mercredi 27 juin 2018

Nuit de noces.

Nuit de noces.


I

Le capitaine Agénor Meufessier s'était levé de table d'une humeur tout à fait exécrable. un manant ne s'était-il pas jeté, avant lui sur le rôti, pour le découper à sa place! Or le capitaine Agénor Meufessier n'avait que deux prétentions au monde: être adoré des dames et détailler, mieux que personne, à la pointe du couteau, une volaille posée devant lui. 
Ce fut donc en mâchonnant nerveusement son cigare qu'il se leva le premier et s'en fut errer par la ville, en attendant l'heure du rendez-vous. Car la femme du pharmacien Mouillevent lui avait fait espérer, pour ce soir-là, ce que nos aïeux appelaient assez improprement: le couronnement de sa flamme.
Le grand air fit du bien au militaire. Il recouvra une certaine sérénité d'esprit, voire quelque gaieté dans les idées, en pensant aux jolies choses qui allaient lui être révélées au déshabillé de la droguiste qu'il aimait. Madame Mouillevent était, en effet, une de ces personnes dont le corsage et les jupes promettent beaucoup. d'aimables rondeurs occupaient celui-ci et celles-là. 
Mais pourquoi faut-il que le conte de Perrette et de son pot au lait s'applique aux capitaines eux- mêmes? Pourquoi aussi certains jours semblent-il porter en eux une fatalité? Rien ne devait réussir à Agénor dans cette après-midi. Madame Mouillevent n'apparut que pour disparaître, et l'officier n'eut que la désillusion de l'éclipse sans avoir eu la joie de contempler la lune.
Pour le coup, son dépit contre le destin fut sans bornes. Il jura comme un païen, faillit battre le garçon qui lui servit, au café, son verre de bière, et regagna l'hôtel du Faisan, où nous l'avons rencontré au début de ce récit, en se promettant de demander son changement pour fuir ce chien de pays inhospitalier à l'armée.
Quand il pénétra dans la grande cour, une voiture attelée de deux chevaux embués de sueur par la rapidité d'une longue course, s'y arrêtait. Un jeune homme en descendit et offrait galamment ensuite la main à une jeune femme qui, familièrement, s'appuya sur son épaule pour gravir le perron dont les volubilis venaient de fermer leurs beaux yeux humides. Le patron s'empressa auprès des nouveaux venus. Il avait reçu leur dépêche. Il avait tout préparé pour les bien recevoir: la plus belle chambre de la maison, un tapis sur le parquet et un lit!... ce fut avec une timidité souriante que cet hôte prévenant glissa, sans appuyer, sur ce dernier détail.
Deux amoureux en fuite alors? Mon Dieu! que le coupable courant de vos pensées vous entraîne vers de romantiques inventions! Oui deux amoureux! Mais deux époux aussi. Car la matin même un officier public, à sousventrière tricolore, et un bon curé bedonnant sous son surplis plissé avaient consacré les nœuds les plus légitimes entre M. le comte Ferdinand de Sixpoulet et la jolie Églantine de Moulin-Galant, lesquels vous venez de surprendre au débouché de leur carrosse.
Le capitaine Agénor Meufessier leur jeta un mauvais regard au passage. Les amants déconfits sont impitoyables pour les amants heureux. Mais le militaire grincheux fit bien une autre grimace en voyant le patron conduire les arrivants dans la chambre justement voisine de la sienne.
- En voilà, murmura-t-il dans sa moustache, qui vont s'amuser!
Le fait est qu'une mince cloison séparait seule les deux pièces et que le pauvre capitaine allait se trouver exactement dans la situation d'un auteur dramatique, comptant qu'on le représenterait ce sois-là, et condamné à assister à la comédie d'un confrère. Et quelle comédie! des longueurs! Trois actes!, quatre peut-être! cinq par impossible! Il y a des écrivains qui se vantent d'avoir été jusqu'à six actes. Mais cette coupe est inusitée dans le théâtre classique.
Agénor jeta son képi sur un fauteuil, envoya promener son pantalon d'un coup de pied et se fourra dans ses draps, résolu à faire le sourd, s'il le pouvait. Mais il était écrit que la chance n'était pas pour lui cette nuit-là.

II

Deux mots des nouveaux mariés maintenant, n'est-ce pas? On n'assiste pas comme ça, à la nuit de noces des gens, sans avoir quelque envie de les connaître. Ces tourtereaux étaient cousins et avaient rêvé, dès l'enfance, d'être un jour pour jamais unis. Ce doit être une chose fort douce, pour un mari, d'avoir vu grandir sa femme et d'avoir préludé aux jeux tragiques quelquefois de l'amour par des jeux innocents. Que d'impressions charmantes dans le souvenir de celle qu'on a vue toute petite et sous la couronne printanière du muguet blanc de toutes ses innocences!
On doit revivre avec elle, sans le moindre remord intempestif, mille joies interdites à ceux qui détournent des mineures autrement que par la pensée. Aussi, les beaux fruits dont la vendange est enfin permise vous sont apparus dans leur fleur. Ils ont mûri, sous vos yeux, pour les délices de vos mains impatientes. Que la rose doit être chère dont on a vu le premier bouton emperlé par les larmes de l'aurore.
Je vous devais cette confidence sur la situation particulière de ces enfants à la veille d'en faire d'autres, pour que rien ne vous semble excessif dans les familiarités toutes naturelles à deux êtres qui s'aiment depuis longtemps et vont l'un à l'autre poussés par une commune ardeur. Bien des timidités s'effacent dans l'expansion d'une grande et légitime joie. Préfère qui voudra les pudeurs charmantes d'une fiancée craintive et les grâces d'un embarras qui ne flatte que les imbéciles! Le bel entraînement où tous deux se sentaient emportés comme dans un torrent de caresses, me paraît préférable cent fois.
Maintenant pourquoi le comte et sa jeune femme avaient-ils choisi l'hôtel banal d'une petite ville de province pour y célébrer le mystère qui leur tenait tant au coeur? Mon Dieu! vous avez deviné, comme moi, qu'ils avaient fait, comme tout le monde, le projet d'un voyage en Suisse. Il paraît que les pics neigeux sont d'un bon exemple pour les jeunes mariés. Moi, je n'ai jamais compris qu'on eût besoin du spectacle d'une magnifique nature pour en détourner volontairement les yeux vers un objet près duquel toutes les splendeurs de paysage ne sont qu'un néant. O les poétiques gens à qui le Ranz des Vaches est une musique nécessaire pour goûter l'immortelle joie d'aimer! Et le silencieux concert des âmes éperdues dans l'espace? Et l'invisible Paradis qui s'ouvre et dont on viole la porte sur le corps de l'ange vaincu? Ce n'est donc pas un suffisant décor à notre ivresse?
Ces deux jeunes gens étaient deux sages. Ils avaient trouvé trop longue la route qui mène aux glaciers et ils s'arrêtaient en chemin. Ils avaient renoncés à cueillir la pomme sous la flèche de Guillaume Tell, et se contentaient de la croquer au bel arbre d'amour qui partout tend son feuillage aux hommes de bonne volonté. Les amoureux fervents, comme les nommait Baudelaire, sont comme les prêtres d'un culte interdit et qui emportent, avec eux, pareils aux premiers pasteurs chrétiens persécutés, tout ce qu'il leur faut pour le divin sacrifice, prêts à transformer en temples la grange prochaine ou le premier coin de bois!
Et voilà pourquoi, ils étaient entrés avec un recueillement presque religieux dans la chambre banale qui leur devait paraître bientôt, quand l'autel y serait dressé, une splendide cathédrale pleine de chants, de parfums, et rayonnante de lumière comme un ciel étoilé.

III

- Nom de nom! fit le capitaine Agénor Meufessier en les entendant refermer la porte.
Un silence se fit entendre... puis un vol de baisers venant briser à la cloison leurs ailes fragiles.
- Nom de nom! répéta le capitaine.
Il prêtait l'oreille malgré lui, l'indiscrétion étant toujours au fond de l'esprit de l'homme et la curiosité n'étant pas le privilège de la femme seulement. Un dialogue distinct le tint bientôt au courant de ce qui se passait à côté et n'avait rien, d'ailleurs, d'inquiétant pour la morale.
- Pour qui ces jolis yeux? disait la voix du mari.
- Pour Ferdinand! répondait la voix caressante de la femme.
- Pour qui cette bouche charmante?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui ce menton fripon et cette mignonne fossette?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui ce cou grassouillet qu'un collier naturel d'ivoire enferme?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui ces épaules si délicieusement veinées de bleu?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui cette gorge...
Le capitaine n'y tint plus et fit:
- Sacré nom de nom de nom de nom!



Mais le nouveau Christophe Colomb qui s'acharnait à la découverte d'une Amérique vierge et y trouvait mille fiertés joyeuses n'entendit pas. Il poursuivit donc, sans se troubler et celle, à qui il parlait, continuait à lui donner la réplique par de simples répons, toujours les mêmes, comme ceux des enfants de chœur aux litanies.
- Pour qui ces belles hanches aux reflets d'ambre?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui ce ventre rondelet, uni et blanc comme un lac de neige?
- Pour Ferdinand!
- Pour qui...?
Agénor poussa un grognement formidable et se boucha violemment les oreilles, éperdu et pensant que Madame Mouillevent, elle aussi, avait de jolis yeux, une bouche charmante, un col éburnéen, des nénés impertinents, et que tout cela ne serait pas pour son fichu nez.
Et des projets de vengeance roulaient sous son front englouti dans l'oreiller, moins contre la perfide pharmacienne, qui ne lui souriait plus entre deux bocaux, que contre ces deux misérables amants dont le bonheur insultait à sa propre détresse.


IV

Les jeunes époux déjeunèrent dans leur chambre sans doute, car on ne les vit pas à table d'hôte le matin. C'est si bon la dînette qui se fait au bord du lit avec des appétits honnêtement gagnés, et le vin qu'on boit dans le même verre, en cherchant la place où les lèvres se sont posées! Foin de la table des grands où les truffes fument sous les candélabres! Nous mettrons quand vous le voudrez, comtesse, le couvert sur un joli coin de drap et nous prendrons le café sur place.
Enfin, ce fut le soir seulement que M. et Madame de Sixpoulet, celui-ci un peu languissant et celle-là rayonnante du plaisir passé, se manifestèrent à la table d'hôte qu'ils venaient partager, par curiosité sans doute et où les attendait la rancune jalouse du capitaine.
Après le potage, un hors-d'oeuvre et la double entrée composant le menu ordinaire de ce genre de repas, la poularde traditionnelle apparut dans son linceul entr'ouvert de cresson. Agénor, qui l'attendait impatiemment pour prendre sa revanche de la veille, se rua dessus, le couteau à découper au poing, impétueux comme un Peau-Rouge qui va scalper un ennemi.
Puis, domptant l'ardeur de ses mouvements, systématiquement, avec autorité, il commença, au grand étonnement de ses voisins, lesquels étaient précisément le comte et sa femme, à se servir soi-même, amenant du bout de sa fourchette chaque morceau dans son assiette et disant à chacun son mot sous la forme un peu monotone que voici:
- Pour qui ce joli cou? - Pour Agénor!
Et le répons était dit sur une voix de fausset imitant le timbre féminin.
- Pour qui cet aileron exquis? - Pour Agénor!
- Pour qui cette bonne petite cuisse? - Pour Agénor!
Le comte se contentait d'être interloqué. Mais la comtesse, qui se remémorait mieux les événements de la précédente soirée, comprenait à merveille sa moquerie et était intérieurement très vexée.
Et poursuivant sa pantomime, Agénor Meufessier continuait:
- Pour qui ce joli foie parfumé... ? - Pour Agénor!
- Pour qui ce noir croupion...
Il n'eut pas le temps d'achever.
- Malhonnète! lui cria la pauvre femme hors d'elle. C'est bien que vous ne l'avez jamais vu!

Trente Bonnes Farces, Armand Sylvestre, 1890, Ernest Kolb éditeur.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire