dimanche 18 février 2018

Une ascension de la Tour Eiffel.

Une ascension de la Tour Eiffel.


Ce 24 février 1889, 8 heures  matin.
- Au réveil, mon premier soin est de courir à la fenêtre pour voir le temps qu'il fait.
Désolation de la désolation!
L'air s'est sensiblement refroidi, le ciel est couvert du nuages. La neige tombe par intermittences. Le thermomètre marque 1° 1/2 au-dessous de zéro. Le baromètre est à 763.
Pourtant il est impossible de remettre notre partie à un jour plus favorable. M. Eiffel m'a gracieusement donné rendez-vous pour deux heures au pied de la Tour. Nous monterons, quand bien même Paris serait tout entier sous la ouate.

Une heure et demie du soir.

Avant de m'asseoir dans la voiture, j'ai interrogé mon cocher sur les variations probables de la température.
On ignore généralement que les cochers de fiacre sont d'aussi surprenants pronostiqueurs du temps qu'il fera que les vieux loups de mer.
L'intérêt que ces noctambules prennent à la question du froid aux mains et du froid aux pieds leur fait tout naturellement lever les yeux vers la lune tandis qu'ils vous attendent à la porte d'un bal. Ils deviennent disciples de Mathieu Laensberg, par désœuvrement et par nécessité, comme les rois pasteurs.
L'avis de mon cocher n'est pas rassurant:
- Le vent souffle du nord-nord-ouest, me répond-il en mettant un tour de plus à son cache-nez. Les giboulées vont continuer et le ciel ne se découvrira pas.

Deux heures, soir.

M. Eiffel nous attend dans la maisonnette qu'on a élevée à l'entrée du chantier, sur la gauche, pour abriter les bureaux. Nous sommes en tout une quinzaine de touristes. Plus, quelques dames qui ne comptent point monter plus haut que le second étage.
M. Eiffel me présente le guide qui m'accompagnera jusqu'au plancher de 275 mètres. C'est là que travaillent présentement les charpentiers.
Quatre ou cinq personnes qui déjà ont entrepris l'ascension se sont munies de casquettes à oreillettes et de gants fourrés. Il paraît que les chapeaux de forme haute offrent au vent une prise fâcheuse; d'autre part, le froid des fers cause à la longue une brûlure cuisante.

Deux heures et demie, soir.

En file indienne, précédés par M. Eiffel et par le guide, nous entrons dans le pilier droit où s'ouvre un des escaliers.
A cette minute, le thermomètre enregistreur marque 1° au-dessus de zéro. Le temps est toujours menaçant, mais la neige ne tombe plus.
Les trois cent cinquante marches qui mènent à la première plateforme (cinquante-huit mètres au-dessus du sol) sont douces à gravir. Aussi bien cet escalier a-t-il été construit pour l'usage du public.
M. Eiffel m'a conseillé d'imiter sa démarche. Il monte très lentement, le bras droit à la rampe. il balance le corps d'une jambe sur l'autre. Il profite de cet élan pour gravir chaque degré. Ici la pente est si inclinée que nous pouvons causer tout en montant, et personne ne souffle en débouchant sur le palier du premier étage.

Trois heures cinq, soir.

Le premier aspect de cette vaste surface est celui d'un chantier de construction dans la fièvre du travail.
Quatre pavillons s'élèvent à la fois dont les charpentes masquent tout d'abord la vue de Paris. Ce sont les fondations d'une brasserie flamande, d'un restaurant russe, d'un bar anglo-américain, d'un cabaret Louis XIV. On est en train de bâtir les caves, à 58 mètres dans l'espace. Vers l'heure des repas, cette vaste terrasse pourra loger 4.200 habitants, une population de ville.
D'un côté les fenêtres de ces restaurants ouvriront sur le large carré de vide qu'enferment à l'intérieur les quatre piliers de la Tour. En ce moment, ils encadrent dans un recul, dans une lumière de stéréoscope, un paysage d'hiver: des rocailles couvertes de neige, quelques verdures perpétuelles, un petit bassin où les canards nagent entre les glaçons.
De l'autre côté, les dîneurs domineront la promenade qui fait balcon sur Paris.
La ville a déjà pris l'immobilité d'un panorama. La vie et le mouvement cessent. Les silhouettes des passants et des fiacres font dans les rues des petites taches d'encre, très noires, très nettes. Elles ont l'aspect figé des foules qui se pressent, des chevaux qui steppent dans les dessins autour des grands magasins de nouveautés. Seule la Seine vit toujours, par les moires qui courent sur sa face limoneuse. L'impression est une toile gonflée par un coup de vent.

Trois heures vingt-cinq, soir.

Nous laissons ici une partie de nos compagnons pour nous engager, à une dizaine, dans le petit escalier en vis, un escalier de hune où le public n'entrera pas. Il s'élève parallèlement aux ascenseurs verticaux.
Pour échapper à l'étourdissement de cette ascension circulaire, on fouille le paysage à travers l'enchevêtrement des croix de Saint-André dont la Tour est bâtie. Et l'on a la sensation surprenante, à chaque tour de vis, de la rapide montée de l'horizon. Le Trocadéro descend. Il ne dépasse plus la ligne géométrique de la pointe de ses paratonnerres. Les masses sombres du Bois de Boulogne, éclaircies par la tache fraîche des pelouses de Longchamp, entrent en coin dans Paris, repoussant la ville vers l'est.

Trois heures quarante-cinq, soir.

Et, tout d'un coup, l'escalier fait halte. nous venons d'atteindre l'étage de cent vingt mètres.



Une ascension sur la Tour Eiffel.
Groupe de visiteurs sur la seconde plateforme de la Tour Eiffel.

Les premiers objets qui frappent les yeux sont des wagonnets montés sur rails. un chemin de fer circulaire est installé sur ces hauteurs pour la commodité des travaux. Ce village est pourtant moins important que l'autre.
En attendant qu'on donne à cette seconde plateforme l'apparence d'un pont de navire, avec une dunettes sur laquelle seront installées des longues-vues, et des rouffs pour permettre aux personnes obèses qui auront pris chaud dans la montée du premier escalier de se mettre à l'abri des courants d'air, les seules manifestations de la vie et de la présence des hommes sont ici trois constructions de tailles inégales: un pavillon pour la machine à vapeur; un hangard vide; une cantine où les ouvriers qui travaillent dans les régions élevées de la Tour descendent quotidiennement pour prendre leur repas.
Lorsqu'on se tourne vers la face sud de la Tour, on a une vision admirable, entière du plan de l'Exposition. Les toits de verre de la galerie des machines et des deux palais semblent des lacs de plomb fondu; les dômes en surgissent comme des îles montagnardes. Et lorsque, sous les nuages plus noirs, plus bas ce mirage disparaît avec les jeux de la lumière, on dirait une immense nef d'église qui prend pour clocher la Tour.
Par une fente du plancher où monte en grinçant une chaîne à crémaillère, je regarde l'abîme. Cette coupe est verticale. Là-bas, à une distance inconnue, les petits canards continuent à nager sur le bassin gelé. Le frisson vous vient de la chute possible. Il vous grimpe des reins à la nuque.
Aussi bien le froid est-il plus vif que tout à l'heure: le thermomètre enregistreur est descendu à zéro.

Quatre heures dix, soir.

Cette souffrance du froid est tout de suite décuplée par le vent et par un grain qui nous assaille. Dans l'escalier, le froid des fers me cause aux doigts une souffrance si piquante que j'essaie de monter, les mains dans mes poches, sans me tenir à la rampe. Mais le vent me bouscule trop et puis la giboulée m'aveugle. Il faut remettre la main à la rampe, monter en s'abritant le visage derrière son bras. Ainsi, pendant un quart d'heure, je vais, sans songer à regarder le paysage. Je ne vois que le paletot de M. Eiffel qui monte devant moi. Nous ne causons plus.

Quatre heures trente-cinq, soir.

La giboulée cesse comme nous arrivions à la plate-forme de 200 mètres, dite "Plancher intermédiaire". En revanche, le vent s'est beaucoup accru et froid est plus vif. Un degré en-dessous de zéro au thermomètre. Tous les réservoirs sont gelés. Des barbes de stalactites pendent aux croix de Saint-André.
Il me semble, en débouchant sur ce plateau, que j'ai les jambes un peu molles. Le vertige? Non. La fatigue, l'ahurissement du vent, et aussi la surprise de cette impression bien connue des aréonautes: l'espace.
C'est vraiment à cette hauteur qu'on entre dans le vide.
Les quatre membres de la Tour, sensiblement rapprochés, donne à cette plateforme l'apparence d'une nacelle de ballon. L'air, la lumière vous assaillent aux quatre points cardinaux. Et, en l'absence de constructions qui masquent, on a pour la première fois la sensation de la suspension, de l'isolement.
C'est toujours le paysage du nord qui m'attire le plus. Peut être parce que les repères y sont plus faciles à élire.
Dans la perspective, le Mont-Valérien est descendu sous l'horizon... le Trocadéro sous le Bois de Boulogne... la presqu'île de Genneviliers apparaît... voilà Saint-Denis... voilà la Seine qui fait son lacet entre  ses hauteurs et ses abaissements. Je puis compter ses méandres comme sur une carte: un... deux... trois... quatre...
A ma gauche, les collines de Meudon se sont presque affaissées. Par-dessus leurs épaules, j'aperçois trois rangées de mamelons que la brume, dans l'éloignement, progressif, teinte en decrescendo de gris pâles.
A droite Montmartre, déjà couvert d'ombres, entre comme un éperon de navire dans le flanc de la galère parisienne. A ses pieds les maisons sont de plus en plus nettes, peut être parce qu'on voit quatre de leurs faces, que trouent les fenêtres, symétrique comme des points de dés à jouer, si bien que, de ces hauteurs, Paris a l'air d'une vaste partie de "biribi" jouée par un géant sur un tapis vert.
La lumière va finir et le jour est triste. Mais il paraît qu'on a déjà vu  de cette plateforme des couchers de soleil dignes d'extase, même, en des jours de brouillards blancs, quand Paris portait sur ses toits un plafond de ouate, la Tour, radieuse au soleil, a vu son ombre profilée sur les nuages.

Cinq heures, soir.

Mais il faut s'arracher à ces contemplations si l'on veut arriver au faite avant la nuit.
Au moment de mettre le pied sur l'escalier de fer, on s'aperçoit qu'il n'est point attaché par en haut. Il oscille sous les pieds. Cela refroidit subitement le zèle des ascensionnistes qui nous ont accompagnés jusqu'au "Plancher intermédiaire".
- Le jour tombe, disent-ils soudain. Nous ne découvririons rien là-haut que nous n'ayons vu plus bas...
Ils s'en vont, comme ces mauvais soldats que Gédéon laissa sur sa route.
Nous restons quatre: M. Eiffel, M. Richard, le constructeur d'appareil météorologiques, qui, l'an passé, pendant trois jours, a planté sa tente sur le sommet du mont Blanc, puis le guide et moi.
Je n'ai pas fait l'ascension du mont Blanc, mais cette excursion me semble déjà légèrement émouvante. Surtout lorsque, après avoir lâché les marches qui finissent, nous commençons l'escalade des échelles.
Il n'y a plus de planchers ni de balcons. Les échelles sont posées sur des madriers qui chevauchent le vide. Elles sont liées par en haut, avec des cordes. Il ne faut regarder ni à droite ni à gauche, mais seulement l'échelon que l'on a à côté de soi.
Après la troisième échelle, nous atteignons la plateforme de 273 mètres. C'est là que les charpentiers travaillent.
Ils sont une douzaine d'hommes, perdus dans l'espace. Du mieux qu'ils peuvent, du côté du vent, ils s'abritent avec des toiles. Et il leur est arrivé de recevoir de rudes assauts. M. Richard me dit que, il y a quelque temps, comme il venait relever les appareils enregistreurs, il a constaté une vitesse du vent de 11 m. 10 par seconde. Nous n'avons guère aujourd'hui plus de 5 m. 6, et c'est assez pour suffoquer.
Afin de se défendre contre ces accidents de température, les charpentiers se fabriquent avec des mentonnières, des caches-nez et des casquettes à oreillettes, de véritables passe-montagnes.
Au moment où nous arrivons, ils sont en train de poser un "rivet". Le gros clou sort tout rouge de la forge volante. On l'applique dans les trous qui l'attendent et les lourds marteaux de forgeron volent, s'abattent sur sa tête dans un éblouissement d'étincelles.
Je m'approche du vide pour regarder. Et, dans un mouvement instinctif de m'appuyer à quelque objet stable, je saisis un câble qui pend à portée de ma main.
Aussitôt cette corde cède, descend sous ma poussée.
- Lâchez! lâchez! me crie M. Eiffel: c'est une corde sur poulie. J'aurais dû vous dire que c'est un principe dans la charpente de ne jamais s'appuyer à un câble...
J'obéis bien vite, mais j'ai perdu l'envie de m'approcher du fin bord pour regarder à mes pieds. J'éprouve au contraire, comme une sensation rassurante à appuyer mes regards aux collines qui surgissent en ceinture autour de Paris.
De leur faite, encore éclairé, les ombres descendent sur la ville. La nuit noie les quartiers. Elle submerge tout. On dirait l'engloutissement d'Ys, la fabuleuse, descendant au fond de la mer avec sa rumeur d'hommes et de cloches.

Cinq heures et demie, soir.

Nous voici assis tous les trois, devant des boissons chaudes, au second étage, sous le toit de la cantine. M. Richard nous rapporte les péripéties de son ascension au mont Blanc. M. Eiffel conte que de toutes parts les félicitations lui arrivent. Nombre des artistes, signataires de la fameuse protestation au ministre, ont déjà fait amende honorable.
- Il n'y a que trois ou quatre gens de lettres qui s'entêtent. Je ne comprends pas pourquoi...
- Croyez, cher monsieur Eiffel, que vous héritez des haines sous lesquelles M. Georges Ohnet a plié. En somme, votre Tour, c'est un piédestal de trois cents mètres élevé à la gloire de "l'Ingénieur", c'est l'apothéose du Maître des forges.
On sourit et la conversation se prolonge, séduisante, avec une paresse que personne n'avoue à quitter la tiédeur de l'abri pour entrer dans le vent qui déferle, qui pleure avec des sanglots humains dans ces trois cents mètres de fer, tendus de la terre aux nuages, comme une harpe éolienne.

                                                                                                                              Hugues Le Roux.

Le Petit moniteur illustré, 17 mars 1889.

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