jeudi 21 novembre 2019

Comment s'écrit une lettre d'amour.

Comment s'écrit une lettre d'amour.


I- Au lycée.

La classe va finir. C'est déjà un brouhaha de cahiers et de livres qu'on range. Le grand rhétoricien, dont le menton commence à s'orner d'un duvet léger, consulte furtivement sa montre avec inquiétude, tout en répondant, au hasard, aux questions du professeur qui, fatalité! s'acharne à lui faire expliquer un texte depuis une demi-heure...
Un moment encore, et l'externe complaisant qui lui achète son tabac et lui jette ses lettres à la poste sera parti, sans qu'il ait eu le temps de griffonner seulement un mot... Pour triompher des rigueurs de Mlle Rose, la femme de chambre de sa tante, quelles phrases lyriques et brûlantes il a cependant dans sa tête!
Que faire? car le professeur ne cesse pas de l'interroger... Ah! une idée, tout à coup! Il porte un mouchoir sur son visage, et il se plaint d'un saignement de nez... Il lui faut de l'air, et il lève la main, selon la traditionnelle coutume des collèges, pour demander à sortir...
Aussitôt, dans la cour, il se dirige vers un réduit discret où, pendant les cinq minutes qui lui restent, il est assuré de n'être point troublé, et, sortant à la hâte son encrier de sa poche, s'appuyant sur un cahier qu'il a emporté, c'est, contraste d'un naturalisme auquel l'obligent les circonstances, dans le moins poétique des endroits qu'il exprime les plus tendres sentiments.
La plume court d'abondance. Les mots "passion profonde", "étoile de mes rêves", "chère adorée" se précipitent. Enfin, il signe, et regagne la classe, au moment où le tambour en annonce la fin...
- Tiens! dit le rhétoricien à son ami l'externe, en lui remettant la lettre; ne l'oublie pas, hein!

II Au régiment.

Sur la table de bois, au milieu des états amoncelés, la lampe à pétrole fume, répandant une odeur âcre. La fumée se confond avec les nuages du gros tabac de cantine.
Il est onze heures. De la chambrée voisine, les ronflements sonores, qui semblent le bruit vague de quelque lointaine canonnade. Ils font:" Brrou... brrou... pph!"
La cour de la caserne est déserte, et, la lune s'étant dérobée ce soir-là, elle semble un grand trou noir. ce n'est pas gai du tout.
Le petit fourrier, tout seul dans le bureau du chef, qui a la permission de la nuit, considère avec mélancolie les pièces de comptabilité qui s'étalent en monceaux devant lui. Il y en a, il y en a! Et il faut être prêt pour le rapport!
Le petit fourrier aspire des bouffées de sa grosse pipe, et ses regards errent des papiers empilés devant lui au plafond, où il suit les gros flocons blancs qui s'éparpillent dans l'atmosphère lourde de la pièce.
Trempé dans l'eau, un biscuit de munition gondolé, posé à même sur le poêle, et on entend les petits craquements de la pâte. Faute de mieux, ce sera très bon tout à l'heure. Il faut bien se donner du cœur à l'ouvrage!
Voici déjà très longtemps qu'il est là, le petit fourrier, devant les gros états qu'il ne peut se décider à remplir, jouant avec la règle qui lui sert à tracer les lignes qu'il doit couvrir de sa belle ronde et de sa belle gothique.
Dans l'encrier, la plume est là qui attend. Elle est très bonne la plume, toute neuve, faite à souhait pour tracer des accolades savantes et des jambages en plein et en délié. Et les chiffres, donc, comme elle les lancerait sur le papier avec des fioritures coquettes!
Il n'a pas beaucoup l'air de travailler, le petit fourrier! Et voici la demie de onze heures qui sonne!
Il remet du charbon dans le poêle; il retourne le biscuit. Il pousse un grand soupir et feuillette les "situations" d'une main distraite.
Les sacrés ronflements de là-bas continuent toujours. On dirait qu'ils augmentent d'intensité: "Brrrou... brrrou... pph!"
Oh! oh! voilà qu'il se décide, le petit fourrier! Il saisit tout à coup sa plume, avance à lui ces diables d'états, entame une addition, la refait, s'impatiente de ne pas arriver au total juste, passe sa main dans ses cheveux pommadés, trop longs pour l'ordonnance, aspire sa pipe avec plus de force... et enfin, laissant là la comptabilité, prend dans le tiroir une belle feuille de papier à lettre, ornée de drapeaux et de canons, une enveloppe, et écrit, écrit, cette fois sans s'arrêter:

Mademoiselle Héloïse Paquet
Chez Madame Billard
         Courbevoie.

III A l'étude.

Le troisième clerc de Me Robillon, avoué près du tribunal de la Seine, paraît très absorbé à déchiffrer ses dossiers.
Entourés de livres de droit, deux Accolas et un Mourlon, dont il s'est fait un rempart, il est plongé, la plume à la main, dans un travail auquel il met une singulière ardeur, car de grosses gouttes de sueur perlent à la pointe de ses cheveux blonds.
Il est si affairé qu'il n'entend pas le maître clerc qui lui parle depuis un instant.
- Le dossier Sauvageot contre Sauvageot... Ah çà! vous êtes sourd!
Comment entendrait-il? Il est loin, en ce moment, du monde de la basoche... Oui, certes, les lignes d'égales longueur qu'il aligne, non sans ratures, paraîtraient singulièrement suspectes à Me Robillon, et grande serait la stupeur du digne avoué si, en se penchant sur l'épaule de son clerc, qu'il croît occupé à grossoyer, il découvrirait l'usage que celui-ci fait de son temps!
Le coupable ne pourrait nier; ce sont bel et bien des vers qu'il écrit, les vers destinés à une jolie fille qu'il rencontre chaque matin, en venant:

Quel est ton nom, belle inconnue?
Ton sourire a brûlé mon cœur!

Et les rimes s'ajoutent aux rimes! Il se représente déjà, dans son enthousiasme lyrique, l'émotion de "l'inconnue" en recevant cet hommage amoureux, formulé en strophes ardentes, son trouble, ses molles résistances, puis l'orgueil d'une victoire...
Il relit "sa déclaration". A-t-il été assez tendre, assez pressant, a-t-il donné assez fièrement la charge du désir?
Tout à coup, son visage perd cette expression séraphique des poètes qui voguent au-dessus de notre monde, et le voici rejeté dans des préoccupations très vulgaires. Que va-t-on dire à l'étude? Dans la fièvre de son inspiration, c'est sur du papier timbré qu'il a écrit sa lettre d'amour!

IV Au comptoir.

Installé dans son fauteuil de cuir rouge, dans son cabinet orné, pour toute oeuvre d'art, de tableaux de prix courants, de cornets acoustiques, de téléphones et de récepteurs télégraphiques, l'ancien associé de la maison Josuah W. Creeks, de Chicago, qui a gardé à Paris ses habitudes américaines, dépouille des liasses de lettres, de dépêches, de circulaires que lui apporte chaque matin son courrier, de tous les points du globe.
Le temps est toujours de l'argent, pour lui. On le voit à la façon nerveuse, hâtive, saccadée, dont il examine les papiers à en-tête commerciaux, et couverts de chiffres, entassés devant lui, par monceaux.
D'un trait rapide de son crayon rouge, il note un passage important, ou bien il fait une addition électrique, ou encore il pique sur une pointe des fiches destinées à lui rappeler un ordre à donner, sans que jamais son visage change, et sans cesser de fumer un très gros cigare.
Tout à coup, il se souvient, par hasard, de l'impression qu'a faite sur lui, la veille, dans un souper, la petite Lauriane, des Folies.
- Oui, pense-t-il, charmante!
Et, sans se déranger, prenant à portée de sa main une feuille de papier qui porte dans un coin au-dessus de la raison sociale, un magnifique jambon, emblème des produits de la maison, il écrit ces mots simples, suivis de points d'interrogation:

"Deux cents dollars? Six heure et demie?"

Puis, après avoir fait porter le billet à son adresse, il se replonge tranquillement dans ses additions.

                                                                                                                        Paul Ginisty.

La Vie populaire, dimanche 15 mars 1885.





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