vendredi 26 mai 2017

Le commissionnaire.

Le commissionnaire.


Les commissionnaires sont des hommes indépendants. Nous ne pousserons pas le paradoxe jusqu'à dire que leur état peut se classer parmi les professions libérales; mais on peut affirmer que c'est par amour de leur liberté qu'ils ont pris la plaque et le numéro. Au lieu de rendre leurs services en gros, en se faisant valets de chambre, cochers ou garçons de magasins, ils préfèrent conserver la libre disposition de leur temps et se mettre à la disposition du public, quand l'envie de travailler leur vient.
A tout prendre leur situation n'est pas mauvaise. Ils se font facilement de bonnes journées quand ils sont travailleurs et ingénieux; mais il faut pour cela qu'ils se multiplient. Dès le matin, chargeant le crochet, ils vont aider les cuisinières à monter le bois ou le charbon. Ce premier travail terminé, ils prennent la cire et le bâton et les voilà qui frottent les parquets jusqu'à midi. Après le déjeuner, nouveau changement. Ils s'installent au coin d'une rue, avec leur boîte à cirage, priant Dieu qu'il envoie des éclaboussures aux passants.




On dit même à ce sujet, qu'un commissionnaire, plus malin que les autres, avait trouvé le moyen de ne jamais manquer de pratiques. Voici comment: il avait acheté un épouvantable barbet roux, un de ces chiens dont les poils longs ramassent la boue de tous les ruisseaux. Cet animal ayant toutes les dispositions naturelles pour être sale, il l'avait en outre dressé à se frotter contre les jambes des passants et mettre ses pattes humides sur toutes les bottines. Grâce à cet auxiliaire, vous jugez si la clientèle abondait. 
Ce qui m'étonne, c'est que tous les commissionnaires n'aient pas au moins un chien.
Le décrottage n'est pas la seule ressource du commissionnaire pendant la journée. On l'envoie souvent chercher soit pour un déménagement, soit pour scier du bois, soit encore, et cela n'est pas la partie le plus désagréable de son métier, pour mettre du vin en bouteille.
Enfin une de leurs occupations les plus fréquentes consiste à faire des commissions. Tantôt c'est un paquet qu'il faut porter à l'autre extrémité de Paris, tantôt c'est une lettre. Il y a souvent de jolies aubaines pour eux, quand la nouvelle que l'on apporte est bonne. Les gens heureux sont généreux et ils payent plutôt deux fois qu'une. Mais aussi quel vilain accueil quand on est chargé d'une mission désagréable. Les gens ne sont pas toujours justes et ils font quelquefois mauvaise mine au messager comme s'il était la cause de tout.
Autrefois les commissionnaires faisaient leurs courses à pied; maintenant ils prennent l'omnibus. C'est le progrès. Ils calculent avec raison que le temps est de l'argent, et qu'en dépensant six sous pour gagner une demi-heure, ils réalisent un bon bénéfice sans se fatiguer.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

jeudi 25 mai 2017

Les financiers au XIVe siècle.

Les financiers au XIVe siècle.

Le quatorzième siècle fut une cruelle époque pour les pauvres gens. Sans cesse pressurés par les impôts, maltraités par les collecteurs, en proie "aux malices et mangeries de la justice", ils avaient encore à souffrir des altérations des monnaies pratiquées sur une large échelle par des rois qui ne craignaient pas de s'attirer le surnom de faulx-monnoyeurs. A l'imitation de Philippe le Bel, ses successeurs trafiquaient indignement"sur le cry et le décry des espèces", c'est à dire sur la hausse et la baisse des matières d'or et d'argent.
Ces manœuvres, rendues encore plus intolérables par la cruauté des financiers, excitaient dans le peuple une haine violente contre tous ceux qui faisaient partie de l'administration du Trésor. Il n'était pas rare de voir des émeutes lorsque les percepteurs se présentaient. Quand la cherté du blé, quand la famine coïncidait avec une aggravation des impôts, les cultivateurs taillables et corvéables à merci se révoltaient contre les exigences fiscales. Avec la furie du désespoir, ils se précipitaient sur l'agent du Trésor qu'ils massacraient sans pitié, après avoir lacéré et brûlé tous ses livres. Quelquefois aussi, l'émeute prenait des proportions formidables, et le roi était obligé de sacrifier aux fureurs populaires son surintendant. Combien en a-t-on traînés au gibet de Montfaucon, de ces financiers malversateurs! La roche Tarpéienne était près du Capitole
La charge de surintendant offrait de tels avantages que les candidats ne manquaient jamais. La perspective du supplice ne les effrayait pas. Ils ne voyaient que la possibilité de faire fortune. Du reste, ils y travaillaient sans ménagement aucun. Quand Pierre de Montigny fut arrêté, on fit une évaluation de ses biens pour les confisquer et on trouva qu'ils s'élevaient à un million deux cent mille livres, ce qui représente en monnaie actuelle, plus de cent millions de francs.
Dans le Trésor de Brunetto Latini (manuscrit du quatorzième siècle), on trouve une miniature fort curieuse qui représente les gens de cour amassant des trésors aux dépens des pauvres gens. 




Le dessin, très naïf, représente le roi et ses courtisans devant une table chargée de richesses. Des calices d'or, des coupes précieuses sont posés pèle-mêle sur une table au milieu de pièces d'or. Il y en a de toutes les sortes, des grands aignels d'or, des écus d'or, des saluts d'or. Toutes ces monnaies, on le sait, portaient au verso une croix, que l'enlumineur a naïvement reproduite en deux traits de pinceau.
On remarquera que dans cette miniature les mains des courtisans ont des dimensions exagérées; les doigts, un peu crochus, s'allongent vers le précieux trésor.
Bien qu'à cette époque les artistes aient eu l'habitude de faire à leurs personnages des extrémités très-développées, il est permis de voir, dans l'espèce, une intention malicieuse très-justifiée par le sujet. Certainement  quand de pareilles mains touchent aux finances de l'Etat, elles doivent toujours en conserver quelque chose.

                                                                                                                                  E. M.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

mercredi 24 mai 2017

La glacière.

La Glacière.


La Bièvre n'est pas partout la petite et sale rivière, à physionomie et à parfum d'égout, que l'on voit à Paris. Un bon piéton qui s'en irait la trouver au pied du village de Bièvre et la suivrait jusqu'à Versailles, par la vallée verdoyante et pittoresque qu'elle arrose, ferait une charmante promenade que trop peu de Parisiens connaissent.
Sans aller aussi loin, la Bièvre parcourt, près de Gentilly, un vallon qu'on appelait, qu'on appelle encore la Glacière, aujourd'hui enfermé dans l'enceinte fortifiée, mais autrefois presque contigu au mur d'octroi.
Ce nom de la Glacière venait d'une glacière où l'on conservait la glace recueillie dans les prairies du vallon, que la Bièvre inondait, l'hiver, naturellement ou artificiellement. Le fond du vallon était coupé de tranchées dans lesquelles circulaient des dérivations de la petite rivière. L'été les prairies étaient à sec, sauf quelques parties qui restaient marécageuses.
Jadis, c'est-à-dire, il y a environ cinquante ans, le vallon de la Glacière était une promenade très fréquentée par les familles de petits bourgeois ou d'ouvriers des quartiers des Gobelins, du Jardin-des-Plantes, du Val-de-Grâce et du Panthéon. A nos yeux d'enfants, ce petit vallon avait des proportions de vallées; les collines gazonnées qui l'encadraient étaient de véritables montagnes, la Butte-aux-Cailles paraissait un sommet des Alpes ou des Pyrénées. Comme on causait bien dans ces prairies, dont le sol avait le moelleux d'un beau tapis. Quels éclats de joie quand, d'un élan mal calculé, un de nous se laissait choir dans un des ruisseaux, ou, avec une confiance téméraire, s'aventurant dans les roseaux, sentait tout à coup le sol humide fléchir sous son pied. Puis, comme on allait se rafraîchir en puisant, dans le creux de la main, l'eau limpide de la fontaine Mulard*, une source qui descendait  du pied d'une colline. Enfin, au retour, quelles gerbes de fleurs des champs on rapportait, à pleines brassées!
L'hiver, c'était bien autre chose. Les prairies couvertes d'eau, gelaient facilement et offraient une glace solide sur laquelle venaient glisser tous les écoliers de l'Université, et où d'élégants patineurs, arrivés en voiture des quartiers lointains, ne dédaignaient pas de montrer leurs grâces et leur agilité. Parfois, la glace se brisait sous le poids trop lourd, et alors c'étaient des cris, cris peu alarmants, car on ne risquait guère qu'un bain froid jusqu'à mi-jambe.
J'ai voulu revoir la Glacière, il y a une vingtaines d'années. Les prairies étaient coupées de murs qui en interdisaient la promenade; des blanchisseries, des tanneries encombraient les rives de la Bièvre et en salissaient, en infectaient l'eau. Ce n'était rien encore; mais les fortifications de Paris prolongeaient à travers le vallon leur masse écrasante. La fontaine Mulard était accaparée par un marchand de vins;  d'ignobles cabarets avaient remplacé les deux ou trois guinguettes où l'on dînait autrefois en famille, sous les arbres.
Chose plus triste encore: depuis, la guerre a passé par là, la guerre étrangère et, hélas! la guerre civile. Les obus ont dû faucher ce qui restait des arbres du vallon. Que doit-être aujourd'hui la Glacière? Je n'irai pas le voir.
Est-il donc vrai qu'il ne faut ni retourner aux lieux où s'est écoulée la jeunesse, ni chercher à revoir le premier visage qui vous a fait battre le cœur, et qu'il faille dire, avec le poëte:

..... Quand la jeunesse est morte, 
Laissons-nous emporter par le vent qui l'emporte
A l'horizon obscur.......

Eh bien! non. Réagissons contre ces mélancoliques pensées. Gardons, avec un amour qui n'est pas sans quelque triste charme, les souvenirs des joies,  des bonheurs, des fleurs aimées de la jeunesse. Mais après les fraîches verdures du printemps, après les fruits savoureux de l'été, l'automne a encore des soleils fortifiants et des horizons splendides. Notre devoir accompli, notre tâche finie, nous regardons à l'oeuvre ceux qui sont nés de nous, ces nouvelles générations qui vont nous succéder; et, s'il y a un jeune cœur, un seul, délicat et tendre, à qui nos conseils, notre amitié, notre tendresse de vieillard, puissent rendre sa tâche facile et aider à marcher dans la vie, sin mancha, sin pavor, comme dit une devise espagnole (sans tâche et sans crainte), nous n'aurons pas perdu nos derniers jours.

                                                                                                                  Frédéric Lock.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

*Nota de célestin Mira



La fontaine Mulard, qui était située dans l'actuel XIIIe arrondissement.



L'estrapade.

L'estrapade.

Dans son admirable ouvrage sur le moyen âge, M. Paul Lacroix a cité plusieurs supplices dont la cruauté fait frémir. Selon le caprice des magistrats ou des tourmenteurs, on appliquait aux condamnés des tortures innommées. Par exemple, on leur plaçait des œufs bouillants sous les aisselles, on leur introduisait entre cuir et chair des dés à jouer aux arêtes aiguës, on attachait dans les mains des patients des bougies de cire allumées.
On comprend, en présence de pareils raffinements de cruauté, que la pendaison ait pu être considérée quelquefois comme une véritable faveur. C'était une vraie grâce, en effet, que d'être mis à mort rapidement, sans passer par les exercices préparatoires que les imaginations malsaines des bourreaux pouvaient inventer. Cela explique en partie une gravure de 1490 qui représente une pendaison en musique. Un ménétrier, qui devait périr par la corde, obtint, paraît-il, l'autorisation de se faire accompagner au supplice par un de ses confrères qui lui joua de la cornemuse sur l'échelle même du gibet. Il passa de vie à trépas aux sons joyeux de son instrument favori, en se félicitant sans doute d'en être quitte pour si peu.
En effet, il aurait pu, comme tant d'autres, subir le supplice des brodequins, de la reglia ou de l'escapade. Que l'on jette un regard sur notre gravure, et l'on verra que la dernière de ces tortures avait d'épouvantable. 




L'accusé, à moitié nu, a les mains assujetties derrière le dos et serrées à force par un câble que deux hommes maintiennent énergiquement. Une corde, dont l'une des extrémités est passée sous le bras du malheureux, est mise en mouvement par un treuil. Aux pieds du patient on a fixé un poids de deux cent cinquante livres.
Lorsque le magistrat en donne l'ordre aux aides, ces derniers font mouvoir le treuil. La victime est alors élevée au plafond de la salle; puis tout à coup, on la laisse retomber au niveau du sol. Chaque secousse produit une douleur nouvelle et amène la dislocation d'un membre. Il n'y a pas d'hommes assez robustes pour résister à des chocs pareils.
Cette terrible torture a été longtemps d'usage à Orléans. Ce qu'il y a de plus horrible, c'est qu'on l'infligeait non pas à des coupables, mais seulement à des prévenus. C'était la question extraordinaire. Singulière façon d'interroger les gens! Le magistrat chargé de l'instruction assistait froidement à cette cérémonie sauvage, guettant parmi les cris de douleur du misérable, les aveux qu'il était bien forcé de faire, innocent ou coupable. Quand le greffier avait bien tout écrit, on détachait la victime. Le prélude était terminé. Il ne s'agissait plus que de supplicier le condamné. Mais, nous le répétons, les tortures étaient telles que la mort devait paraître une véritable délivrance.
Les souffrances physiques que nous venons de décrire n'étaient pas toujours les seules que le prévenu endurât. Dans le manuel technique de Damhoudère: Practique et Euchiridion des causes criminelles, il est recommandé particulièrement aux magistrats, lorsque la question doit être appliquée à plusieurs personnes, de commencer par celles qui peuvent céder le plus facilement. Si le père et le fils par exemple sont impliqués dans une même affaire, on torturera le fils en présence du père "qui craint naturellement plus pour son enfant que pour soy-même."
Félicitons-nous de ne pas vivre à une époque aussi barbare. Aujourd'hui la loi est douce. La répression du crime n'en existe pas moins; mais elle s'exerce de façon à protéger la société sans déshonorer l'esprit humain par des excès de férocité.

                                                                                                                            E. M. 

Le Musée universel, revue illustré hebdomadaire, premier semestre 1874.

Histoire des mots: poulet.

Histoire des mots:
      poulet.

D'après une légende très-reproduite, mais fort douteuse, le sens de billet doux appliqué au mot poulet remonterait à une galante coutume de la vieille Italie.
Les amoureux de ce pays auraient autrefois imaginé pour communiquer avec leurs belles de s'associer les paysans qui allaient offrir leurs volailles de maison en maison. A la barbe du jaloux, le vendeur laissait un couple de poulets à la dame qui savait devoir trouver un billet sous l'aile du plus gros. Ce joli commerce ayant été découvert, le premier courtier d'amour qui se laissa prendre fut, dit-on, puni de l'estrapade avec les deux poulets vivants attachés aux pieds. D'où le mot poulet serait devenu synonyme de billet doux.
N'est-il pas plus simple de croire, avec Furetière, que ces billets étaient ainsi nommés parce qu'en les pliant on y faisait deux pointes qui représentaient les ailes d'un poulet.
Ménage appuie sur cette signification:
"On les a appelés de la sorte parce que les premiers furent pliés en forme de poulet, à la manière dont les officiers de bouche plient les serviettes auxquelles ils savent donner différentes figures d'animaux."
C'est bien ce sens que marque Molière lorsqu'il fait dire à Isabelle:

Il m'a droit en ma chambre une boîte jetée
Qui renferme une lettre en poulet cachetée.

"En poulet cachetée", c'est à dire cachetée en forme de poulet. L'origine du terme est indiqué clairement.
Ménage achève de la faire entendre lorsque, relevant cette remarque de Richelet que le mot n'est plus si fort en usage qu'autrefois:
"C'est qu'effectivement, dit-il, cette sorte de billets d'amour se plient aujourd'hui plus régulièrement et se cachètent comme les autres lettres."
Le poulet était évidemment dans le principe une lettre petite et pliée en triangle, car Ménage observe qu'on applique pas le terme de poulet aux grandes lettres d'amour pliées de tout autre façon. Il nous apprend de plus qu'à l'époque où il écrivait (1750), on donnait plutôt le nom de poulet au billet  tendre de l'amant qu'à celui de la maîtresse.
Il serait difficile d'assigner l'époque à laquelle le mot poulet a conquis son sens galant, mais on le trouve usité déjà sur la fin du seizième siècle.
Sully, dans ses Mémoires, fait dire plaisamment à Henri IV que mademoiselle de Guise "aimait bien autant les poulets en papier qu'en fricassée."
D'autre part, on connait le mot de madame Catherine, la sœur du bon roi, à La Varenne, son ancien cuisinier, devenu l'intendant des plaisirs et par suite le favori du monarque.
-La Varenne, tu as plus gagné à porter les poulets de mon frère qu'à plumer les miens.

                                                                                                               Paul Parfait.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1894.

La table des monstres.

La table des monstres.

Au numéro 83 de la rue de la Révolte, existe un hôtel borgne au rez-de-chaussée duquel est établie une table d'hôte d'un bon marché fantastique. Pour donner une idée des prix, bornons-nous à constater qu'un supplément se sauce y coûte un sou.
Cette table d'hôte porte le nom de Table des monstres. C'est là que viennent chaque soir prendre leur repas les phénomènes de passage à Paris. Ils se réunissent en cet endroit pour éviter d'attirer l'attention et d'éveiller les quolibets en dînant chacun de leur côté dans des endroits différents.
Rien de plus curieux que ces repas. On se croirait dans une féerie, en plein fantastique. L'homme-squelette y verse à boire à la femme à barbe. La "grande géante du Nord" y flirte avec le nain à triple bosse. Quelques-uns des convives ont trois jambes, d'autres sont nés sans bras et se servent de leurs pieds en guise de mains. Ici un dîneur dépourvu de nez, là un malheureux qui a la tête de côté. Puis le Roi des animaux, personnage entièrement velu qui figurait à la foire au pain d'épices; le Pain-de-sucre, dont la tête pointue est haute de quarante-cinq centimètres, du menton au sommet; la Sirène, aux deux jambes réunies en une seule.
Toutes les infirmités humaines sont représentées là.
Les faux monstres sont rigoureusement exclus du cénacle, ainsi que tous les étrangers. Nous ne conseillerions pas à un curieux d'assister à un de ces dîner. Des imprudents s'y sont aventurés. Homme-squelette, géante du nord, Roi des animaux, Pain-de-sucre, Sirène, monstres de toute espèce qu'on eut dit sortis d'une gravure de Callot, les ont si bien reçus qu'ils croyaient en sortant revenir d'un cercle de l'enfer.
La plupart des habitués de la table d'hôte ne sont point des monstres de naissance. Chose horrible à dire, beaucoup ont été façonnés par des spécialistes anglais, chez lesquels des parents dénaturés font déformer leurs enfants à prix fixe, malgré la surveillance de la police.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

Un curieux accessoire.

Un curieux accessoire.

Il paraît que la cloche qui, dans Marion de Lorme, sonne l'heure de l'exécution de Didier et de Saverny, était la cloche même qui, le 24 août 1572, sonna l'égorgement de la Saint-Barthélémy.
Voici comment cette cloche, si terriblement historique, a passé du beffroi de Saint-Germain l'Auxerrois à la Comédie-Française.
Sous la révolution, Marie-Joseph Chénier la réquisitionna pour son Charles IX, et elle sonna sur la scène ce qu'elle avait sonné dans l'église.
Elle dut au théâtre de rester cloche; sans la tragédie du frère d'André Chénier, elle aurait suivi ses pareilles dans la cuve où la fonte les transformaient en canons.
Le Théâtre-Français, lui ayant sauvé la vie, la garda.
C'est égal, on aurait bien étonné les pieux et princiers assassins de Coligny en leur disant que ce bronze sinistre deviendrait un "accessoire".

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

Histoire des mots: se pavaner.

Histoire des mots:
    Se pavaner.

Il faut demander au mot paon (en latin pavo) l'étymologie de ce verbe. Se pavaner, c'est se promener avec la solennité d'un paon fier de sa queue.
Les Espagnols avaient autrefois une danse solennelle qui s'introduisit chez nous sous le nom de pavane. Fernand Cortez passe pour l'avoir inventée au commencement du seizième siècle. On la dansait en grand costume, la cape sur l'épaule et l'épée au côté.
Une main sur la garde de l'épée, l'autre tenant la cape à distance du corps, les danseurs, se faisant vis-à-vis, exécutaient gravement une évolution qui arrondissait autour d'eux ce vêtement léger et leur donnait ainsi la vague apparence de paons qui font la roue.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

mardi 23 mai 2017

Le rossignol.

Le rossignol.


Il serait superflu de décrire cet illustre petit habitant des bosquets, qu'il anime par ses chants, le jour et la nuit, quand le printemps nous a rendu les fleurs et la verdure. Qui pourrait se contenter de l'écouter, et ne pas chercher à le voir, même en interrompant pour quelques moments ses roulades si brillantes?
Le rossignol est connu même du Parisien dont les excursions hors de la capitale se sont bornées à des promenades au bois de Boulogne, à Vincennes, à Romainville. Le peu d'éclat du plumage du musicien, et, en quelque sorte, la simplicité de sa parure, font admirer de plus en plus la force, l'étendue et la flexibilité de sa voix, dont les accents, tantôt plaintifs, et tantôt d'une bizarre gaieté, se succèdent d'une manière toujours imprévue.
Qu'expriment ces discours prolongés, ces causeries que la nuit ne fait pas cesser? Le rossignol chante même en cage, où d'impitoyables amateurs l'enferment quelquefois, et poussent la cruauté jusqu'à priver le petit chantre de la vue, afin qu'aucun objet n'interrompe ses chants en lui causant quelques distractions. Dans l'état naturel, on ne peut douter que les discours continuels du mâle ne soient adressés à sa compagne blottie dans le buisson touffu qui recèle le nid caché sous des herbes sèches, sous de la mousse, ou même sous une motte de terre.
Quelques interprètes du langage des animaux ont appliqué leurs recherches à celui du rossignol; mais jusqu'à présent leurs efforts n'ont rien obtenu dont ils puissent être satisfaits. Ils auraient probablement mieux réussi en exerçant leur sagacité sur les phrases courtes débitées par la fauvette avec une déclamation si expressive.
On a dit que le rossignol cherche la solitude, et cette opinion a même en sa faveur quelques beaux vers de La Fontaine (Fable de Philomèle et Progné). Cependant on ne trouve point cet oiseau dans l'intérieur des grandes forêts, ni surtout dans les montagnes couvertes de sapins; il se tient dans les bosquets, sur les lisières des bois, et ne s'éloigne point. C'est un oiseau sédentaire, et qui n'imite point d'autres espèces analogues, de même taille, et qui se nourrissent des mêmes aliments, telles que les rouges-gorges dont les migrations sont quelquefois très lointaines. En France, il y a des cantons d'une assez grande étendue où les rossignols ne sont connus que par leur renommée.
Un observateur s'est assuré que la sphère remplie par la voix du rossignol n'avait pas moins d'un tiers de lieue de diamètre, lorsque l'air était calme; on s'est amusé à compter les reprise de son ramage, et l'Allemand Bechstein est parvenu à rendre assez exactement par les combinaisons de nos lettres l'effet produit par la voix de l'oiseau. Nous les donnons ici: il faut les siffler et essayer de prononcer dans le sifflet les sons indiqués par les lettres:

Tiouou, tiouou, tiouou, tiouou,
Shpe tiou tokoua
Tio, tio, tio, tio,
Kououtio, kououtio, kououtio, kououtio,
Tskouo, tskouo, tskouo, tskouo,
Tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii,
Kouoror tiou. Tskoua pipitskouisi
Tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tsirrhading,
Tsisi si tosi si si si si si si 
Tsorre tsorre tsorre tsorrehi; 
Tsain, tsain, tsain, tsain, tsain, tsain, tsain, ts,
Dlo, dlo, dlo, dia, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, 
Kouioo trrrrrrrrtzt
Lu lu lu ly ly ly li li li li
Kouiou didl li loulyli
Ha guour guour, koui kouio!
Kouio, kououi, kououi, kououi, koui, koui, koui, koui
Ghi, ghi, ghi,
Gholl, gholl, gholl, gholl, ghia hudndoi,
Koui, koui horr ha dia dia dillbi!
Hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, 
Hets, hets, hets, hets, hets, 
Touarrho hostehoi
Kouia kouia kouia kouia kouia kouia kouia kouiati.




Le Magasin pittoresque, 1833, livraison 7.

Les secrets d'un livre d'heures.

Les secrets d'un livre d'heures.



Il faut avoir étudié page par page un livre d'heures ancien pour savoir ce qu'il contient de merveilles. Dans les gravures sur bois dont il est rempli, dans les encadrements à sujets qui festonnent autour du texte, dans les arabesques qui se compliquent de légendes capricieusement disposées, on rencontre à chaque instant des choses charmantes et imprévues. Tantôt c'est un roman naïf qui se déroule dans un quatrain, tantôt un conseil médical, quelquefois même une historiette gauloise qui s'est glissée là comme un serpent sous les fleurs. Il y a de tout, même des prières. Ce n'est pas un ouvrage qu'on lit, c'est un voyage à la découverte que l'on fait.
Parmi les livres d'heures qui méritent un examen détaillé, ceux qui portent le nom et la marque de Simon Vostre, sont les plus remarquables pour le goût et la fantaisie des ornements et pour la beauté des vignettes. Ce sont aussi les plus anciens. En effet, Simon Vostre fut, avec Philippe Pigouchet, un des deux premiers imprimeurs qui surent allier la gravure à la typographie. De 1488 à 1520, il produisit tout une admirable série de livres saints imprimés sur un vélin de premier choix. Sa maison située "rue Neuve-Nostre-Dame, à l'enseigne Sainct Jehan levangeliste", était connue du monde entier. On y travaillait pour l'Italie, la Hollande et l'Angleterre, et les éditions sorties de ses presses font encore aujourd'hui l'admiration des amateurs.
Nous venons de feuilleter un de ces livres. Il est de la meilleure époque, de 1510. Sur la première page, au-dessous du chiffre et du nom de Simon Vostre, se trouve le titre que voici: Les présentes heures à l'usage du Mans au long sans riês requérir avec les miracles Nostre-Dame et les figures de lapocalipse et des triûphes de Cesar.
Tournons le feuillet. Sur le verso s'étale un almanach en lettres gothiques, disposé de façon à servir pendant trente et un ans. Chacune des douze pages suivantes est consacré à l'un des mois de l'année.
Dans l'encadrement gravé et historié qui enserre le texte, l'artiste a figuré des scènes se rattachant au mois auquel le feuillet est consacré; au-dessous de ces petites figures sont placés des quatrains naïfs:

Je suis février  le hardy
Auquel moys la vierge royal
ala au temple des Juifz
Faire présent espécial.

On pense bien que le mois de mai si cher aux poëtes, n'a pas été mal traité:

De pareil à moy encor point na
En toute cette assemblée
Car qui bien nômer me sçaura:
Je suis le franc roy de l'année.

Qu'on espère pas trouver dans le texte, entouré par ces légendes, des psaumes ou des oraisons; ce n'est pas encore là leur place. Dans les livres d'heures, le calendrier d'abord, la médecine ensuite, les conseils pratiques après, et les prières ne viennent que plus tard. Pour le moment, on peut lire quelques vers latins instructifs et amusants. Ceux qui s'appliquent à Mars, nous apprennent que ce moi engendre des humeurs et des douleurs de toute sorte:

Martius humores gignit variosque dolores

Ils engagent à ne prendre qu'une nourriture légère; ils recommandent l'usage des bains: Balnea sunt sana. Enfin ils défendent les saignées.
Côte à côte avec ces maximes, s'étalent sur chaque feuillet quatre vers français, qui comparent les différents âges de l'homme aux différents mois de l'année:

Six ans prochains, vingt et quatre en somme
Sont figurés par avril gracieux
Et soubs cet aage est gay et joly l'homme
Plaisant aux dames, courtois et amoureux.

Ce début promet, n'est-ce pas? Continuons:

En juing les biens commencent à meurir
Aussi fait l'homme quant à trente-six ans.
Pour ce en tel temps doit-il femme quérir
Se lui vivant veult pourveoir ses enfans.

On voit que le livre d'heures n'est pas exigeant; pourvu qu'on se marie à tente-six ans, il se déclare satisfait. Le quatrain suivant est encore plus large et plus tolérant:

Quant à soixante-six ans vient
Représentez par le moys de novembre
Vieux et caduc et maladif devient
Lors de bien faire est temps qu'il se remembre.

Enfin, les préliminaires sont passés, et nous voici à la première page. Une page sérieuse et morale prépare le lecteur aux paroles saintes qui vont venir. C'est un squelette debout. Entre ses tibias, un fou est accroupi et cause avec sa marotte. La légende explicative est terrible: "Fol, regarde", dit-elle. Regarde: ce squelette était un homme fort et beau; mais la gourmandise a détruit son estomac, l'avarice a desséché son cœur et l'envie son cerveau. Tous les péchés capitaux, toutes les passions mauvaises se sont déchaînées sur lui et l'ont réduit à l'état où tu le vois. "Fol, regarde, et souviens-toi!"
A partir de cette gravure, connue sous le nom de l'Homme anatomique, le texte intérieur est uniquement composé d’Évangiles, de cantiques  ou d'offices; mais la fantaisie règne toujours dans le cadre; les images profanes accompagnent les versets sacrés. On dirait qu'aux vibrations puissantes des orgues se mêlent les chansons aigrelettes de la cornemuse.
Ce sont d'abord des chasses furieuses par les forêts; des cerfs aux abois prenant leurs cornes dans les branches, des chiens haletants, des piquiers et des valets plein d'ardeur. Au feuillet suivant, on peut admirer un défilé de paysans grotesques, portant la fourche et la houlette, et se rendant au travail pendant qu'un joueur de musette souffle dans son instrument. Nous donnons ici la reproduction d'une de ces pages.




De loin en loin apparaissent de magnifiques gravures tenant toute la largeur du volume et représentant des scènes de la vie du Christ. D'autre fois la gravure est resserrée dans un cadre ornementé comme on peut le voir dans la planche que nous empruntons à ce livre curieux.




Ces grandes vignettes forment autant de séparations entre les historiettes dont nous avons parlé plus haut. Après avoir admiré le roi David envoyant au combat le brave chevalier Urie, on lit avec plaisir la complainte de Suzanne au bain. Malheureusement la légèreté des figures et la naïveté des paroles brodant sur un sujet aussi délicat, ne nous permettent de citer un seul passage de ce morceau poétique (1). Il y a également trop de gauloiseries dans la listes des miracles accomplis par Notre Dame; nous somme forcés de nous arrêter devant l'énumération des péchés commis par les fidèles, qui n'ont pas dû leur salut qu'à la Sainte Vierge. (2)
Mais toutes les légendes ne se ressemblent pas. Après Suzanne et les Miracles, voici la fameuse danse macabre. La Mort, prenant des poses comiques, invite tour à tour à entrer en branle le pape, l'empereur, l'évêque, l'astrologien, le marchand, l'amoureux. Tout le monde y passe, depuis les puissants de ce monde jusqu'à la chambrière, le ménétrier et la mignote.
C'est de 1512 à 1520 que Simon Vostre a mis dans ses livres d'heures le plus de variété. Profitant des bois nombreux qu'il avait fait graver depuis 1488, il changeait ses sujets à chaque page. Parmi les motifs d'encadrements qu'il semblait affectionner particulièrement, nous citerons les Quinze lignes de la fin du monde, les Vertus personnifiées, les Douze Sybilles (1498), les Triomphes de César (1506), les Accidents de l'homme (1512), et enfin la Vie de Tobie (1520).
Tous les exemplaires de ses livres d'heures, qui existent encore à la Bibliothèque nationale, chez M. Didot, et dans les cabinets de quelques bibliophiles privilégiés, sont admirables par la netteté des épreuves et le caractère magistrale des figures. En admirant ces chefs-d’œuvres, on n'éprouve qu'un regret, celui de ne pouvoir connaître et honorer les noms des artistes qui possédaient si bien les secrets de la gravure.

                                                                                                        Ed. Morel.


Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

Nota de Célestin Mira:
(1)  Le mystère de Suzanne.

Suzanne par ces damoiselles
Se fait despouillez toute nue.
Secretement est avec elles
Au jardin ou sont fleurs nouvelles
Cuydant de nul n'estre connue.

Deux viellars pour luy faire guerre
La guectent par maulvais propos.
Par pucelle envoie querre
Huilles et ongnemens grant erre,
En disant que l'huis soit bien clos.

Les luxurieux viellars virent
Suzanne au bain toute seulette.
De son deshonneur la requirent,
Plusieurs folles paroles dirent;
Mais elle refusa leur requeste.

Suzanne doncques requeroient
D'offenser l'essence immortelle:
Et que en son reffus, ilz diroient
Que ung jeune homme trouvé auroient
Faisait péché avecques elle.

etc., etc.

Ce thème, intitulé "Suzanne et les vieillards" ou "Suzanne au bain",  fut par la suite repris par de nombreux peintres:


Suzanne au bain: Rubens

Suzanne au bain: Rembrandt.


(2) Quelques miracles  de Notre-Dame en vrac:

Le moine ivre:

Uns moine fu d'une abbeie
Qui ma dame sainte Marie
.......
A luxure est moult tost livrez
Qui n'est d'ivresce delivrez.

La mère incestueuse:

De une noble dame de Rome, que le deable accusa à l'empereeur comment elle avoit eu un enfant de son filz, et comment ele murtri l'enfant qu'ele avoit eu de son filz.

L'abbesse grosse:

D'une abeesse que Nostre Dame deffendi de grant angoisse par sa pitié

La moniale tentée:

De la nonnain que Nostre-Dame delivra de grant blasme et de grant poine.

L'épouse et la maîtresse:

Des deus fames qui s'entrehaoient, que Nostre-Dame racorda.

L'enlèvement de la nonne:

De la nonnain qui lessa s'abbeie et s'en ala au siecle.

etc., etc.





lundi 22 mai 2017

Friperie littéraire.

Friperie littéraire.

Parcourez la vieille ville, descendez la rue la plus tortueuse, arrêtez-vous devant la dernière maison, la plus ancienne et la plus pittoresque de toutes; c'est là seulement que vous pourrez peut-être rencontrer ce type d'une autre époque: le fripier littéraire.
Libraire, il ne l'est pas, quoiqu'il vende des livres; bouquiniste, non plus, quoique son échoppe soit encombrée de bouquins; c'est un fripier, voilà tout. C'est là que viennent s'enfouir, comme chez les marchands à la toilette, toutes les défroques poétiques, toutes les guenilles scientifiques, toutes les loques philosophiques des étalages et des bibliothèques. Ici, pas de classification, pas d'ordre, des tas: le tome XII de Boerhaave pèle-mêle avec le premier volume du Lucain d'Oudendorp, les éditions de Ribou coudoyant les Elzevier, les Jean Cavelier confondus avec les Robert Estienne. C'est le chaos et la confusion des langues.
Cet amas de vieilles reliures en maroquin éraillé, de couvertures en parchemin jauni et racorni, de gardes en bois, dissimulées sous des veaux roux est sordide et précieux. On dirait un fumier plein de perles. Aux adroits de les déterrer.
Le croirait-on, cette difficulté même, loin d'effrayer les bibliophiles, est un attrait pour eux. Ils viennent fouiller dans cette antiquité, remuer la poussière séculaire qui noircit les tranches des bouquins, jusqu'au moment où ils mettent la main sur un exemplaire recommandable, soit par sa date, soit par le nom de son auteur ou de l'imprimeur, soit par les détails de sa reliure ou simplement par le dessin des fermoirs.
Alors on sort de la boutique trop sombre, et c'est dans le demi-jour de la rue qu'on examine le livre ainsi découvert. Est-il encore digne de figurer dans un rayon? Ne lui manque-t-il rien? N'a-t-il pas été déshonoré par des mouillures ou par des piqûres de vers? Non. c'est bien une trouvaille: trouvaille d'autant plus douce qu'elle a été péniblement faite.




Reste le prix à débattre, et c'est alors que le fripier se dévoile. Il ne diminue que sous par sou, en soupirant. en vain on le presse, en vain on fait mine de partir sans rien acheter, il défend ses intérêts pied à pied, et avec quelle érudition. Il connait les noms et la valeur marchande de tous les imprimeurs anciens; pour gagner dix centimes, il jette dans la discussion le souvenir de tel ouvrage qui s'est vendu plusieurs milliers de francs. Tenez-vous un auteur latin, il fera miroiter devant vous la grandeur de la littérature romaine. il appellera Cicéron, Virgile et Plaute à son secours. N'insistez pas trop, car il remonterait à la période littéraire des Grecs, et se ferait des arguments avec Démosthène et Aristote. Tout lui est bon. A bout de raisonnements, il abuserait de ce qu'il est israélite pour vous convaincre en langage hébraïque, et pour faire intervenir les prophètes dans le débat.
Vous aurez plutôt fait de lui donner ce qu'il demande et d'emporter votre livre, qui, bien qu'acheté à la décrochez-moi-ça, a souvent une valeur inestimable.

                                                                                                                      E. M.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

La boutique du barbier.

La boutique du barbier
              au moyen âge.


Les bassins de cuivre jaune se balancent à la porte; l'enseigne en forme de potence porte en caractères gothiques ces mots flamboyants: "Maître barbier-chirurgien." C'est là.
Beaux clercs, chevaliers, bourgeois et manants, entrez dans cette boutique; vous êtes sûrs de trouver un homme expert dans on art.
Maître-barbier-chirurgien! ne l'est pas qui veut. Il faut avoir fait ses preuves; l'apprenti barbier n'obtient pas ce titre "se il n'est essaié et esprouvé par les wardes du mestier qu'il soyt ydone et souffisan de le faire". Ce n'est qu'après examen qu'il reçoit ses lettres d'institution du Mire ou barbier du roi et qu'il est déclaré digne d'être classé parmi les honorables porteurs de la bannière de Saint-Pacôme.
Il devient alors un personnage important: pédicure, dentiste, chirurgien, parfumeur, coutelier, il fait tout et vend de tout. Il a aussi la réputation de parler de tout.
Comment serait-il discret. On dit tant de choses dans sa boutique. L'amoureux y vante les perfections de sa dame; le soldat raconte sa dernière expédition; le bourgeois y fronde les échevins, quand il ne glose pas sur le compte du voisin.
On a beau accommoder une tête, le peigne sur l'oreille, les ciseaux en main, ou frictionner le client à genoux sous le filet d'eau de la bassine, on saisit toujours au passage quelques-uns des propos perdus. C'est ainsi que l'on devient l'homme le mieux informé de la ville, l'écho de toutes les nouvelles, et le centre de tous les commérages.




D'ailleurs, où les curieux apprendraient-ils les bruits du jour si ce n'est dans sa boutique? Le barbier ne s'en plaint pas; sa clientèle augmente d'autant. En attendant que la presse vienne donner aux nouvelles une forme durable, il ne se montre pas avare de paroles en l'air et se fait volontiers la gazette volante de la ville.

                                                                                                                     R. D.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.