaucoup. d'aimables rondeurs occupaient celui-ci et celles-là. 
Mais pourquoi faut-il que le conte de Perrette et de son pot au lait s'applique aux capitaines eux- mêmes? Pourquoi aussi certains jours semblent-il porter en eux une fatalité? Rien ne devait réussir à Agénor dans cette après-midi. Madame Mouillevent n'apparut que pour disparaître, et l'officier n'eut que la désillusion de l'éclipse sans avoir eu la joie de contempler la lune.
Pour le coup, son dépit contre le destin fut sans bornes. Il jura comme un païen, faillit battre le garçon qui lui servit, au café, son verre de bière, et regagna l'hôtel du Faisan, où nous l'avons rencontré au début de ce récit, en se promettant de demander son changement pour fuir ce chien de pays inhospitalier à l'armée.
Quand il pénétra dans la grande cour, une voiture attelée de deux chevaux embués de sueur par la rapidité d'une longue course, s'y arrêtait. Un jeune homme en descendit et offrait galamment ensuite la main à une jeune femme qui, familièrement, s'appuya sur son épaule pour gravir le perron dont les volubilis venaient de fermer leurs beaux yeux humides. Le patron s'empressa auprès des nouveaux venus. Il avait reçu leur dépêche. Il avait tout préparé pour les bien recevoir: la plus belle chambre de la maison, un tapis sur le parquet et un lit!... ce fut avec une timidité souriante que cet hôte prévenant glissa, sans appuyer, sur ce dernier détail.
Deux amoureux en fuite alors? Mon Dieu! que le coupable courant de vos pensées vous entraîne vers de romantiques inventions! Oui deux amoureux! Mais deux époux aussi. Car la matin même un officier public, à sousventrière tricolore, et un bon curé bedonnant sous son surplis plissé avaient consacré les nœuds les plus légitimes entre M. le comte Ferdinand de Sixpoulet et la jolie Églantine de Moulin-Galant, lesquels vous venez de surprendre au débouché de leur carrosse.
Le capitaine Agénor Meufessier leur jeta un mauvais regard au passage. Les amants déconfits sont impitoyables pour les amants heureux. Mais le militaire grincheux fit bien une autre grimace en voyant le patron conduire les arrivants dans la chambre justement voisine de la sienne.
- En voilà, murmura-t-il dans sa moustache, qui vont s'amuser!
Le fait est qu'une mince cloison séparait seule les deux pièces et que le pauvre capitaine allait se trouver exactement dans la situation d'un auteur dramatique, comptant qu'on le représenterait ce sois-là, et condamné à assister à la comédie d'un confrère. Et quelle comédie! des longueurs! Trois actes!, quatre peut-être! cinq par impossible! Il y a des écrivains qui se vantent d'avoir été jusqu'à six actes. Mais cette coupe est inusitée dans le théâtre classique.
Agénor jeta son képi sur un fauteuil, envoya promener son pantalon d'un coup de pied et se fourra dans ses draps, résolu à faire le sourd, s'il le pouvait. Mais il était écrit que la chance n'était pas pour lui cette nuit-là.

II

Deux mots des nouveaux mariés maintenant, n'est-ce pas? On n'assiste pas comme ça, à la nuit de noces des gens, sans avoir quelque envie de les connaître. Ces tourtereaux étaient cousins et avaient rêvé, dès l'enfance, d'être un jour pour jamais unis. Ce doit être une chose fort douce, pour un mari, d'avoir vu grandir sa femme et d'avoir préludé aux jeux tragiques quelquefois de l'amour par des jeux innocents. Que d'impressions charmantes dans le souvenir de celle qu'on a vue toute petite et sous la couronne printanière du muguet blanc de toutes ses innocences!
On doit revivre avec elle, sans le moindre remord intempestif, mille joies interdites à ceux qui détournent des mineures autrement que par la pensée. Aussi, les beaux fruits dont la vendange est enfin permise vous sont apparus dans leur fleur. Ils ont mûri, sous vos yeux, pour les délices de vos mains impatientes. Que la rose doit être chère dont on a vu le premier bouton emperlé par les larmes de l'aurore.
Je vous devais cette confidence sur la situation particulière de ces enfants à la veille d'en faire d'autres, pour que rien ne vous semble excessif dans les familiarités toutes naturelles à deux êtres qui s'aiment depuis longtemps et vont l'un à l'autre poussés par une commune ardeur. Bien des timidités s'effacent dans l'expansion d'une grande et légitime joie. Préfère qui voudra les pudeurs charmantes d'une fiancée craintive et les grâces d'un embarras qui ne flatte que les imbéciles! Le bel entraînement où tous deux se sentaient emportés comme dans un torrent de caresses, me paraît préférable cent fois.
Maintenant pourquoi le comte et sa jeune femme avaient-ils choisi l'hôtel banal d'une petite ville de province pour y célébrer le mystère qui leur tenait tant au coeur? Mon Dieu! vous avez deviné, comme moi, qu'ils avaient fait, comme tout le monde, le projet d'un voyage en Suisse. Il paraît que les pics neigeux sont d'un bon exemple pour les jeunes mariés. Moi, je n'ai jamais compris qu'on eût besoin du spectacle d'une magnifique nature pour en détourner volontairement les yeux vers un objet près duquel toutes les splendeurs de paysage ne sont qu'un néant. O les poétiques gens à qui le Ranz des Vaches est une musique nécessaire pour goûter l'immortelle joie d'aimer! Et le silencieux concert des âmes éperdues dans l'espace? Et l'invisible Paradis qui s'ouvre et dont on viole la porte sur le corps de l'ange vaincu? Ce n'est donc pas un suffisant décor à notre ivresse?
Ces deux jeunes gens étaient deux sages. Ils avaient trouvé trop longue la route qui mène aux glaciers et ils s'arrêtaient en chemin. Ils avaient renoncés à cueillir la pomme sous la flèche de Guillaume Tell, et se contentaient de la croquer au bel arbre d'amour qui partout tend son feuillage aux hommes de bonne volonté. Les amoureux fervents, comme les nommait Baudelaire, sont comme les prêtres d'un culte interdit et qui emportent, avec eux, pareils aux premiers pasteurs chrétiens persécutés, tout ce qu'il leur faut pour le divin sacrifice, prêts à transformer en temples la grange prochaine ou le premier coin de bois!
Et voilà pourquoi, ils étaient entrés avec un recueillement presque religieux dans la chambre banale qui leur devait paraître bientôt, quand l'autel y serait dressé, une splendide cathédrale pleine de chants, de parfums, et rayonnante de lumière comme un ciel étoilé.

III

- Nom de nom! fit le capitaine Agénor Meufessier en les entendant refermer la porte.
Un silence se fit entendre... puis un vol de baisers venant briser à la cloison leurs ailes fragiles.
- Nom de nom! répéta le capitaine.
Il prêtait l'oreille malgré lui, l'indiscrétion étant toujours au fond de l'esprit de l'homme et la curiosité n'étant pas le privilège de la femme seulement. Un dialogue distinct le tint bientôt au courant de ce qui se passait à côté et n'avait rien, d'ailleurs, d'inquiétant pour la morale.
- Pour qui ces jolis yeux? disait la voix du mari.
- Pour Ferdinand! répondait la voix caressante de la femme.
- Pour qui cette bouche charmante?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui ce menton fripon et cette mignonne fossette?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui ce cou grassouillet qu'un collier naturel d'ivoire enferme?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui ces épaules si délicieusement veinées de bleu?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui cette gorge...
Le capitaine n'y tint plus et fit:
- Sacré nom de nom de nom de nom!



Mais le nouveau Christophe Colomb qui s'acharnait à la découverte d'une Amérique vierge et y trouvait mille fiertés joyeuses n'entendit pas. Il poursuivit donc, sans se troubler et celle, à qui il parlait, continuait à lui donner la réplique par de simples répons, toujours les mêmes, comme ceux des enfants de chœur aux litanies.
- Pour qui ces belles hanches aux reflets d'ambre?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui ce ventre rondelet, uni et blanc comme un lac de neige?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui...?
Agénor poussa un grognement formidable et se boucha violemment les oreilles, éperdu et pensant que Madame Mouillevent, elle aussi, avait de jolis yeux, une bouche charmante, un col éburnéen, des nénés impertinents, et que tout cela ne serait pas pour son fichu nez.
Et des projets de vengeance roulaient sous son front englouti dans l'oreiller, moins contre la perfide pharmacienne, qui ne lui souriait plus entre deux bocaux, que contre ces deux misérables amants dont le bonheur insultait à sa propre détresse.


IV

Les jeunes époux déjeunèrent dans leur chambre sans doute, car on ne les vit pas à table d'hôte le matin. C'est si bon la dînette qui se fait au bord du lit avec des appétits honnêtement gagnés, et le vin qu'on boit dans le même verre, en cherchant la place où les lèvres se sont posées! Foin de la table des grands où les truffes fument sous les candélabres! Nous mettrons quand vous le voudrez, comtesse, le couvert sur un joli coin de drap et nous prendrons le café sur place.
Enfin, ce fut le soir seulement que M. et Madame de Sixpoulet, celui-ci un peu languissant et celle-là rayonnante du plaisir passé, se manifestèrent à la table d'hôte qu'ils venaient partager, par curiosité sans doute et où les attendait la rancune jalouse du capitaine.
Après le potage, un hors-d'oeuvre et la double entrée composant le menu ordinaire de ce genre de repas, la poularde traditionnelle apparut dans son linceul entr'ouvert de cresson. Agénor, qui l'attendait impatiemment pour prendre sa revanche de la veille, se rua dessus, le couteau à découper au poing, impétueux comme un Peau-Rouge qui va scalper un ennemi.
Puis, domptant l'ardeur de ses mouvements, systématiquement, avec autorité, il commença, au grand étonnement de ses voisins, lesquels étaient précisément le comte et sa femme, à se servir soi-même, amenant du bout de sa fourchette chaque morceau dans son assiette et disant à chacun son mot sous la forme un peu monotone que voici:
- Pour qui ce joli cou? - Pour Agénor!
Et le répons était dit sur une voix de fausset imitant le timbre féminin.
- Pour qui cet aileron exquis? - Pour Agénor!
- Pour qui cette bonne petite cuisse? - Pour Agénor!
Le comte se contentait d'être interloqué. Mais la comtesse, qui se remémorait mieux les événements de la précédente soirée, comprenait à merveille sa moquerie et était intérieurement très vexée.
Et poursuivant sa pantomime, Agénor Meufessier continuait:
- Pour qui ce joli foie parfumé... ? - Pour Agénor!
- Pour qui ce noir croupion...
Il n'eut pas le temps d'achever.
- Malhonnète! lui cria la pauvre femme hors d'elle. C'est bien que vous ne l'avez jamais vu!

Trente Bonnes Farces, Armand Sylvestre, 1890, Ernest Kolb éditeur.

mardi 26 juin 2018

Vingt quatre heures avec les Apaches de Paris.

Vingt quatre heures avec les Apaches de Paris.




Tout le monde connait aujourd'hui de nom ces bandes redoutables qui, sous la dénomination d'Apaches*, se répandent le soir dans certains quartiers de Paris et y sèment la terreur.
Organisées en véritables compagnies, ayant à leur tête  des chefs qui leur en imposent par leur audace et par leur force, possédant un langage spécial et correspondant entre eux au moyen de signes conventionnels, les individus qui composent ces bandes vivent en marge de la société à laquelle ils ont déclaré une guerre à outrance. Jusqu'à l'aube, sous les yeux de la police impuissante, ils deviennent les maîtres de la capitale.
J'ai pensé qu'il serait intéressant, pour les lecteurs de Mon Dimanche de pénétrer plus avant parmi les bandits parisiens. Et c'est pourquoi j'ai risqué l'aventure, périlleuse un peu sans doute, mais si pleine d'émotions et d'imprévu, de vivre leur vie pendant quelques heures.
La chance, ainsi qu'on va le voir, me fut propice, et j'ai pu revenir sain et sauf de mon voyage chez les Apaches.

Mon ami l'Apache.

Les relations faites au régiment peuvent avoir quelquefois leur utilité.
C'est à l'une d'elles que je dois d'avoir pu mettre mon projet à exécution.
Il y a quelques jours, j'aperçus, dans les hauteurs de la rue de Flandre, à la Villette, un homme vêtu d'un petit veston rapiécé, coiffé d'une superbe casquette dont la visière rabattue dissimulait une partie de son visage. Son pantalon de velours à larges côtes affectait cette forme spéciale à un certain monde, et connue sous le nom de pantalon à pattes d'éléphant. Les cheveux ramenés sur les tempes, en accroche-coeur, il venait à pas rapides dans ma direction, jetant à droite et à gauche de furtifs regards.
- Tiens! m'écriai-je, mais je le reconnais celui-là! C'est Touchard, mon ancien voisin de lit au régiment, pendant mes derniers vingt-huit jours...
Et tout de suite, j'évoquai les soirées passées là-bas, aux dragons, dans la chambre pleine de l'odeur des cuirs et du bruit des mors qu'on "astiquait", les longues soirées qu'égayaient le bagout et les gouailleries de Touchard le Bellevillois, comme nous l'avions surnommé.
Néanmoins, me souciant peu de renouer connaissance avec lui, je passai sur le trottoir opposé. Mais Touchard m'avait aperçu, et déjà, il venait à moi.
- Tiens, c'te rencontre, s'écria-t-il. Comme le v'là mis! On dirait un milord. Qué qu'tu fais donc dans l'civil? Ah! oui, c'est vrai!, t'es journalisse, du moins, ça s'disait au régiment. Un chouette métier tout de même!
- Mais oui, répondis-je, je suis journaliste. Et toi, que fais-tu?
- Oh! moi, tu sais, j'ai toujours eu un poil dans la main, comme on dit. Puis, à mon avis, l'travail dégrade l'homme. Alors, j'aime mieux rien faire.
- Hé bien! mais pour vivre?...
Touchard éclata de rire.
- Pour vivre! s'exclama-t-il. Ah! non, vrai, t'en as de bonnes. Ben, et les pantes*, pourquoi donc qu'c'est faire, si c'est pas pour engraisser ceux qui sont pas des fils à papa?
Touchard se tut un instant. Puis d'une voix grandiloquente, la tête haute, il reprit en se redressant.
- Tu sauras que jamais Touchard dit "Gros Louis de Belleville", i n'a manqué de rien, pas plus que ceusses de la bande, les "zéphyrs du Père-Lachaise". On connait son "turbin" et quand il faut du "pognon", on en trouve.
Je commençais à comprendre. Touchard n'était qu'un vulgaire bandit et appartenait à une bande bien connue de la police. A vrai dire, j'étais peu flatté de cette rencontre, et déjà je me disposais à prendre congé, lorsque, brusquement, une idée se précisa dans mon cerveau.
Je pris mon sourire le plus affable, et serrant les mains de Touchard dans les miennes, je m'écriai:
- Ah! mon vieux, vrai, que je suis heureux de t'avoir rencontré!
- Ben! moi aussi, reprit Touchard, étonné de ma subite expansion...
- Ecoute-moi, mon vieux camarade, continuai-je. Tu fais partie de la bande des "zéphyrs". Hé bien! je veux être des vôtres. Il faut que tu me présentes.
On devine la stupeur de mon ex-camarade.
- Te présenter! Non, mais tu n'es pas un peu "maboul"?
Je surpris dans ses yeux un regard de méfiance. Je devinai sa pensée. Sans aucun doute, Touchard se demandait à cet instant si je n'appartenais pas à la police, et si mon intention n'était pas de pénétrer chez les siens, afin d'en rapporter des renseignements.
- Je comprends tes craintes, lui dis-je, mais crois bien que rien ne peut les justifier. Tu sais que les journalistes aiment à pénétrer dans tous les mondes. Ma seule intention est de satisfaire la curiosité que j'ai de vivre pendant quelques heures votre vie d'aventure, et, je le répète, tu n'as rien à craindre de moi. D'ailleurs crois bien que je te récompenserai comme il convient.


Les règlements des bandits.

Heureusement Touchard était un garçon intelligent. Ses méfiances disparurent.
- Diable! dit-il, mais sais-tu que ce que tu me demandes là n'est pas facile? Si jamais les "zéphyrs" se doutaient que j'ai pu introduire dans la bande un journaliste, ils n'hésiteraient pas à me trouer la peau. Tiens, voilà plutôt nos règlements:
Et, sortant de sa poche un parchemin plié en quatre, il me fit lire ce qui suit:

"Art 1er - Tout associé est tenu de garder le secret sur les opérations.
Art 2 - A partir de ce jour, celui qui sera pris à dévoiler même à des amis ou que seulement que ça nous vienne aux oreilles, se verra infliger une amende de 500 à 2.000 francs à prélever sur les opérations.
Cet argent sera prélevé sur une seule opération, si celle-ci dépasse 500 francs. En cas de trahison, il sera puni de mort.
Art 3 - Il est expressément défendu de stationner dans quelque endroit que ce soit afin de ne pas se faire arrêter pour des bêtises.
Art 4 - Dans un but de sécurité générale, il est défendu de s'acheter des objets volés.
Art 5 - Quand un homme ira "faire la bombe"*, ne pas prendre de fiacre dans le quartier, de façon à ne pas éveiller les soupçons.
Art 6 - Aucun homme ne pourra quitter l'association s'il ne verse un dédit de 2.000 francs.
Art 7 - La manière de travailler sera tenue secrète, même pour les amis, et aucun conseil ne sera donné, sous peine de mort.
Art 8 - Les amendes seront versées entre les mains du président qui les emploiera en secours aux associés qui se seront "fait faire", c'est à dire emprisonner.
Art 9 - Tout homme qui ne suivra pas le règlement sera passible d'une amende de 10 à 500 francs.
L'amende infligée sera au profit du président.

En effet, ma présentation pouvait être fort dangereuse pour lui. Cependant, j'insistai de nouveau.
- Présente-moi comme un gars de Grenelle, obligé de fuir son quartier pour échapper aux vengeances d'un rival. Je me déguise assez habilement et ton long voisinage dans la chambrée régimentaire m'a suffisamment initié à parler l'argot. Voyons, acceptes-tu?
Touchard réfléchit un instant. J'étais haletant. Enfin, il reprit:
- Hé bien! soit, j'accepte. seulement, ouvre l’œil, et le bon. Trouve-toi demain soir à onze heures, derrière la porte de Romainville*, près du fossé des fortifications. Je t'y attendrai.
- J'y serai, répondis-je. A demain.
Et sur ces mots, nous nous séparâmes.
Le lendemain soir, après m'être soigneusement camouflé (style policier), c'est à dire après avoir revêtu toute une défroque de rôdeur de barrière*, acheté au marché pouilleux de la place d'Italie: casquette à pont, pantalon à "pattes d'éléphant", foulard et ceinture, je m'acheminai, par les rues désertes de Ménilmontant, vers la porte de Romainville. La nuit était très sombre et pluvieuse: les passants, rares, pressaient le pas, et, après m'avoir jeté au passage un regard plein de méfiance, n'avaient garde de se retourner. J'atteignis la porte où quelques "gabelous" battaient la semelle, et me mis à suivre le talus des fortifications, en sifflant un petit air guilleret. Soudain, au ras du sentier, je vis émerger une tête, celle d'un homme étendu de tout son long sur l'herbe, et que dans la nuit, je n'avais pas remarqué. L'homme fut d'un bond sur ses pieds.
- Ah! te v'la. Bon. Allons trouver les amis.


Ma présentation aux apaches.

Je reconnus mon Touchard. Nous dégringolâmes le talus et, côte à côte, nous nous acheminâmes. Après cinq cents mètres, arrêt. Touchard introduit élégamment deux doigts dans sa bouche et lance un violent coup de sifflet qui se termine en bizarres modulations. Un coup de sifflet plus faible lui répond, et en quelques minutes, nous sommes entourés d'une douzaine d'individus vêtus uniformément comme nous de pantalons à pattes, de vestons débraillés et de casquettes à pont, et accompagnés de quatre filles en cheveux, à tabliers à bavette. 


Comment, dans un fossé des fortifications, je fus présenté aux Apaches de Paris.

Me voici dans la bande des Zéphyrs du Père-Lachaise. Je ne suis pas très fier!
- C'est le gars, dit simplement Gros-Louis.
Aussitôt, un grand gaillard au cou de taureau, aux mains larges, comme des battoirs, se détache du groupe et m'interpelle:
- Comment t'appelles-tu?
- Le Costaud de Grenelle.
- Qu'est-ce que tu faisais là-bas?
- Je "travaillais" avec les amis.
- Et pourquoi viens-tu avec nous?
- Parce que j'ai eu des histoires avec la Terreur, par rapport à une rivalité d'amour.
- Bon, tu es bien le cousin de Gros-Louis?
- Oui, son cousin, et son meilleur copain, même, ajoutai-je, prenant peu à peu de l'assurance.
Touchard prit à son tour la parole: chaleureusement, il déclara que j'étais son cousin, son frère même, que je n'étais pas de la rousse (police) et que l'on pouvait se fier à moi, comme à lui-même.



Les armes des Apaches: l'os de mouton, le tire-point
(formé d'une lime polie et munie d'une garde) et la masse.

Alors, avec solennité, le gaillard au cou de taureau me déclara "membre de la bande des zéphyrs du Père-Lachaise," et il me serra la main. Tous mes nouveaux frères en firent autant; de même que "mes sœurs", les dames au gracieux sourire et à l'aspect canaille. Puis notre chef, le Pilier (!) de Belleville, donna des ordres rapides. La bande allait effectuer un important cambriolage de villa à Fontenay-sous-Bois. Je ne serait point de l'expédition, qui nécessitait des "hommes" expérimentés. Le Gros-Louis était désigné pour me présenter dans les différents bouges amis et pour me faire tatouer. Je fis à ce mot une très vilaine grimace; mais, par un solide coup de pied bas, sournoisement appliqué, "mon cousin" me rappela à la prudence et ma grimace s'acheva en un sourire.
Une dernière poignée de main et nous nous séparâmes, les hommes et les "dames" allant chacun à leurs petites affaires.

Je suis tatoué.

Nous voilà seul, cheminant, Touchard et moi. Nous longeons maintenant le canal Saint-Martin.
- Eh bien, es-tu content? me demanda brusquement mon camarade.
- Enchanté de ce que j'ai vu et plein de l'espoir d'en voir plus encore.
- Alors, si tu es content, paye un vin chaud.
Nous entrons dans un misérable cabaret, en retrait sur le boulevard de la Villette. Quelle assemblée! La salle est pleine d'individus tout à fait semblables à ceux que je viens de quitter. Ils sont attablés avec des rôdeuses, devant des verres de café au cognac et devant les "liqueurs". Les bancs et les tables sont scellés au plancher. Les garçons, aux manches retroussées et dont les bras nus ressemblent à des bras de forgerons, ne servent la consommation que lorsque le montant leur a été remis, au préalable. Une fumée suffocante de tabac flotte en l'air. Les épithètes et les exclamations grossières s'entrecroisent. Mon ami Touchard est là chez lui. Il me présente aux amis et aux amies, et si les gens honnêtes savaient combien cette nuit-là je dus serrer de mains crapuleuses, ils refuseraient certainement de m'offrir les leurs!
A une table de coin, quatre individus causent avec volubilité, tandis qu'un personnage moustachu, convenablement vêtu, les écoute et prend des notes. et je reste stupéfait d'entendre les quatre rôdeurs appeler avec grand respect leur auditeur Môssieur l'Inspecteur. C'est tout bonnement, m'explique Touchard, un inspecteur de la Sûreté, qui est là aux renseignements. La police est obligée d'entretenir des rapports cordiaux avec les malandrins! 
Après avoir dégusté un saladier de vin chaud, nous regagnons le boulevard. Nous descendons sur la berge du canal. Voici une vieille péniche qui semble abandonnée. Un furieux aboi de chien salue notre apparition. Mais Touchard fait entendre le coup de sifflet magique qu'il modula tout à l'heure dans le fossé des fortifs. Et le chien se tait, une mince lumière paraît sur le pont de la péniche où nous mettons le pied. Nous pénétrons dans une espèce de cabine, à l'avant. Là, une quinzaine "d'apaches" entourent un vieux bonhomme à tête très sympathique, ma foi, qui, la pipe au bec, à la main une sorte de lancette, "vaccine" de dessins bleus le dos plié devant lui d'un individu déshabillé jusqu'à la ceinture.


Une séance de tatouage sous une passerelle du canal Saint-Martin.

- C'est un frère à broder, dit Touchard.
- Assieds-toi là, répond le paternel tatoueur.
Et, assis sur un fond de tonneau, j'attends mon tour en admirant les bras et les bustes entièrement tatoués dont les assistants font volontiers étalage. Bon gré, mal gré, il me faut subir le supplice. Je me dépouille de mon veston et, après divers préparations dont il a le secret, le bon vieux bonhomme, que le diable l'emporte, me pique sur le bras gauche une superbe négresse au coeur traversé d'un poignard. Maintenant, je suis vraiment un apache! et c'est sur cette triste constatation qu'après avoir payé mon bourreau, 2,25 fr., je vais prendre quelques heures de sommeil dans un misérable hôtel borgne de la rue des Pyrénées, où demeurent Touchard et plusieurs de nos distingués complices.


On me cambriole.

- Mon vieux, si tu veux être bien vu, il faut que tu indiques un coup à faire, me dit Gros-Louis comme, le lendemain, à midi, nous sortons de l'Ecole des Voleurs.
Car Gros-Louis, en cicerone consciencieux, n'avait pas voulu me priver de ce spectacle unique, l'Ecole des Voleurs, installée, elle aussi, sur une péniche du canal Saint-Martin. Là, le professeur, un Américain, apprend à de jeunes élèves-bandits la façon de dévaliser autrui sans tapage. Sur un mannequin entièrement recouvert de sonnettes vibrant au plus petit choc, sont fixés des poches, des montres, des réticules de dames. L"apprenti" doit enlever prestement les uns et les autres sans faire tinter les sonnettes. 


Les apprentis voleurs s'exercent sous l’œil flegmatique de leur professeur.

L'apprentissage est long, mais, sous la surveillance et grâce aux conseils du professeur, un jeune homme intelligent peut devenir de première force.
- Un coup à faire, mon vieux, mais pour sûr que j'en connais un.
J'avais prévu la proposition et avais retiré de mon modeste logis les quelques objets de valeur qui s'y trouvaient: c'est chez moi que je conduirai mes si sympathiques camarades.
- Rue X..., à Montmartre, un petit appartement "très chic"; j'ai pris les dispositions, c'est une affaire de toute sûreté;
Et vers minuit, Gros-Louis, le Pilier, deux autres gentlemen qui répondaient aux doux noms de la Citrouille de Charonne et de Coco Pilaf de Vincennes, une jeune personne destinée à faire le guet et moi nous nous acheminions par groupe de deux, vers la Butte. Ce fut une expédition promptement menée. A une heure nous étions en face de l'immeuble où j'habite. Je criai mon nom en passant devant la loge de la concierge, grimpai mes cinq étages, suivi sans bruit de mes acolytes qui tenaient prudemment leurs chaussures à la main.
En un clin d’œil, ma porte fut ouverte par la pince-monseigneur. Et navré, je dus assister à l'effraction de mon secrétaire, je vis disparaître les quelques pièces que j'y avais laissé, je vis fuir de même, hélas!, mes faux-cols, ma redingote et jusqu'à la bouteille de kirsch, qui constituait à elle seule ma cave à liqueurs. Ma  mine contrite fut remarquée, le Pilier m'en demanda affectueusement le motif.
- C'est l'émotion! répondis-je;
Et nous redescendîmes.
Nous voilà dans la rue du Mont-Cenis, sombre et déserte à pareille heure; soudain, un coup de sifflet, puis une détonation, une balle siffle à mon oreille.
- Qu'est-ce que c'est? m'écriai-je stupéfait.
- Tais-toi, me glissa Gros-Louis, nous avons opéré sur le territoire de la bande de Saint-Ouen. Nos rivaux nous attaquent.
Et ce fut, ma foi, une bataille rangée. 


Deux bandes d'Apaches se battent dans la nuit.

Les coups de revolver crépitaient, des formes noires jaillissaient de la nuit et tombaient sur nous à bras raccourcis. On entendait des cris de blessés. Je reçus pour ma part un terrible coup de poing que je rendis aussitôt, avec les intérêts.
Au loin un bruit de course précipitée.
- Les flics! les flics!
Les deux bandes s'éparpillent, emportant leurs blessés. Et moi, peu soucieux de pousser la curiosité au point de me faire arrêter, je m'enfuis à toutes jambes, et j'arrive, haletant, dans mon appartement cambriolé!
Ouf! je l'ai échappé belle. Je me lave, je revêts des vêtements présentables. Me voici redevenu un honnête homme.
Mais l'horrible négresse, gravée sur mon bras d'une façon indélébile, me rappellera toute ma vie que durant vingt-quatre heures, je fus un Apache!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 et 22 novembre 1903.

Nota de célestin Mira:


Arrestation d'une bande d'apaches par la police à Paris.



Apache et sa gigolette ou rodeuse.

Les Apaches se livraient souvent au proxénétisme..


* Pante est un mot argotique désignant un bourgeois honnête bon à être volé ou assassiné.
* Faire la bombe: Déformation de "faire bombance" signifiant faire la fête.






* Porte de Romainville:

Porte de Romainville, aujourd'hui Porte des Lilas.

* Rôdeuse de barrière.





La danse apache: