dimanche 27 octobre 2019

Les écrevisses.

Les écrevisses.

Madame veuve de Lamartiniere habitait, au village de Libos, une maisonnette où elle vivait très retirée. C'était, disait-on partout, une sainte femme qui portait dans son cœur comme sur ses vêtements le deuil de son mari, et n'avait d'autres occupations que le salut de son âme et l'exercice de la charité.
Elle n'avait pour la servir qu'une fille des champs. Elle l'avait prise chez ses parents et l'avait dressée. Marie, c'était son nom, touchait à ses dix-sept ans. Elle était robuste comme un gendarme et timide comme une gazelle. Jamais sa maîtresse n'avait eu le moindre reproche à lui adresser; l'honnête paysanne ignorait l'art de faire danser l'anse du panier et ne s'attardait jamais après la messe du dimanche à écouter les propos galants des gars du village. C'était, en un mot, une domestique modèle.
Or, un beau jour, madame de Lamartiniere reçu la visite d'une amie qui portait contre Marie de graves accusations. La servante, dit-elle, avait un amant, le meunier Pierre, dont elle acceptait les rendez-vous; ils avaient été l'avant-veille, surpris ensemble, au clair de la lune, dans le bois voisin, occupés à toute autre chose qu'à cueillir des noisettes.
D'abord, la veuve refusa d'ajouter foi à des propos que, seule, pensait-elle, la malveillance avait dictés. Elle savait que Libos ne manquait pas de commères toujours disposées à médire de leur prochain. Elle se récria et défendit la réputation de sa bonne. Mais l'amie insista tellement et entra dans tant de détails que, cédant au doute, elle résolut d'interroger l'accusée.
- Marie, lui dit-elle après le départ de sa visiteuse, il court sur vous des bruits auxquels je n'ajoute pas foi, mais dont je dois vous faire part. On prétend que vous vous rencontrez à la brune avec Pierre.
- Oh! madame...
- Et que vous êtes sa maîtresse.
- C'est faux.
- Je vous crois, mais cela ne suffit pas; il faut absolument faire cesser les cancans qui circulent sur votre compte. Je me charge de vous défendre, mais je veux auparavant que. vous me fournissiez la preuve de votre innocence. J'ai un moyen sûr de connaître la vérité. Demain matin, vous irez chez Baptiste, le pêcheur, et vous lui achèterez des écrevisses que vous mettrez cuire dans de l'eau bouillante. Si elles restent grises, c'est que vous serez une honnête fille; si, au contraire, elles rougissent, c'est que vous serez coupable.

*****

Le lendemain, ainsi que sa maîtresse le lui avait ordonné, Marie acheta des écrevisses. Elle les étala sur une table, pendit à la crémaillère une marmite pleine d'eau et souffla le feu. Bientôt la vapeur se dégagea et le bouillonnement de l'ébullition se produisit. La servante prit une écrevisse, la jeta dans la marmite, et, le cou tendu, regarda. La bête devint rouge. Une seconde expérience eut le même résultat. Atterrée, Marie saisit une poignée de crustacés et les plongea dans l'eau.- Tous rougirent.
À ce moment, madame de Lamartiniere entra dans la cuisine.
- Eh bien, fit-elle?
- Eh bien, madame, répondit la domestique, c'est vrai... mais je vous le promets, je ne recommencerai pas.
Elle se tenait debout près de la cheminée, les yeux baissés, les bras pendants.
La veuve s'approcha et jeta un coup d'œil dans la marmite. Puis, tout occupée de la décision qu'elle devait prendre, sans songer à ce qu'elle faisait, elle allongea la main vers les quelques écrevisses qui restaient sur la table et les plongea dans l'eau.
Marie regarda du coin de l'œil, puis tout à coup:
- Madame, s'écria-t-elle, madame, s'écria-t-elle, les vôtres aussi ont .rougi.
Madame de Lamartiniere fit un haut le corps; Marie avait redressé la tête et fixait sur elle un regard victorieux.
La veuve pâlit légèrement et murmura:
- Eh bien, oui, moi aussi. N'en dites rien à personne. Je vous garde.

                                                                                                           Gaston Bonnefont.
                                                                                                              29 août 1883.

La Vie populaire, dimanche 30 septembre 1883.

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