lundi 19 février 2018

Exposition universelle: le village canaque- la danse du ventre.

Exposition universelle: le village canaque- la danse du ventre.


Que les amateurs de pittoresque se lamentent! il n'y a plus de sauvages. Les sept hommes et les trois femmes du plus beau noir qui peuplent le village canaque parlent presque tous le français le plus pur et paraissent même assez humiliés de l'ignorance que montre la foule à leur égard; car on s'obstine à les considérer comme de véritables brutes, et ceux qui se hasardent à leur adresser la parole le font par bravade et comme s'ils avaient affaire à des être dangereux prêts à s'élancer sur le premier Européen de mine appétissante et bien en chair.
Ces braves gens ont pourtant plus fait pour la France que la plupart des Français qui les raillent. Ils ont contribué à l'établissement de notre colonie de la Nouvelle-Calédonie: l'un d'eux, Pita, un beau noir de taille gigantesque, est le fils de Gélima, chef d'une importante tribu, qui en 1878 nous a aidés à réprimer une insurrection considérable et qui a reçu du gouvernement une médaille d'or en récompense de sa fidélité et de son dévouement.
Permettez que je vous présente aussi Badimoin, un colosse au corps d'ébène, à la tête fine et intelligente. Badimoin est professeur de Français à Canala; c'est un lettré délicat et curieux et qui met à profit son voyage en France pour étudier nos moeurs, notre théâtre et notre littérature: vous pourriez le voir chaque jour, assis devant la porte basse de sa hutte, parcourir les journaux parisiens.
Elles sont pittoresques ces huttes, dont la charpente en bois de Naouli est recouverte de plusieurs couches de paille de maïs ou de blé; les unes sont élevées et pointues: ce sont des huttes de chef; les autres plus basses servent au commun des mortels. Devant chaque porte sont plantés des blocs de bois d'inégale hauteur, grossièrement équarris, sculptés et peints: ce sont des tabous, sorte de porte-bonheur et d'ornements dont les Canaques aiment à entourer leur habitation.
L'aspect d'ensemble de ce village calédonien est certainement pittoresque; mais on lui a ménagé si parcimonieusement le terrain qu'il ne donne, paraît-il qu'une idée très vague des habitations canaques; les demeures des indigènes sont, là-bas, isolées au milieu des épaisses forêts qui couvrent l'île; assez espacées les unes des autres, elles ne sont reliées que par d'étroits sentiers qui serpentent sous les lianes et les végétations vierges... mais le moyen de transporter aux Invalides les forêts et les plantations d'igname?... Ces braves nègres se trouvent un peu à l'étroit, c'est certain, à l'Esplanade des Invalides, et accoutumés aux espaces sans fin, ils doivent trouver l'existence parisienne bien rétrécie et bien mesquine; ce qui les désole, c'est de songer que nous jugeons leur pays et leurs mœurs par ce minuscule échantillon qui forme ce qu'on appelle le village canaque, et qui pour eux est fermé et restreint comme une prison.



Exposition universelle.
Le village canaque aux Invalides.


Et pendant que nous parcourons cette réduction calédonienne, en compagnie de Pita et de Badimoin, la foule massée aux barrières continue à lancer ses lazzis cruels et inconscients:  "Eh! moricaud! -Bonjour, Chocolat!- Toi vouloir boulotter bon petit blanc!... et on se tord: les bons Canaques, eux, se contentent de sourire; un peu gênés de ces bouffonneries qui ne varient pas, et profondément déçus, sans qu'ils l'avouent, de l'accueil que leur font les Français de Paris qu'on leur avait dépeints si instruits, si polis et si bienveillants.

***

L'Orient est à la mode et l'engouement qu'éprouvent les visiteurs de l'Exposition pour les théâtres algériens et arabes où se voit la danse du ventre tient presque du délire. Est-ce un sens qui me manque? j'avoue humblement ne pas partager cette fureur, et si j'ai tardé à donner mon impression sur cet étrange spectacle, c'est que j'attendais pour cela d'y avoir pris un plaisir quelconque: voici d'ailleurs en quoi il consiste: 
Vous êtes sous une vaste tente d'étoffe orientale, éclairées par quelques lampes de style, secondées d'ailleurs par des globes de lumière électrique. Au fond, sur une estrade garnie de larges coussins, se tiennent les almées, et derrière elles, les jambes croisées à la turque, sont étendus les musiciens de l'orchestre. L'une de ces filles se lève et s'avance; les bravos éclatent; couverte d'étoffe de laine et de soie de couleurs vives, elle s'incline, allonge les bras comme pour se détirer mollement, puis les rapproche de la tête en faisant sonner les crotales qu'elle à dans les mains. 



Exposition universelle.
La danse du ventre: l'almée Aïousha
au café égyptien de la rue du Caire.


Alors commencent une série de mouvements des plus bizarres, et, disons-le, des moins agréables. Le ventre est agité de trémoussements, de secousses répétées, tout le tronc s'agite et frissonne, la tête seule reste impassible... mais écoutez plutôt la description que donne des almées M. G. Rodier, un jeune artiste de mérite, écrivain à ses heures, dans le livre sur l'Orient qu'il vient de publier avec ses propres illustrations:
"Leur coiffure est la même que celle de certaines danseuses des peintures antiques; leurs cheveux sont séparés en mille petites nattes, auxquelles sont mêlés des sequins. Elles sont couvertes de grands colliers et d'innombrables bijoux; ils sont toujours en or, paraît-il; elles ne portent jamais de faux; leurs... petits bénéfices sont immédiatement transformés en joyaux; elles ont toute leur fortune sur leurs épaules. Elles sont vêtues de très amples robes de satin des couleurs les plus voyantes, à taille courte un peu comme les robes du premier empire.
"Elles commencent par un léger balancement des hanches. Elles se fuient, se rejoignent, se poursuivent en gardant toujours, même au moment où leur danse a le caractère le plus passionné, une surprenante impassibilité de figure; elles ont presque l'air de prêtresses d'une voluptueuse déesse, accomplissant solennellement des rites religieux. Elles finissent par piaffer, en tournant autour des trois musiciens accroupis, qui les accompagnent; l'une d'elles s'effondre, comme brisée, sur les genoux d'un des spectateurs, désigné avec le bout d'une petite canne qu'elle a conservé à la main pendant toute la danse. Une autre exécute avec des déhanchements prodigieux du ventre, une danse, en gardant sur sa tête, tout le temps, une bouteille débouchée, pleine d'une espèce de liqueur à la menthe, du goût le plus fortement épicé."
Un autre voyageur rapporte que ces danseuses appartiennent pour la plupart à la tribu des Ouled-Nails, et qu'elles quittent de bonne heure leurs familles pour parcourir ainsi le monde; lorsqu'elles ont gagné leur dot, elles reviennent au pays natal, et font d'excellentes épouses et de bonnes mères de famille. C'est possible, mais je doute fort cependant que les exercices divers de la danse du ventre soient une préparation bien efficace aux fonctions et aux devoirs de la maternité.

                                                                                                                          G. Lenôtre.

Le Petit Moniteur illustré, 15 septembre 1889.


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