lundi 16 septembre 2013

A travers la Judée.

De Jaffa à Ramleh.

Le voyage de Jaffa à Jérusalem ne comporte plus aujourd'hui les dangers qu'il offrait au temps peu éloigné où Abou-Goch et sa horde de brigands infestaient les montagnes de la Judée. La route de Jérusalem est d'ailleurs jalonnée de petites tourelles dominant toute la contrée environnante et qui sont gardées par des gendarmes turcs ou bachibouzouks.
Le voyage se fait très lentement, vu le mauvais état des routes, et par petites étapes marquées à l'avance; ces étapes sont généralement les mêmes pour tous les pélerins. Aussi, bien que 60 km seulement séparent Jérusalem de Jaffa, il faut près de 24 heures pour faire le trajet en voiture. C'est généralement à la tombée de la nuit qu'on se met en route pour éviter les grandes chaleurs du jour.
La route est rarement déserte, et présente, par conséquent, moins de dangers que les autres routes de la Palestine. Fréquentée en toute saison par les caravanes, et par les pélerins de toutes sortes, qui se rendent aux fêtes multiples instituées par les différentes religions établies dans la ville sainte, elle offre, en général, un coup d'oeil très animé, très pittoresque même. On rencontre là, confondus, les costumes les plus laids et les plus gracieux du monde, la houppelande crasseuse du juif polonais et le cafetan éblouissant du cavalier arabe, le riche costume des Arméniennes et la robe loqueteuse des femmes juives ou cophtes, le turban et le bonnet de martre, la toque violette et le cafié aux couleurs éclatantes, l'habit moderne et correct du prêtre anglais et le tallith en poil de chèvre des habitants du désert. Les caravanes se succèdent sans interruption; les pélerins pauvres vont généralement à pieds: ce sont des fellahs déguenillés, des Juifs à turban, avec la tenue des anciens patriarches hébreux des paysans russes et grecs, appuyés sur le bourdon traditionnel ou portant des cierges, des Bédouins, drapés dans un misérable plaid à raies brunes, chaussés de sandales de formes diverses, parfois de simples semelles d'écorce de palmier grossièrement nouées autour du pied; tout ce monde est à chaque instant devancé par des carrioles de toutes formes, des chars-à-bancs, des tapissières disloquées, des chariots de ferme, emportant vers Jérusalem, aussi rapidement que le permettent les cahots terribles d'une route effondrée, les mitres et les toques des diverses confessions chrétiennes, les soutanes noires de nos prêtres, les casques de liège et les chapeaux à voile vert des touristes et des pélerins laïques.



D'autres ont préféré le cheval, l'âne, le mulet. Des familles entières, juives, arabes ou syriennes, voyagent dans des cages d'osier à deux compartiments portées à dos de mulet. Enfin, la route est coupée, de temps en temps, par de longues files de chameaux dont l'ossature branlante et mal emmanchée semble menacer sans cesse de se disjoindre et de s'abîmer sous la charge qu'elle supporte. Cette charge consiste en une pyramide de ballots et de sacs au sommet de laquelle est généralement perché un moukre dont l'attitude calme contraste bizarrement avec l'équilibre désordonné de tout l'édifice. Soit dit en passant, le chameau est l'animal de la création le plus décevant. Les mouvements les plus simples et les plus faciles se produisent chez lui avec une apparence d'efforts surhumains, une ostentation d'accablement qui fait mal. A le voir au repos, affalé dans le sable ou la poussière, comme écrasé sous son fardeau, et sa bosse a l'air d'en faire partie de ce fardeau, il ne viendra à l'idée de personne qu'il parvienne jamais à se relever tout seul. Et de fait, lorsqu'il se remet debout, c'est avec des cris bâillés qu'il semble tirer du fond de sa nature léthargique, des genoux désarticulés, , un tangage piteux de toute sa silhouette, spectacle bien fait pour chagriner un coeur sensible.
Pendant tout le trajet de Jaffa à Jérusalem le paysage est à peu près celui que nous allons décrire une fois pour toutes. On traverse la plaine de Sarôn qui s'étend vers l'est  jusqu'aux montanes de la Judée, présentant des alternatives de terres incultes semées de chardon, et de campagnes fécondes, mais mal cultivées. On y rencontre, comme dans tout le reste de la Judée, des villages, pour la plupart modernes, situés sur l'emplacement plus ou moins apocryphe d'anciens hameaux consacrés par les traditions bibliques. Ces villages offrent presque tous un amas de huttes faites de boue sèche, avec quelques rares maisons à terrasse et à coupole. Des orangers, des figuiers noirs et des oliviers  font à quelques-unes de ces maisons des jardins assez agréables.
A partir des premières collines de la Judée, la terre prend un aspect particulièrement stérile et désolé. Les cimes des montagnes, reliées entre elles par des collines basses, sont grisâtres, nues et rocailleuses, avec des flancs ravinés où croissent ça et là des lentisques, des lauriers-roses, des chênes nains, des sycomores et quelques oliviers.
De temps en temps, au sommet d'une colline, apparaissent des ruines de monastères ou de châteaux du temps des croisades, les restes d'un ancien village juif ou encore les murailles noirâtres d'un khan.
La route de Jérusalem débouche à la sortie du marché et traverse les jardins de Jaffa. A 1 kilomètre de la ville, on rencontre un cimetière abandonné où les traditions locales placent la maison illustrée par le miracle de saint Pierre qui ressucita Tabitha ou Doreas, la femme charitable. On montre également, près de ce cimetière, le caveau où celle-ci fut ensevelie après sa seconde mort.
Après avoir dépassé le premier poste turc, on arrive au village arabe de Yasour. Deux routes partent de là, se dirigeant sur Ramleh. La première conduit directement à Ramleh en trois heures; l'autre, moins directe, passe par Lydda, l'ancienne Diospolis, qui se trouve à une lieue seulement de Ramleh, illustrée par les premières croisades. Quelques auteurs ont pensé retrouver dans cette ville l'ancienne Arimathie, patrie de saint Joseph et de saint Nicomède, mais cette hypothèse tombe devant l'examen des données historiques, la date de la fondation de Ramleh étant vraisemblablement postérieure de plusieurs siècles après la mort de Jésus Christ.
 Le nom de Ramleh qui signifie "sable" en arabe, s'explique difficilement, étant donnée la situation pittoresque de la ville, au milieu d'un bois d'orangers, de figuiers, d'oliviers, bordé de cactus géants. Bien qu'elle n'ait d'ailleurs que 3.000 habitants, dont 60 catholiques à peine, Ramleh ne manque pas d'animation, grâce au passage continuel des pélerins qui la traversent.

                                                                                                          Jules Hoche.

Journal des Voyages, dimanche 17 février 1889.

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