Ainsi, c'est donc vrai: les canons de l'escadre allemande ont bombardé la côte orientale d'Afrique ! Bagamoyo, Saâdani, Dar-es-Salam sont réduits en cendres ! Les missions flambent, les indigènes vaincus fuient, la rage au coeur, emportant au centre du noir continent une haine implacable contre l'être malfaisant, l'homme blanc !
Hélas ! Quand je tourne mon regard en arrière; quand je me reporte à 1879-1880, à l'époque où nous organisions paisiblement nos caravanes; quand je revois ces bonnes têtes d'indigènes habitués au portage, qui venaient nous louer leurs bras pour de dangereux voyages; quand j'évoque le souvenir de cette prospérité, de ce calme, de cette paix profonde qui régnait alors à Dar-es-Salam, à Saâdani, à Bagamoyo; quand je me rappelle la joie avec laquelle nous venions nous y reposer, au terme de nos longues explorations dans l'intérieur, vraiment je ne puis m'empêcher de maudire la néfaste influence des Allemands qui, à l'instar des vautours, se sont abattus sur cette côte en 1885.
C'était le lendemain de la conférence de Berlin. Les canons muets d'une escadre cuirassée, embossée en face du palais du Sultan, du regetté Bargash-Ben-Saïd, firent passer l'autorité morale de ce prince sous protectorat allemand; en même temps, une société coloniale allemande s'établissait dans l'Ousagara avec un tel accompagnement de chartes et de privilèges octroyés par l'Empire, qu'aucun doute ne pouvait subsister sur le but réel de cette tentative mercantile: c'était le premier acte d'une prise de possession effective.
Si les Allemands avaient, au préalable, étudié avec soin la côte et mieux connus les naturels, je doute toutefois qu'ils se fussent engagés de la sorte dans une aventure qui pourra avoir quelque jour une issue fatale pour eux.
En ce moment que leurs canons sèment la désolation dans ces régions et y détruisent en quelques heures ce qui a demandé de longues années de labeur, portons nos regards là-bas, au Zanguébar, et voyons donc ce qu'était ce coin de littoral africain si rudement secoué aujourd'hui.
Saâdani était un excellent point de départ pour les expéditions qui, se portant au nord, voulaient éviter le Makata, dont les débordements forment un vaste marécage, à quelques jours de marche de la côte; Dar-es-Salam était surtout apprécié pour la baie profonde qui rendait ce point accessible aux navires; mais, bien que pourvus tous les deux de ce qui est nécessaire aux expéditions européennes, ni Saâdani, ni Dar-es-Salam ne pouvaient rivaliser avec Bagamoyo, la perle du littoral.
Bagamoyo renfermait pour nous deux éléments précieux qui, bien qu'opposés à première vue, vivaient cependant en parfaite intelligence: les Arabes trafiquants et les missionnaires français du Saint-Esprit. C'étaient, d'ailleurs, les pouvoirs prépondérants de la localité.
A côté de leur commerce d'ivoire, les Arabes s'occupaient tout particulièrement des expéditions européennes en partance pour l'intérieur: elles se pourvoyaient auprès d'eux de mille choses indispensables et notamment des marchandises d'échange; elles enrolaient sous leur couvert, des porteurs en pagazis qui leur étaient nécessaires; quand elles avaient à résider plusieurs années dans l'intérieur, c'est aux Arabes de Bagayomo qu'elles s'adressaient pour recevoir leurs ravitaillements, c'est à eux aussi que nous dépêchions nos courriers quand nous étions au centre le l'Afrique: Bagamoyo était pour nous un lieu providentiel, sorte de trait d'union entre la sauvagerie et la mère patrie.
Et ce n'était pas un mince labeur que d'organiser ces services ! On y était arrivé cependant; et déjà, en 1880, les expéditions européennes parvenaient à s'équiper, à se pourvoir de marchandises, de vivres de d'hommes en un mois ou six semaines, alors que six à huit ans auparavant, Stanley et Cameron notamment avaient consacré à cette préparation plus de six mois.
Je me hâte dire qu'à côté des Arabes dignes d'estime que possédait Bagamoyo, tel que: Sewa, Hamed, Saive-ben-Selima, les missionnaires français du Saint-Esprit offraient aux voyageurs européens un appui des plus précieux.
Il y aurait un volume entier à écrire sur les travaux magnifiques que les missionnaires français ont édifiés à Bagamoyo: j'en suis resté émerveillé, et je dois déclarer n'avoir rien vu de semblable, ni même d'approchant dans mes divers voyages en Afrique. Ils ont réellement fait grand, et c'est avec étonnement et respect que j'ai salué leur oeuvre.
La mission formait toute une série de constructions très belles, fort bien emménagées, habitations, église, asile, écoles pour les enfants du pays; là, toute une génération de petits noirs étudiait, priait Dieu, se civilisait, s'élevait à la hauteur d'hommes libres. C'était de véritables pensionnats, avec classes, dortoirs, réfectoires et cours de récréation; puis des ateliers où le nègre apprenait à devenir charpentier, maçon, forgeron habile, tailleur ou cordonnier, pépinières d'où sortaient de précieux auxiliaires pour les expéditions appelées à affronter l'intérieur du continent.
Plus loin on trouvait les établissements des soeurs. Je regrette de n'avoir pas sous ma plume le nom de la supérieure que j'y ai vue en 1880, une héroïne qui déjà avait parcouru le Sénégal et le Gabon, semant partout sur sa route la charité, arrachant des centaines de pauvres créatures à la misère, à l'esclavage, accomplissant, en un mot, dans le silence et l'obscurité, une de ces oeuvres admirables dont l'humanité devrait perpétuer le souvenir sur le bronze et le marbre, car elles sont l'honneur de notre siècle.
Ces missions françaises formaient en outre, toute une colonie agricole: les cultures y avaient été entreprises et menées avec un soin tout particulier; les plantations de cocotiers dont le rendement est si fructueux, s'y trouvaient à l'état de forêts, le caféier, le cannellier, le giroflier y donnaient de superbes résultats et l'acclimatation des fruits et légumes d'Europe y était conduite de la plus intelligente façon.
Aujourd'hui, sous prétexte de châtier les indigènes qui, certainement, ne se trouvaient pas à Bagamoyo, le canon brutal des Allemands a passé sur tout cela, et, de ces oeuvres qui ont exigé trente ans de labeur, il ne reste que des ruines fumantes; quant à l'action moralisatrice des blancs sur les naturels, elle est à jamais perdue.
Enfonçons-nous à présent dans l'intérieur, toujours dans la zone désolée par les incursions intempestives des Allemands.
Le pays qui longe la côte, l'Ousicoua, est merveilleusement fécond; le gibier y abonde: cerfs, girafes, buffles, zébres, sangliers vagabondent de tous côtés, et le sentier révèle le passage d'éléphants et de rhinocéros dont les trois sabots courts et arrondis laissent sur le sol une empreinte bien caractéristique; les villages y sont populeux, et la terre, arrosée par le Vouami, donne d'abondantes récoltes.
Et d'étapes en étapes, on arrive à l'Ousagara, qui, depuis 1885, était le quartier général de la Compagnie Allemande de l'Afrique orientale.
Quelle splendide contrée, l'Oussagara ! Quand je la traversai, en 1880, ce fut un émerveillement à chaque pas. Ce massif montagneux appartient à la grande chaîne qui forme le bourrelet oriental du plateau de l'Afrique centrale, dont la conformation est assez semblable à une assiette renversée: une forte dépression à sa partie septentrionale a donné naissance à la région des Grands Lacs, et les eaux se sont ensuite frayé un passage à travers leurs barages naturels, creusant ainsi les grandes voies du Nil au nord, du Congo à l'ouest, de la Revourna à l'est. Les monts Ousagara sont, en somme, un anneau de cette ceinture qui, à sa partie orientale, se rattache au Kilima-Njaro, au Kenya, au Madi du nord et peut être au Lokinnga du sud en s'y réunissant par le konndi du Nyassa. Les naturels, les Vousagara, constituent une belle race, d'aspects divers toutefois, car la nuance même de leur peau varie du noir au brun clair, sans qu'il soit besoin de quitter un même district; beaucoup d'entre eux ont adopté l'ancienne coiffure des Egyptiens, les cheveux partagés en une multitude de torsades chenillées, composées chacune de deux mèches tressées; cet arrangement capillaire leur fait sur la tête une sorte de calotte qui couvre tout le front et descend sur le cou.
Leur vêtement préféré est une cotonnade bleue, kaniki, qu'ils s'attachent sur l'épaule en guise de manteaux soit à l'aide d'une corde, soit en nouant simplement les deux bouts; ils se drapent la dedans avec une mâle prestance qui fait ressortir mieux encore la vigueur de leurs membres.
Pour tout costume, les femmes n'ont qu'un étroit fourreau d'écorce fait des fibres du datier sauvage ou du baobab, et qui va des reins jusqu'à mi-cuisses: c'est une sorte de jupon ou kilt écossais.
Comme marques nationales, les Vouasagara se font des incisions entre le sourcil et l'oreille, et quelques-uns aussi, du côté de la rivière Moukondocoua, se liment les dents en pointe.
Elle est superbe, cette vallée du Moukondocoua: c'est l'image du paradis terrestre. cette grosse rivière serpente au milieu d'un pays enchanteur, roulant ses flots tumultueux tantôt entre des rives resserrées que bordent de hautes et vertes montagnes, tantôt au milieu de vastes plaines où elle atteint une largeur imposante. Partout, c'est la fraicheur, la vie et la fertilité qu'elle draine avec elle; étagés sur les rampes, pendent de jolis villages et d'immense forêts, et, se mirant au bord de l'eau, croissent des bouquets de palmiers nains, des bois mystérieux, des ricins énormes, toute une végétation grasse et luxuriante. Autour de soi, comme balancée par quelque éventail aérien, une brise délicieuse s'épanche en onde embaumée. En bas, la vie déborde, la sève se répand à flots; en haut, le ciel est d'une sérénité parfaite, d'un bleu net, transparent, que rayent matin et soir, des lignes éblouissantes de pourpre er d'or.
Ironie du sort ! C'est la France qui, la première s'est établie dans cette verdoyante contrée, en 1879-1880. A cette époque, revenant de mon voyage de Zanzibar à la région des Grands- Lacs, je passai à la station française de Condoa, ou mieux de Kwa-Mgoungou, que le brave capitaine Bloyet était en train d'élever en plein coeur de l'Ousagara.
Bloyet avait été durement secoué par les fièvres en traversant la Makata, et il eut à subir plus d'un mécompte en arrivant à Condoa: mis en défiance par les ennuis que leur causaient les Anglais de Mpwapwa, les autorités arabes refusèrent tout d'abord au voyageur français la permission de s'établir dans le pays. Mais sa persévérance finit par triompher de ce mauvais vouloir, et, grâce à l'appui du chef indigène, Bloyet parvint à amener un virement dans l'esprit des Arabes qui lui accordèrent enfin les concessions qu'il ambitionnait.
Quand je fus à la station française, en 1880, les travaux étaient à peine commencés depuis deux mois, et pourtant le terrain se trouvait déjà déblayé, les madriers étaient coupés, et, sur les quinze mille briques nécessaires, les deux tiers étaient là qui grillaient au soleil. Or, pour qui connait l'indolence du nègre, pareil résultat est surprenant et fait le plus grand honneur au courage et à l'activité de Bloyet.
C'était bien là d'abord qu'il fallait à pareille entreprise: ancien capitaine au long cours, Bloyet était instruit, énergique, intelligent et travailleur; nul mieux que lui sut jamais se débrouiller; d'une activité peu commune, il électrisait ses hommes et en obtenait le summum de ce que peut donner un noir. Doué d'un esprit pratique et clairvoyant, il distinguait nettement son but, mesurait ses moyens d'actions et, faisant à l'avance la part des mauvaises chances, il piochait son idée avec une ténacité qui lui en garantissait le triomphe.
Bloyet demeura quatre années dans cette station française qu'il avait fondé et où il avait même amené sa jeune femme. Hélas, en 1885, la politique voulut que la France abandonnât la côte orientale d'Afrique, et ce beau pays d'Ousagara, tout préparé pour la récolte, tomba sous le joug des Allemands.
Trois ans de cette domination ont suffit pour que l'indigène révolté en arrivât à se soulever contre un mode de colonisation empreint de violence et de cupidité. Les détails qui parviennent chaque jour sur les agissements de la Compagnie allemande sont une honte pour l'Europe civilisée: dans ce pays de l'Ousagara, où, jusqu'alors le blanc avait laissé une réputation de justice et de douceur, le nègre fut traité avec la dernière violence par les agents allemands; il s'aperçut que ce n'était pas seulement le négrier arabe qui se sert du fouet pour conduire le malheureux Africain; bien plus, sous prétexte de ne pas froisser les Musulmans, mais, en réalité, pour des motifs inavouables, la traite des esclaves refleurit de plus belle dans l'Ousagara, à l'ombre même du drapeau allemand: les documents officiels sont là qui le prouvent.
Alors l'Ousagara s'est révolté contre ces blancs indignes; il a chassé l'Allemand, il l'a refoulé à la côte, l'a culbuté dans la mer...
Pauvre Africain ! son mâle désespoir, on l'appelle révolte! et c'est pour le punir d'avoir voulu se montrer homme qu'aujourd'hui les canons de l'escadre allemande incendient le littoral de Zanguébar, anéantissant pour longtemps les germes de civilisation que nos efforts et nos voyages avaient semés là-bas.
Adolphe Burdo.
Journal des voyages, dimanche 24 février 1889.
Hélas ! Quand je tourne mon regard en arrière; quand je me reporte à 1879-1880, à l'époque où nous organisions paisiblement nos caravanes; quand je revois ces bonnes têtes d'indigènes habitués au portage, qui venaient nous louer leurs bras pour de dangereux voyages; quand j'évoque le souvenir de cette prospérité, de ce calme, de cette paix profonde qui régnait alors à Dar-es-Salam, à Saâdani, à Bagamoyo; quand je me rappelle la joie avec laquelle nous venions nous y reposer, au terme de nos longues explorations dans l'intérieur, vraiment je ne puis m'empêcher de maudire la néfaste influence des Allemands qui, à l'instar des vautours, se sont abattus sur cette côte en 1885.
C'était le lendemain de la conférence de Berlin. Les canons muets d'une escadre cuirassée, embossée en face du palais du Sultan, du regetté Bargash-Ben-Saïd, firent passer l'autorité morale de ce prince sous protectorat allemand; en même temps, une société coloniale allemande s'établissait dans l'Ousagara avec un tel accompagnement de chartes et de privilèges octroyés par l'Empire, qu'aucun doute ne pouvait subsister sur le but réel de cette tentative mercantile: c'était le premier acte d'une prise de possession effective.
Si les Allemands avaient, au préalable, étudié avec soin la côte et mieux connus les naturels, je doute toutefois qu'ils se fussent engagés de la sorte dans une aventure qui pourra avoir quelque jour une issue fatale pour eux.
En ce moment que leurs canons sèment la désolation dans ces régions et y détruisent en quelques heures ce qui a demandé de longues années de labeur, portons nos regards là-bas, au Zanguébar, et voyons donc ce qu'était ce coin de littoral africain si rudement secoué aujourd'hui.
Saâdani était un excellent point de départ pour les expéditions qui, se portant au nord, voulaient éviter le Makata, dont les débordements forment un vaste marécage, à quelques jours de marche de la côte; Dar-es-Salam était surtout apprécié pour la baie profonde qui rendait ce point accessible aux navires; mais, bien que pourvus tous les deux de ce qui est nécessaire aux expéditions européennes, ni Saâdani, ni Dar-es-Salam ne pouvaient rivaliser avec Bagamoyo, la perle du littoral.
Bagamoyo renfermait pour nous deux éléments précieux qui, bien qu'opposés à première vue, vivaient cependant en parfaite intelligence: les Arabes trafiquants et les missionnaires français du Saint-Esprit. C'étaient, d'ailleurs, les pouvoirs prépondérants de la localité.
A côté de leur commerce d'ivoire, les Arabes s'occupaient tout particulièrement des expéditions européennes en partance pour l'intérieur: elles se pourvoyaient auprès d'eux de mille choses indispensables et notamment des marchandises d'échange; elles enrolaient sous leur couvert, des porteurs en pagazis qui leur étaient nécessaires; quand elles avaient à résider plusieurs années dans l'intérieur, c'est aux Arabes de Bagayomo qu'elles s'adressaient pour recevoir leurs ravitaillements, c'est à eux aussi que nous dépêchions nos courriers quand nous étions au centre le l'Afrique: Bagamoyo était pour nous un lieu providentiel, sorte de trait d'union entre la sauvagerie et la mère patrie.
Et ce n'était pas un mince labeur que d'organiser ces services ! On y était arrivé cependant; et déjà, en 1880, les expéditions européennes parvenaient à s'équiper, à se pourvoir de marchandises, de vivres de d'hommes en un mois ou six semaines, alors que six à huit ans auparavant, Stanley et Cameron notamment avaient consacré à cette préparation plus de six mois.
Je me hâte dire qu'à côté des Arabes dignes d'estime que possédait Bagamoyo, tel que: Sewa, Hamed, Saive-ben-Selima, les missionnaires français du Saint-Esprit offraient aux voyageurs européens un appui des plus précieux.
Il y aurait un volume entier à écrire sur les travaux magnifiques que les missionnaires français ont édifiés à Bagamoyo: j'en suis resté émerveillé, et je dois déclarer n'avoir rien vu de semblable, ni même d'approchant dans mes divers voyages en Afrique. Ils ont réellement fait grand, et c'est avec étonnement et respect que j'ai salué leur oeuvre.
La mission formait toute une série de constructions très belles, fort bien emménagées, habitations, église, asile, écoles pour les enfants du pays; là, toute une génération de petits noirs étudiait, priait Dieu, se civilisait, s'élevait à la hauteur d'hommes libres. C'était de véritables pensionnats, avec classes, dortoirs, réfectoires et cours de récréation; puis des ateliers où le nègre apprenait à devenir charpentier, maçon, forgeron habile, tailleur ou cordonnier, pépinières d'où sortaient de précieux auxiliaires pour les expéditions appelées à affronter l'intérieur du continent.
Plus loin on trouvait les établissements des soeurs. Je regrette de n'avoir pas sous ma plume le nom de la supérieure que j'y ai vue en 1880, une héroïne qui déjà avait parcouru le Sénégal et le Gabon, semant partout sur sa route la charité, arrachant des centaines de pauvres créatures à la misère, à l'esclavage, accomplissant, en un mot, dans le silence et l'obscurité, une de ces oeuvres admirables dont l'humanité devrait perpétuer le souvenir sur le bronze et le marbre, car elles sont l'honneur de notre siècle.
Ces missions françaises formaient en outre, toute une colonie agricole: les cultures y avaient été entreprises et menées avec un soin tout particulier; les plantations de cocotiers dont le rendement est si fructueux, s'y trouvaient à l'état de forêts, le caféier, le cannellier, le giroflier y donnaient de superbes résultats et l'acclimatation des fruits et légumes d'Europe y était conduite de la plus intelligente façon.
Aujourd'hui, sous prétexte de châtier les indigènes qui, certainement, ne se trouvaient pas à Bagamoyo, le canon brutal des Allemands a passé sur tout cela, et, de ces oeuvres qui ont exigé trente ans de labeur, il ne reste que des ruines fumantes; quant à l'action moralisatrice des blancs sur les naturels, elle est à jamais perdue.
Enfonçons-nous à présent dans l'intérieur, toujours dans la zone désolée par les incursions intempestives des Allemands.
Le pays qui longe la côte, l'Ousicoua, est merveilleusement fécond; le gibier y abonde: cerfs, girafes, buffles, zébres, sangliers vagabondent de tous côtés, et le sentier révèle le passage d'éléphants et de rhinocéros dont les trois sabots courts et arrondis laissent sur le sol une empreinte bien caractéristique; les villages y sont populeux, et la terre, arrosée par le Vouami, donne d'abondantes récoltes.
Et d'étapes en étapes, on arrive à l'Ousagara, qui, depuis 1885, était le quartier général de la Compagnie Allemande de l'Afrique orientale.
Quelle splendide contrée, l'Oussagara ! Quand je la traversai, en 1880, ce fut un émerveillement à chaque pas. Ce massif montagneux appartient à la grande chaîne qui forme le bourrelet oriental du plateau de l'Afrique centrale, dont la conformation est assez semblable à une assiette renversée: une forte dépression à sa partie septentrionale a donné naissance à la région des Grands Lacs, et les eaux se sont ensuite frayé un passage à travers leurs barages naturels, creusant ainsi les grandes voies du Nil au nord, du Congo à l'ouest, de la Revourna à l'est. Les monts Ousagara sont, en somme, un anneau de cette ceinture qui, à sa partie orientale, se rattache au Kilima-Njaro, au Kenya, au Madi du nord et peut être au Lokinnga du sud en s'y réunissant par le konndi du Nyassa. Les naturels, les Vousagara, constituent une belle race, d'aspects divers toutefois, car la nuance même de leur peau varie du noir au brun clair, sans qu'il soit besoin de quitter un même district; beaucoup d'entre eux ont adopté l'ancienne coiffure des Egyptiens, les cheveux partagés en une multitude de torsades chenillées, composées chacune de deux mèches tressées; cet arrangement capillaire leur fait sur la tête une sorte de calotte qui couvre tout le front et descend sur le cou.
Leur vêtement préféré est une cotonnade bleue, kaniki, qu'ils s'attachent sur l'épaule en guise de manteaux soit à l'aide d'une corde, soit en nouant simplement les deux bouts; ils se drapent la dedans avec une mâle prestance qui fait ressortir mieux encore la vigueur de leurs membres.
Pour tout costume, les femmes n'ont qu'un étroit fourreau d'écorce fait des fibres du datier sauvage ou du baobab, et qui va des reins jusqu'à mi-cuisses: c'est une sorte de jupon ou kilt écossais.
Comme marques nationales, les Vouasagara se font des incisions entre le sourcil et l'oreille, et quelques-uns aussi, du côté de la rivière Moukondocoua, se liment les dents en pointe.
Elle est superbe, cette vallée du Moukondocoua: c'est l'image du paradis terrestre. cette grosse rivière serpente au milieu d'un pays enchanteur, roulant ses flots tumultueux tantôt entre des rives resserrées que bordent de hautes et vertes montagnes, tantôt au milieu de vastes plaines où elle atteint une largeur imposante. Partout, c'est la fraicheur, la vie et la fertilité qu'elle draine avec elle; étagés sur les rampes, pendent de jolis villages et d'immense forêts, et, se mirant au bord de l'eau, croissent des bouquets de palmiers nains, des bois mystérieux, des ricins énormes, toute une végétation grasse et luxuriante. Autour de soi, comme balancée par quelque éventail aérien, une brise délicieuse s'épanche en onde embaumée. En bas, la vie déborde, la sève se répand à flots; en haut, le ciel est d'une sérénité parfaite, d'un bleu net, transparent, que rayent matin et soir, des lignes éblouissantes de pourpre er d'or.
Ironie du sort ! C'est la France qui, la première s'est établie dans cette verdoyante contrée, en 1879-1880. A cette époque, revenant de mon voyage de Zanzibar à la région des Grands- Lacs, je passai à la station française de Condoa, ou mieux de Kwa-Mgoungou, que le brave capitaine Bloyet était en train d'élever en plein coeur de l'Ousagara.
Bloyet avait été durement secoué par les fièvres en traversant la Makata, et il eut à subir plus d'un mécompte en arrivant à Condoa: mis en défiance par les ennuis que leur causaient les Anglais de Mpwapwa, les autorités arabes refusèrent tout d'abord au voyageur français la permission de s'établir dans le pays. Mais sa persévérance finit par triompher de ce mauvais vouloir, et, grâce à l'appui du chef indigène, Bloyet parvint à amener un virement dans l'esprit des Arabes qui lui accordèrent enfin les concessions qu'il ambitionnait.
Quand je fus à la station française, en 1880, les travaux étaient à peine commencés depuis deux mois, et pourtant le terrain se trouvait déjà déblayé, les madriers étaient coupés, et, sur les quinze mille briques nécessaires, les deux tiers étaient là qui grillaient au soleil. Or, pour qui connait l'indolence du nègre, pareil résultat est surprenant et fait le plus grand honneur au courage et à l'activité de Bloyet.
C'était bien là d'abord qu'il fallait à pareille entreprise: ancien capitaine au long cours, Bloyet était instruit, énergique, intelligent et travailleur; nul mieux que lui sut jamais se débrouiller; d'une activité peu commune, il électrisait ses hommes et en obtenait le summum de ce que peut donner un noir. Doué d'un esprit pratique et clairvoyant, il distinguait nettement son but, mesurait ses moyens d'actions et, faisant à l'avance la part des mauvaises chances, il piochait son idée avec une ténacité qui lui en garantissait le triomphe.
Bloyet demeura quatre années dans cette station française qu'il avait fondé et où il avait même amené sa jeune femme. Hélas, en 1885, la politique voulut que la France abandonnât la côte orientale d'Afrique, et ce beau pays d'Ousagara, tout préparé pour la récolte, tomba sous le joug des Allemands.
Trois ans de cette domination ont suffit pour que l'indigène révolté en arrivât à se soulever contre un mode de colonisation empreint de violence et de cupidité. Les détails qui parviennent chaque jour sur les agissements de la Compagnie allemande sont une honte pour l'Europe civilisée: dans ce pays de l'Ousagara, où, jusqu'alors le blanc avait laissé une réputation de justice et de douceur, le nègre fut traité avec la dernière violence par les agents allemands; il s'aperçut que ce n'était pas seulement le négrier arabe qui se sert du fouet pour conduire le malheureux Africain; bien plus, sous prétexte de ne pas froisser les Musulmans, mais, en réalité, pour des motifs inavouables, la traite des esclaves refleurit de plus belle dans l'Ousagara, à l'ombre même du drapeau allemand: les documents officiels sont là qui le prouvent.
Alors l'Ousagara s'est révolté contre ces blancs indignes; il a chassé l'Allemand, il l'a refoulé à la côte, l'a culbuté dans la mer...
Pauvre Africain ! son mâle désespoir, on l'appelle révolte! et c'est pour le punir d'avoir voulu se montrer homme qu'aujourd'hui les canons de l'escadre allemande incendient le littoral de Zanguébar, anéantissant pour longtemps les germes de civilisation que nos efforts et nos voyages avaient semés là-bas.
Adolphe Burdo.
Journal des voyages, dimanche 24 février 1889.