lundi 28 octobre 2019

Pommes de terre frites.

Pommes de terre frites.

À Paris où  le climat,  comme beaucoup d'autres choses est devenu fantaisiste, ce qui affirme réellement le retour de l'hiver, ce n'est pas la glace, ni la neige, ni les fourrures, ni même le premier bal, car souvent ce premier bal jaillit comme un lys à propos de rien, et avant que le couturier ait eu le temps de machiner ses robes triomphales. Le vrai signe de l'hiver, c'est la poêle du marchand de marrons sur son brasier rouge*, devant les boutiques des cabarets, vous envoyant au passage, dans l'air que glace la bise, sa bonne odeur de châtaignes grillées. Mais mille fois plus décisif encore est le chant des pommes de terre frites qui, dans une mer de graisse bouillante, crépitent et frémissent, se dorant peu à peu dans la fournaise, et nous rendent, sur leur robe éblouissante comme celle de Peau-d'Ane, toutes les ardeurs et toutes les fauves splendeurs du soleil envolé.
Rien n'est plus joli qu'une pomme de terre frite, colorée comme l'ambre et comme la topaze, mais vivante, appétissante, saupoudrée de bon sel, comme une fleur est poudrée de givre, et surtout rien n'est plus blond sur la terre! Les Grecs, qui comparaient la majesté de la déesse Hèra à celle d'une oie grasse, n'ont eu que le tort de ne pas connaitre le précieux légume, sans quoi ils n'auraient pas hésité à nous montrer Cypris, mère des sourires, blonde comme des pommes de terre frites!
Avant qu'un architecte criminel ait rendu le Pont-Neuf régulier et sinistre comme une tragédie classique, ce pont était un admirable reste du vieux Paris*. Au lieu des trottoirs plats et bêtes qui ont l'air d'avoir été coupés dans une étoffe au mètre, il y avait des trottoirs pavés, irréguliers. Sur ces trottoirs, des vieux bizarres et des sorcières de Macbeth, mais gaies, tondaient les chiens* et coupaient les chats, tandis que sur leurs sellettes, des cireurs dont la race a disparu, au milieu d'une foule turbulente, rendaient les bottes des passants plus brillantes que des miroirs*. Les hémicycles, qui aujourd'hui ne servent qu'à encadrer des bancs où personne ne s'assied, si ce n'est l'ouragan et la tempête, étaient des boutiques ouvertes, où on vendait des bretelles, des chaussons de lisière, du nougat rouge, des choses diverses, mais parmi lesquelles surtout flamboyant la boutique de la friteuse*.
Les pommes de terre frites, les beignets, vous jetaient leurs parfums aux narines, et l'écolier, l'enfant, la fillette, se régalaient en passant, avec une indicible joie! Car la pomme de terre frite, si luxueuse, à la fois un gâteau, un plat chaud, un entremets, est le trésor du pauvre; elle est sacrée, comme tout ce qui ne coûte qu'un sou.
C'est chez cette friteuse-là que Grassot enfant se créait un capital, car s'étant procuré, par ses intrigues, un vieux bouton en cuivre qu'il martelait et retouchait jusqu'à ce qu'il lui eût donné l'apparence d'une pièce de six liards, il achetait pour un sou de pommes de terre frites, et il se faisait rendre deux liards. Mais, souvenir infiniment plus poétique, c'est là aussi qu'apparaît pour la première fois dans l'histoire, Marie Duplessis*, celle qui devait être la dame aux Camélias, Roqueplan, dans son beau livre de Parisine, raconte merveilleusement cette historiette. Il vit la fille d'Eve, encore enfant et alors maigre comme un manche à balai, délicate, dit-il, et malpropre comme un colimaçon mal tenu, qui mordait dans une pomme verte. Elle y mordait, mais sans volupté, car l'objet de ses vœux, ce n'était pas ce fruit du paradis, c'était les pommes de terre qui achevaient de frire dans la graisse tumultueuse. Elles les regardait, de ses beaux yeux impérieux et avides, mais comme un pauvre regarde les Louis d'or à l'étalage du changeur; en effet, entre elle et cet idéal, il y avait un abîme, et elle n'avait aucun moyen de se procurer la croquante friandise. Roqueplan, qui avait le regard si rapide, lut tout cela dans ses prunelles, acheta un gros cornet de pommes de terre frites et le mit dans la main de la petite qui, sans murmurer un remerciement, rayonnante et la tignasse emmêlée, s'en alla avec une joie farouche. Donc c'est à l'auteur de Parisine qu'on a dû cette svelte courtisane, plus pareille à une grande dame qu'une goutte d'eau à une autre goutte d'eau, car, de ce moment-là, avec la nette intuition de la Parisienne, elle avait compris qu'une fille peut avoir pour ses beaux yeux tout ce qui a la couleur de l'or. Au temps de sa gloire, Marie Duplessis n'avait jamais faim; ce n'est pas parce qu'elle était phtisique, c'est parce qu'elle se désespérait de jamais pouvoir retrouver les bienheureuses et pénétrantes jouissances que lui avait données ce festin tombé du ciel.
Les friteuses de la rue n'ont plus la tournure d'autrefois. Cependant, rue de l'Eperon*, dans une espèce de placard peint en brun Van-Dick, et creusé à côté de la boutique d'un boucher, on en trouve encore une qui appartient à la grande école. Sa tenue est irréprochable. Une robe en Orléans gris, un fichu, un tablier blanc et des manches blanches comme la neige. Ses traits sont nobles comme ceux d'une matrone romaine. Avec de mates pâleurs d'ivoire, comme le visage d'une Yolande dans les cires de Cros, elle est coiffée d'un bonnet tuyauté, surmonté d'un mouchoir blanc attaché sous le menton, et sous lequel brillent, avec une nette propreté engageante, des bandeaux lissés, comme les portaient Taglioni et Fanny Elisler.
C'est avec des gestes de prêtresse que, l'écumoire à la main, elle égoutte les pommes de terre puisées dans la graisse bouillante sur le rouge feu de coke. A l'heure du déjeuner, dans ce quartier de marchands de papiers, de fondeurs, de brocheurs, de stéréotypées, les ouvriers, les apprentis, les ouvrières, assiègent la petite boutique, les uns apportant leur assiette, les autres se contentant du cornet de papier qui, après le repas, leur fournit la lecture, et cette part de poésie sans laquelle aucune créature ne peut vivre.
Ce n'est pas figurativement, mais au pied de la lettre que j'ai pu nommer la pomme de terre frite un beignet. La pomme de terre soufflée, croustillante à l'extérieur, creuse au dedans, qui a fait la fortune de plusieurs cafés, a été trouvée par hasard, comme la plupart des grandes inventions. Il y avait, dans un restaurant célèbre, un riche habitué, un comte maniaque, ayant le droit de l'être pour ses millions, qui venait à heure fixe, mais voulait être servi immédiatement, sans attendre même une demi-minute. Il entrait dans la salle à midi précis, et il fallait qu'à midi on eût placé devant lui son filet entouré de pommes frites. Un jour, midi sonne,  et le comte n'entre pas. Que faire? Voilà le restaurant sens dessus dessous. Le patron envoie prévenir l'entremétier, qui retire les pommes de terre du feu, les égoutte et attend, prêt à remettre la poêle sur le fourneau, dès qu'il sera averti par les garçons postés en sentinelle, ce qui fut fait. Mais, ô miracle! soumises à une seconde cuisson, les pommes de terres se gonflèrent, prirent cet aspect de soufflés qui est leur séduction suprême: la pomme de terre frite-beignet était trouvée!
Le repas le plus étonnant qui certainement ait eu lieu à Paris, m'a été raconté par Jules Janin, qui était un des huit convives; les autres étaient des grandes seigneurs et de grands artistes.
A l'ancien café Riche*, où il y avait un friturier de premier ordre, fut donné ce repas exclusivement, uniquement, littéralement composé de pommes de terre frites. Elles étaient servies en petite quantité, brûlantes, sur un plat d'argent, si croquantes qu'elles semblaient sèches comme des morceaux de bois; mais elles furent, sous la dent, tendres, délicates et savoureuses. Sans autre chose, accompagnées de rien du tout, dormant à elles seules l'héroïque menu, pendant trois heures, les pommes de terre frites parurent et disparurent, les plats succédaient aux plats, tandis que coulaient, savamment dégustés, les vins les plus illustres: Haut-Barsac, Clos-Vougeot, Romanée-Conti, Madère sec, Sicile blanc, Muscat de Gemenos, Siltery blanc, Bourgogne mousseux, Lafitte, Château- Margeaux. Au moment où on eût mangé les potages, (mais il n'y avait que des pommes de terre frites), le Madère sec, le Loka, le vin d'Agrigente; au moment où on eût mangé les huîtres et les poissons cuits à l'eau de Seltz, le vin de la Ciotat et le Frontignan blanc; au milieu du premier service, le Sillery blanc, la Tisane à la glace, le Bourgogne mousseux, le vin des coteaux de Saumur, le Langon; vers la fin du premier service, le Lafitte, le Saint-Emilion, le Haut-Barsac; et enfin avec les rôtis, à l'entremets, à l'heure du fromage et des salades, et pour le dessert (tous plus que jamais représentés par les sèches et croquantes pomme de terre frites), le Clos-Vougeot, le Romanée, le Nuits, le Volnay, le Roussillon, le vieux Porto, le Morachet, la Blanquette de Limoux, le Val-de-Penas, le vin de Paille, le vin cuit de Provence, le muscat rouge de Toulon, les vins de Schiras, de Chypre, de Santorin, de Ténédos, de Chio, le Canaries, le Constance, et toujours, se succédaient, les petits plats de pommes de terre frites, et à ce festin mémorable personne ne fit des tirades, chacun se contenta de dire un mot à son tour, nul convive ne raconta ses bonnes fortunes et ne dit du mal des femmes, et tout le monde eut vraiment de l'esprit, comme il convient dans une fête donnée en l'honneur des pommes de terre frites!

                                                                                                           Théodore de Banville.

La Vie populaire, dimanche 18 novembre 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Marchand de marrons:

Marchand de marrons.

* Pont Neuf:


Jusqu'en 1854, le Pont-Neuf disposait de boutiques en pierre, dans ses encorbellements.

Boutique du Pont-Neuf.


Le Pont-Neuf, vers 1900.

* Tondeur de chien:

Tondeur de chien, vers 1905.

* Cireurs :

Cireur de chaussure, vers 1900.

* Friteuse:

Marchande de frites.

* Marie Duplessis:

Marie Duplessis par Camille Roqueplan.
Marie Duplessis, la dame aux camélias, tapissait le rebord de sa loge, au théâtre, de camélias blancs, sauf quelques jours du mois où elle disposait des camélias rouges, indiquant ainsi à ses admirateurs qu'elle était dans son cycle menstruel et en conséquence indisponible.

* Rue de l’Éperon:

La rue de l’Éperon au coin de la rue Suger, 1892.

* Café Riche:



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