jeudi 18 février 2016

Le spectateur à la sortie.

Le spectateur à la sortie.


Je l'appellerai Barbanchu. Barbanchu est un Parisien qui va au théâtre assez régulièrement. Tantôt il est seul, tantôt il y va avec sa femme, tantôt avec sa femme et ses enfants, et tantôt avec sa maîtresse. Selon qui l'accompagne, il n'est plus le même.
Quand Barbanchu est seul, c'est qu'il sort du Théâtre-Français, où l'entraîne son goût des belles lettres et l'amour des auteurs classiques. Vous le rencontrez, vers minuit, rue Richelieu, il rentre chez lui avec gravité, avec solennité, il vient de s'abreuver aux Sources de l'Hippocrène. 




Son chapeau est droit sur sa tête, son pardessus boutonné, ses gants aussi. Il regarde les passants avec un certain mépris, ils ne sont pas à sa hauteur. Approchez-vous de lui. Vous entendrez comme un murmures d'alexandrins étouffés, d'hémistiches soupirés, il rentre directement chez lui, sans hésiter. Il sonne à la porte cochère avec un geste à la Talma.
Barbanchu sort du théâtre avec sa femme. C'est au Gymnase qu'ils ont passé la soirée. Barbanchu a un parapluie; il est affable, explicatif et suffisamment enjoué. Il s'est amusé convenablement, sa femme aussi. Ils n'ont ni trop ri, ni trop pleuré, sont satisfaits. On les entend discuter entre eux le mérite des acteurs et des actrices. Barbanchu n'a qu'un seul gant, son chapeau est tout à fait sur ses yeux. Quelquefois, il s'arrête chez Prévost et paie une tasse de chocolat à sa femme.
Barbanchu avec toute sa famille, un garçon de quinze ans et deux jeunes filles. Il sort de l'Opéra-Comique, Barbanchu est en habit noir, cravate noire, gilet noir, gants gris perle. Il a une fourrure. 




Ils sont venus en fiacre, ils reviendront chez eux en fiacre. Pendant tout le chemin, Barbanchu fredonne:

Il  faut céder à mes lois...

ou bien

Viens gentille dame
Parais, je t'attends.

Barbanchu offre parfois à sa Smala une glace chez Tortoni. Quelques fois, quand la petite pièce est un peu risquée comme les Rendez-vous bourgeois ou la dite Dame blanche

Je regrette
De n'être que le parrain

Barbanchu a son chapeau qui penche sur l'oreille droite. Quand c'est Egmont, Barbanchu tient sa canne comme une épée et il prête tout bas des serments en si bémol.
Barbanchu a le chapeau sur l'occiput. Il est en habit avec un gardénia à la boutonnière. Son pardessus est débraillé, sa chemise fripée. Une dame a son bras. C'est Anita la Phocéenne ou Nini la Roussote.
Barbanchu sort d'un théâtre où l'on s'amuse. Ce n'est plus le classique du Français, le bourgeois du Gymnase, le dilettante engoué du Théâtre Feydeau; c'est Rolla, c'est Lovelace, c'est Brididi déchaîné.
Quelquefois, Barbanchu est avec deux amis, de son genre. C'est quand il sort des Folies- Bergère. Il est en veston, avec un chapeau mou. 




Barbanchu est rouge, il a bu du champagne, il fume, et il tutoie les gardiens de la paix. Jetons un voile sur ce dernier Barbanchu.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.

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