mardi 20 février 2018

Vingt-quatre heures sur le pavé de la Capitale.

Vingt-quatre heures sur le pavé de la capitale.


Une tentative commerciale essayée, après dix années de journalisme, avait produit, au bout de dix-huit mois d'exercice, les résultats les plus terribles: nos meubles saisis et vendus par un gérant de propriétés, ma femme est devenue domestique et entrée au service exigeant de l'aristocratie industrielle; mon enfant, abandonné entre des mains de mercenaires, attendant des maigres gages de sa mère l'argent nécessaire à son entretien; moi, chef de famille, obligé de fuir devant les réclamations des créanciers qui, se refusant à m'accorder tout délai, avaient formé l'odieux projet de me priver de travail.
C'est dans ces conditions qu'à la fin de novembre dernier, j'arrivais à Paris. Mes hardes fripées, mes chaussures éculées me firent chasser par les laquais, des hôtels où d'opulents seigneurs que j'avais obligés naguère au cours de campagnes électorales, en Bretagne, abritaient leur hautaine insuffisance. Ils avaient oublié que dans les journaux de là-bas, j'avais brûlé l'encens sous leur odorat saturé, que j'avais été leur hôte, leur confident et leur défenseur.



Du travail! Il me faut du travail! Garçon de course, homme de peine, plongeur dans un restaurant, distributeur de prospectus, peu m'importe pourvu que je mange.
J'ai supplié le député de ma circonscription de s'intéresser à ma situation; il m'a renvoyé à son collègue de Paris, représentant l'arrondissement que j'habite.
Quelle ironie! Je n'habite nulle part.
Je suis sans le sou, sans domicile, sans pain.
J'avais passé la nuit précédente, à la gare Montparnasse, allongé sur un banc de bois, grelottant de froid, craignant d'être arrêté pour vagabondage. Car, nous somme là cinq ou six miséreux, dont le nombre a inquiété un agent de police. Il nous a dévisagés, puis une ronde est venue, sous la conduite d'un sous-brigadier.
"Ils n'ont pas l'air méchant" grogne le "flic" à la sardine blanche, et il s'éloigne avec son escorte. Le bon garçonnisme du sous-ordre de M. Lépine nous avait évité l'hospitalité déshonorante du Dépôt.
A six heures, un compagnon de Montparnasse annonce qu'il va manger la soupe à "La Pitié". nous le suivons tous.
En rangs serrés, plus de cinq cents personnes, vieillards ou enfants, attendent la pâtée quotidienne que, chaque matin, les infirmières distribuent. Je me souviendrai longtemps de ces "laïques" admirables de bonté, qui par leur délicatesse et leur courtoisie s'efforcent d'atténuer les souffrances morales des malheureux.



Le soir venu, où pourrai-je me réfugier?
Le hasard me fait connaître un compatriote qui connut naguère l'aisance, mais que l'égoïsme d'un frère a réduit à une situation précaire. Il vient de quitter l'hôpital Cochin où de longues souffrances l'avaient retenu. Sa misère a compassion de la mienne. Il se fait mon guide, mon conseiller et ensemble nous gagnons l'asile de nuit du boulevard de Vaugirard.
Sous une véranda, un gardien, serre-file, maintient alignés, avec la discipline rigoureuse des "Bat'd'Af" une vingtaine d'individus.
Mon tour vient de défiler devant le guichet où le "capitaine" décide de l'admission à l'asile. L'interrogatoire fait revivre en mon esprit la scène du prévenu comparaissant devant un juge d'instruction, à cette différence, cependant, que je redoutais un non-lieu, ma mise à la porte, car je n'avais d'autre papier que des enveloppes "poste restante". Il paraît que ma sincérité me servit de carte d'identité: on me remit un morceau de bois large comme la main, portant le numéro 5, de la salle Saint-Louis. J'avais donc un lit pour la nuit.
Le règlement qui prévoit un séjour de quatre jours à l'asile, exige la précaution élémentaire du bain ou de la douche.
Le sous-sol de l'asile de nuit est aménagé en salle de bains. A l'entrée, un gardien aux cheveux blancs m'arrête d'un geste:
-"Déboutonne ton gilet, me commande-t-il, et il procède à mon examen. Puis d'une voix puissante, il annonce:
"Pas de vermine; une douche seulement."
Après le bain, la réunion dans la grande salle du rez-de-chaussée.
Sous le regard triste et morne d'un Christ en plâtre, les pensionnaires assis sur des bancs sans dossier, s'entretiennent à voix basse. Si, parfois, une voix s'élève, un gardien intervient aussitôt. Il est terrible, redouté, ce garde-chiourme, au teint bronzé, aux cheveux crépus, qui vous crie en plein visage: "Silence!"
L'asile donne, comme nourriture, un morceau de pain sec; dans la cour, des tonneaux remplis d'eau renferment la boisson. Les fêtes religieuses procurent une amélioration à l'ordinaire. C'est ainsi que la veille de l'Immaculée-Conception, le 7 décembre, le menu comportait un sandwich au pâté, et un morceau de fromage de gruyère.
Certes, lorsqu'après avoir marché pendant toute une journée, sans autre viatique qu'une soupe, on dévore le pain sec, le soir venu, peu importe les rigueurs et les sévérités, explicables et nécessaires, du règlement.
J'avais un lit, j'avais mangé. Mes yeux s'arrêtèrent, reconnaissants sur le portrait du fondateur de l'oeuvre.
Quels sont-ils, tous ceux-là, qui maintenant somnolent sur les bancs de bois, en attendant l'heure de se rendre dans les dortoirs? Pauvres hères que le destin a marqué du sceau de la misère!
Tout à l'heure, le bourdonnement des conversations apportait l'écho des langues les plus diverses. Certains ont connu la fortune, la richesse ennoblie d'écussons; d'autres ont appartenu au commerce; l'un fut, jadis, maire de sa commune; mais peut être parmi ceux qui m'entourent, se trouve-t-il un criminel, en vain recherché par la justice, qui sera mon camarade de lit.
Voici neuf heures qui approchent et le "capitaine", assis devant une table de nuit lit les différents articles du règlement. Sont admis à l'asile, tous les hommes sans différences de nationalité, ni de religion. Mais tous devront écouter avec respect la prière.
Et voici le "capitaine" à genoux sur une chaise; il a enlevé son képi qui semble être le cousin germain de celui des gardiens-chefs de prison et d'une voix monotone et blanche, il récite, accompagné par le bruissement des lèvres de ses hôtes un Pater et un Ave.
Au lit!
Le troupeau des hospitalisés n'a droit à sa couchette que de neuf heures du soir à six heures du matin.
Que le sommeil leur soit bienfaisant!
Les dures fatigues de la journées ont engourdi les jambes, et pendant qu'on monte l'escalier, les lourds godillots heurtent les marches
Enfin, voici la salle Saint-Louis, mon lit avec son numéro, puis, accroché au mur, une pancarte indiquant le nom de celui  qui donna ce lit.
Moi, cette nuit-là, je couchais chez le baron de Rotschild.
Vite, faisons nos lits, dont l'alignement et la disposition font penser à la salle du dortoir d'un petit séminaire. Le surveillant est pressé de dormir; il menace, il gronde, il veut éteindre le gaz. L'autorité a la manie de se manifester sans propos, pour prouver son existence.
La nuit fut bourrelée de cauchemars. Que six heures du matin se hâte de sonner, car demain, c'est le marché aux chevaux; je m'improviserai valet de maquignon, je recevrai cent sous, et, heureux, fier, indépendant, je pourrai manger du fruit de mon travail.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 2& juillet 1907.

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