mercredi 20 novembre 2019

Vieilles filles.

Vieilles filles.


La vieille fille! Elle est là devant nous telle que l'a burinée en traits ineffaçables dans la Cousine Bette, le grand maître; elle est là, maigre, anguleuse, émaciée, desséchée, rabougrie, avec les bandeaux plats sous le bonnet uni, le front ridé et resserré, le nez en bec d'oiseau, l’œil dur et morne, s'allumant parfois de lueurs fugitives.
Au lieu du parfum de la femme, autour d'elle, une odeur âcre de virginité fermentée.
Est-ce qu'elle a été femme? Elle a passé sans avoir vécu, elle a souffert sans avoir joui, elle a nourri la haine et ne connait pas l'amour.
Allez donc réclamer à cette martyre l'indulgence et l'esprit apaisé qu'inspire aux vieilles gens la pratiques de la vie. Etre hybride, dans un rôle contre nature, elle ne saurait excuser des passions qu'elle n'a jamais partagées: elle n'a senti de l'existence que les mesquineries, les turpitudes, les douleurs, sans goûter aux adoucissements.
Elle déteste les jeunes, parce qu'elle est vieille et n'a jamais eu de jeunesse; duègne volontaire, elle exècre les enfants et ne leur pardonne point de n'être pas venus sous un chou. Rencontre bizarre, la méchanceté et le ridicule des ex-belles qui l'ont été trop et ne savent pas vieillir.
Enfin, la vieille fille en veut à l'humanité tout entière de sa disgrâce et de son abandon: périsse la société où elle n'a pas rencontré un mari.
Pauvre fille! pauvres filles!
Un jour, elles ont eu dix-huit ans; elles ont été gracieuses et belles, au moins de la beauté du diable; le sang frais et vif de la jeunesse a battu dans leurs artères; elles ont balbutié les mélopées dorées des poètes; leur esprit a couru les grands chemins de l'idéal; leur poitrine s'est gonflée au bal dans l'étreinte d'un danseur préféré, et, par un sentier fleuri, sous le dôme vert des bois, elles ont rêvé leur roman d'amour.
Hélas! elles n'avaient pas le sou, le roman ne fut pas mis au point, le rêve ne s'est jamais incarné dans un mari; sans dot, c'est le Mane Thecel Pharès* des filles; les espérances sont parties en fumée; les rêves ont fui un à un; les années ont succédé aux années dans le délaissement et l'amertume jusqu'à l'embrigadement définitif dans l'institution sainte Catherine.
Adieu jeunesse! voilà une vieille fille de plus; rien ne paraît aux yeux des indifférents en cette mutilation terrible d'une femme. Qui peut voir l'oreiller mouillé de pleurs, les draps chiffonnés dans l'angoisse des nuits sans sommeil?

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En dépit de toutes les illusions, le cœur a des droits imprescriptibles qu'il n'abdique jamais. C'est un exigeant viscère auquel il faut donner satisfaction.
Et malgré leur haine de l'humanité, les vieilles filles aiment à leur manière, des amours étranges, souvent comiques, où elles montrent des trésors de douceur et de patience.
Certaines se sont consolées de leur délaissement dans l'affection tendre d'amies intimes, et par ce mariage d'amitiés, par cette union étroite avec une compagne de leur choix, rencontrent le bonheur, le calme où elles ne l'auraient jamais soupçonné.
D'autres suppléent au dieu d'amour par l'amour de Dieu, usent leurs genoux sur la pierre des chapelles, emplissent les confessionnaux, harcèlent les prêtres qui fuient comme la peste ces dévotes, enragées, grincheuses et formalistes.
Nous en trouvons bon nombre qui, faute de mari, ont pris un chien, non pas un bichon de cocotte, havanais, frisé et musqué, au mufle rose, à la langue pendante, mais un dogue trapu, au poil court, hargneux, grognon, toujours prêt à mordre.
Et les aimables chats, et les affreux perroquets, et les écureuils, et les poissons en bocal, tous les animaux terrestres se sont tour à tour disputé le cœur et le logis des vieilles filles.
Rarement des oiseaux en cage: c'est que le rossignol n'a pas chanté pour elles.

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"Tous les hommes, s'écrie le poète, sont menteurs, hypocrites, bavards, inconstants, orgueilleux ou faux, lâches, méprisables et sensuels; toutes les femmes sont perfides, vaniteuses, artificielles, curieuses et dépravées; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de ces deux êtres si imparfaits et si affreux.
"On est souvent trompé en amour, souvent blessé, et souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de la tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit: J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui."
Les vieilles filles n'ont pas un de ces souvenirs heureux; leur vie a été froide, aride et désolée. Lorsqu'elles se détournent pour regarder en arrière, elles n'aperçoivent sur le chemin parcouru qu'humiliation, désespoir, égoïsme et dureté. Elles portent en elles le sentiment d'une oeuvre inachevée, d'une mission non remplie; longtemps il bout en elle un foyer mal éteint d'ardeurs inassouvies qui consume peu à peu le cerveau et le cœur.
J'assistais, une fois, à l'agonie d'une vieille fille: ce fut une révélation, quelque chose comme un kaléidoscope où passèrent une à une ses pensées secrètes et ses sensations intimes, le printemps, l'été, l'automne et l'hiver.

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D'abord, la moribonde se prit à débiter avec une grande exaltation une pièce de vers amoureux; puis elle entonna à pleine voix un refrain graveleux de corps de garde, la chanson du rut; puis ce furent des cris furieux, des appels insensés, des hauts le corps désordonnés, enfin le bouquet final entrecoupé par ces mots: "Amour... existence brisée... vie affreuse."
Ç'avait été pourtant été une très honnête fille et un modèle de toutes les vertus que cette mourante.
Étonnez-vous encore que tant de filles pauvres, plutôt que de coiffer sainte Catherine, se hâtent de coiffer tous les moulins avoisinants.
Ont-elles tort, et n'est-il point plus naturel, ne vaut-il pas mieux pour une femme aimer trop que de n'aimer point?

                                                                                                                          Henry Bauer.

La Vie populaire, jeudi 5 mars 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Mane, Thecel, Pharès:

Le festin de Balthasar.

Dans le Livre de Daniel, le dernier roi de Babylone, Balthasar, assiégé par Cyrus, 
se livre à une orgie avec ses courtisans. Il fait servir, par provocation, sur la table les vases sacrés que Nabuchodonosor avait autrefois pris au temple de Jérusalem. A peine les vases apportés, Balthasar , épouvanté, voit une main tracer en lettres de feu sur un mur ces mots inconnus: Mane, Thecel, Pharès. Consulté, le prophète Daniel donne à Balthasar le sens des mots: "Tes jours sont comptés, tu a été trouvé trop léger dans la balance, ton royaume sera partagé.
La ville est prise dans la nuit, Balthasar est mis à mort et le royaume de Babylone est partagé entre les Perses et les Mèdes.

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