jeudi 18 février 2016

Le "bécarre".

Le "bécarre".


Bécarre est un terme de musique, momentanément détourné du droit chemin pour désigner une phase spéciale de la vie parisienne. On est "bécarre", une chose est "bécarre", un mot est "bécarre", comme on était raffiné sous Charles IX; libertin sous Louis XIV: talon rouge sous le Régent; et plus tard, incroyable, dandy, lion, gandin, etc. Bécarre a remplacé ce qu'on nommait le chic. Les philosophes seront un jour fort en peine d'expliquer "bécarre". Il faut accepter l'expression sans contrôle et sans grimace.




Un homme est "bécarre" quand il se met en habit à partir de six heures et demie du soir et qu'il voit le monde. Le "bécarre" a des souliers pointus, un pantalon étriqué, le gilet blanc très ouvert. Il ne porte qu'un seul gant, à la main gauche, et il n'a point de bijoux. Le "bécarre" est gourmé, très droit, très sérieux, très Anglais et très sanglé. Il a un col de chemise très haut et très empesé, une cravate blanche à nœud extrêmement court. Il doit avoir des bouts de favoris ras. La barbe lui est interdite. Le "bécarre" ne soupe pas; il se couche de bonne heure, afin d'être au Bois, à cheval, dès le premier matin. Il n'est pas "bécarre" d'être gai et expansif.




La concentration est le signe distinctif du "bécarre". A table, il est "bécarre" de ne pas servir ses voisins. Ne s'occuper que de soi et parler peu constituent la bonne attitude du "bécarre". Le jeune "bécarre" dédaigne le veston et la jaquette. C'est tout au plus s'il revêt ces vêtements peu distingués pour la matinée. Dès midi, il est en redingote, celle-ci courte, serrée et boutonnée. Il est "bécarre" de porter un pardessus, également étroit et court, qui laisse dépasser les basques de l'habit. Le "bécarre" a les cheveux ras; les plus hardis essaient une raie sur le côté, mais on sent que c'est une raie parasite, difficile, plutôt supportée qu'acceptée. Le "bécarre" s'amuse peu. Quand il est lancé, il imite la voix de Baron, lequel est, en ce moment, le plus "bécarre" des acteurs de Paris.
Le "bécarre" a toujours trente ans, n'en eût-il que vingt. On n'est point "bécarre" si l'on est pas grave et réservé. Il est "bécarre" d'être poli avec les femmes, sans familiarité. 




Le sourire n'est point "bécarre". Le "bécarre" salut avec gravité de la tête. Le corps est immobile. Un vrai "bécarre" tend la main dégantée, avec une pression légère. Le shake-hand n'est pas "bécarre" pour les hommes. Il l'est pour les femmes. Le "bécarre" ne danse pas. Il regarde danser les hommes mûrs. Jamais un "bécarre" n'arbore le gardénia à la boutonnière. Cet ornement est laissé aux coiffeurs qui s'émancipent. Pour être "bécarre", il faut être digne. Tout le monde peut être bémol ou dièse, mais peu de gens sont aptes à être "bécarre".

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et frick, à la Librairie illustrée, 1887.

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