mardi 29 octobre 2019

Le gagne-pain de Lily.

Le gagne-pain de Lily.


Le Parlement britannique va s'occuper, affirme-t-on, de légiférer, et sérieusement cette fois, contre la prostitution impubère qui gagne comme une lèpre les grandes villes du Royaume-Uni. Londres, Liverpool, Manchester, Birmingham, Portsmouth, sont infectées, disent les rapports, d'une innombrable population d'enfants qui cherchent dans l'exploitation des débauches infâmes leurs moyens d'existence. A l'âge où d'ordinaire, sur le continent, les petites filles ne songent qu'à habiller leur poupée, celles de la vertueuse Angleterre ont de moins innocentes préoccupations, et le sage John Bull*, dans un moment de sainte et légitime indignation, s'est écrié qu'il fallait enfin sévir contre ces vices en herbe, moraliser ces races pourries.
Rien de mieux, certes, et surtout rien de plus facile que de dire: " Nous allions supprimer la prostitution des enfants". Mais il serait aussi bien et aussi facile d'ajouter: " Nous allons d'abord supprimer la misère". Fournissez au pauvre qui crève de faim les moyens de gagner honnêtement sa vie, puis après vous lui parlerez vertu.
L'enfant qui sort du logis où le foyer est éteint, où il n'a pas trouvé une croûte de pain sur le buffet vide, n'hésitera jamais entre le métier infâme qui lui donne à manger et l'honnêteté qui lui creuse le ventre.
Et c'est pourquoi tant qu'il y aura des meurt-de-misère au milieu des jouisseurs gorgés, tant que l'honnêteté affamera et le vice profitera, et c'est, je le crois bien, jusque ad secula seculorum, si l'humanité ne fait pas peau neuve, les aspersions des donneurs d'eau bénite sentimentale ou sociale n'arroseront que des terrains en friche, les protestations des moralistes résonneront comme des ronflements de cors dans une vallée de Josaphat muette sans même réveiller les ombres des trépassés, et les actes de Parlements aussi vertueux que le Parlement britannique resteront lettre morte sur toute question de morale.
Et puis, quoi? la morale, qu'est-ce? Ça rapporte-t-il deux onces de pain? la morale, c'est le policeman qui veille là-bas au coin; aussitôt son dos tourné, la morale disparaît.
C'est l'opinion de Lily; et on se demande même comment il lui serait possible d'en avoir une autre, non seulement elle, mais toutes ses sœurs en misère, les petites va-nu-pieds de Londres, qui se soucient de la vertu comme d'un hareng pourri, ainsi du reste que toutes les pauvresses de la terre, la nature ayant fait de l'assouvissement du ventre la première et la plus légitime des préoccupations.
Et c'est pourquoi il sera difficile d'empêcher ces enfants au ventre affamé, aux poumons altérés d'air, aux yeux assoiffés de lumière, de s'égrener hors des bouges infects et noirs et de se répandre par les larges voies de la ville à la recherche de ce qui manque au logis.
La mendicité est interdite et le commerce des fleurs paye si peu qu'il faut bien y joindre autre chose, et c'est pourquoi encore Lily poursuit le passant, et tout en lui offrant ostensiblement et bien haut un bouquet pour sa boutonnière, accompagne à demi-voix cette offre de lui montrer ses jambes.
"Montrer ses jambes", cela s'appelle ainsi. La pudeur anglaise était seule capable de trouver ces euphémismes et de les mettre dans la bouche des prostituées de dix ans.
Donc, Lily montre ses jambes, pauvres petites jambes grêles d'enfant qui grandit et qui a faim; car ce métier ne rapporte guère non plus, ne pouvant être exercé qu'accidentellement; les lieux d'exhibition sont rares, les concurrences nombreuses; puis il y a des chômages, les déveines de tomber sur un détective; les longues attentes du moment opportun, et par dessus tout la terreur du policeman.
Bah! avec cela et la vente des fleurs, on vivote, on mange à peu près tous les jours et l'on peut même, dans les semaines de chance, contribuer, le samedi soir, de sa quote part au pudding familial du Sabbah.
Ainsi fait Lily, et mieux encore; elle entretient sa grand mère, et elle est très fière d'avoir la vieille dame à sa charge, pensez donc; elle n'a que neuf ans et en voici deux qu'elle exerce, "Poor old lady, dit-elle, que ferait-elle sans moi? Qui lui procurerait chaque matin sa petite goutte de gin?
Mon Dieu! elle ne prend pas cher; c'est à la portée de toutes les bourses. Le sacristain de Saint-Luck, aussi bien que le doyen de Saint-Paul, peut se payer cela. Un penny, deux pence, trois pence; cela dépend des figures et des générosités. Je suppose que si elle reconnaissait un membre du parlement, elle hausserait ses prix, six pence pour un lord; du prince de Galles, elle exigerait un shilling.
Elle me proposa l'autre soir d'orner ma boutonnière de violettes qui, depuis huit jours au moins, essuyaient les pluies des gouttières de Grays inn road et les rebuffades des passants. Comme je les repoussais avec énergie, mes regards s'arrêtèrent sur sa petite face pâle, les grands yeux cerclés de noir et le pauvre amas de haillons; et pris de pitié je mis trois pence dans la main maigrelette qui me tendait ces fleurs d'antan.
Aussitôt la prunelle s'alluma et je vis le vice se placer en point d'interrogation au fond de ces phosphorescences: - Suivez-moi dans la petite rue, là-bas, me dit-elle, il n'y a pas de policeman!
Pas de policeman! Il y a comme cela dans le vieux et le nouveau Londres des voûtes, des arches, des allées, des corridors, des coins où il n'y a pas de policeman, et d'ailleurs, quand il y en a, on patiente; on attend qu'il soit passé.
Et, je le répète, à moins d'en poster un à chaque porte de maison, à chaque extrémité d'allée, à chaque passage ouvert, sous chaque arche de pont et à chaque coin de ruelle, les actes du Parlement seront impuissants à empêcher Lily d'essayer de gagner son pain.
Au risque d'effaroucher les pudeurs des frères ignorantins et des vieilles filles de joie, pourquoi ne pas tout dire?
Je me suis mis en observation et j'ai vu le gagne-pain de Lily.
J'ai vu surtout sa clientèle: des vieillards avides de neuf, et des jeunes dont les débauches précoces ont mis au flanc des passions de vieillard! des clercs, des marchands, des oisifs, des marguilliers; d'honnêtes Anglais enfin,qui, semblables à l'immonde prisonnier dont parlait Vallès, n'ont dans le regard ni le pli des lèvres, rien qui prédise le libertinage infâme.
Et cependant, émoustillés par ce vice en herbe, ils s'arrêtaient.
La petite marchande de fleurs, accroupie dans un coin sur un escalier ou sur une chaussée humide, pose à ses côtés sa corbeille.
Et tandis qu'elle regarde attentivement à droite et à gauche, si la morale en tunique numérotée au collet ne surgit pas au delà de la pénombre, très prestement et très habilement elle soulève des deux mains les haillons de ses jupes, mouvement d'autant plus facile que jamais chemise de la gêne, et étale pendant deux secondes ses jambes jusqu'au dessus  des hanches.
Et c'est là tout. Les amateurs sont satisfaits. Ils regardent, payent et s'en vont, comme aux baraques de la foire.
On peut même ne pas payer du tout, l'enfant exploitant elle-même son affaire et n'ayant pas de Barnum.
Et si l'on songe que dans Londres il y a des milliers de Lilys qui n'ont d'autre gagne-pain que celui de montrer leurs jambes, on peut se faire une idée exacte de la moralité de l'évangélique Albion*.

                                                                                                                                   Hector France.

La Vie populaire, dimanche 18 novembre 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* John Bull:

John Bull, symbole de l'Angleterre,
caricature.

* Enfants anglais pauvres:




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